Le baiser de Judas [1/2]

6 minutes de lecture

Au soir du 17 mars 2012, Le Carmen

Ce soir-là, après un long supplice acquis par le pain sec qui me sert de colocataire, nous sommes allés ensemble au Carmen. D'après lui, je devrais faire une croix sur mes anciens « amours », c'est-à-dire Bastien et James. Et il n'a pas trouvé mieux que de m'amener dans un endroit où je n'ai que des souvenirs avec eux. Mais alors que le premier verre est avalé, Bastien Ferroni débarque, seul, et déjà en train de discuter avec son oncle de manière sérieuse. À la fin du second verre, c'est au tour d'Emmanuel Lombardi et deux de ses compatriotes de l'ENA de faire leurs entrées. Ses cheveux longs et son orgueil clignote autant que les lumières des spots du club. Au troisième, après commérage, une fille prénommée Audrey, un peu ronde – il a toujours aimé les femmes aux formes - pointe le bout de son nez et colle Bastien partout où il va. Au quatrième, c'est moi qui tiens compagnie à Manu. Au cinquième, James Taylor entre en scène avec Simon Williams et une superbe femme caribéenne. Quant à Iban, monté sur ressorts, copine avec un couple, qui soudain semble connaître les trois venants. Au sixième c'est une certaine Sasha Davis qui me l'apporte et nous échangeons comme de vieilles amies. Au septième, je croise Simon en plein milieu de la piste et l'envie de le gifler me submerge, mais James nous observe. Complètement alcoolisée, je n'ai aucune envie de m'embarquer dans des confidences amenant à une dispute.

Au huitième, à leur table, invités par les nouveaux amis d'Iban - Daniel et William - Emmanuel Lombardi s'incruste pour tenter une médiocre séduction avec moi, et Iban ne remarque rien. C'est à partir de ce moment-là que tout le monde est réuni, en un temps record, Manu prend des devants insistants, des caresses trop avenantes qui ne me plaisent pas et j'essaye de dégager sa main. Mon erreur a été là, l'alcool et mes ex dans le même lieu, m'a rendu nerveuse. Je perds mes moyens et ne sait plus comment m'en tirer. Par magie, James intervient avec diplomatie jusqu'à ce que Lombardi l'insulte de « fils de pute ». Le poing, cogné en pleine tempe, l'abasourdit un instant, le temps de retrouver ses esprits et Manu me bouscule quand j'ai voulu l'empêcher d'attaquer James par derrière. Heureusement, Sasha est là pour me rattraper et mon ex-amant s'abat sur lui comme la foudre, le rouant de coups. Son agressivité me pétrifie, je ne l'avais jamais vu aussi brutal. C'est la première fois que je le vois à visage découvert. Sans son masque inexpressif.

Il n'y a eu que les videurs et son couple d'amis qui ont su l'arrêter. Bastien est arrivé sur les chapeaux de roue en renvoyant Lombardi, ravi de pouvoir le faire. Il m'amène un verre d'eau en me remontant les bretelles d'avoir trop bu et de m'être fait, encore une fois, approcher par Emmanuel. Je me sens ridicule, honteuse et profondément bête.

Ma fin de soirée consiste à me vider les tripes dans les toilettes de la boîte de nuit, seule. James et Simon sont partis, Iban reste en compagnie de Daniel et William. Bastien est accompagné d'Audrey, je ne sais où. J'ai la tête qui tourne, et des larmes de crocodile s'échouent aux commissures de mes lèvres.

Je me remets à haïr Simon, car s'il n'avait pas menti, je serai sûrement en plein dans mes études sans me soucier de James Taylor et de mes sentiments profonds, à me mettre minable comme une gamine de quinze ans qui n'a jamais bu. Je trouve le courage de lui écrire un message et lui donner rendez-vous Chez Julien demain matin à 11 : 00.

Le lendemain,

Quand j'atteins la rue Lepic, Simon est déjà sur place, journal en main. Il se précipite vers moi. Aucun sourire goguenard enjolive son visage et il m'attrape par le bras :

— Ne me touche pas, sale con ! crié-je, hors de moi.

En face de moi, je lis le mensonge et la duperie. Poitrine gonflée d'un sac pleins de reproches, j'aimerais le gifler, lui cracher dessus. Il est l'investigateur de tout ce merdier. De mon cœur en larmes. Des emmerdes en continus. Ah ! Hermès, messagers des dieux. Les signes avaient bien parlé, mais aveuglée par mon amour pour James, je n'ai su les lire convenablement. Aujourd'hui, c'est fini. Des explications je les aurais, avec tout mon potentiel de persuasion et toutes mes connaissances que Lauren m'a appris à appliquer sur les menteurs dans son genre.

— Charlie ! Je t'en prie ! Ne me force pas à te supplier, dit-il, les mains se positionnant en signe de paix.

— Comment as-tu osé me tromper ainsi ? Me mentir effrontément ? hurlé-je à m'en casser la voix davantage.

— Je ne t'ai pas trompé. C'est une longue histoire... et c'est aussi pour toi que je l'ai fait.

— Et comment on va lui dire maintenant, hein ? T'as pensé à lui ?

— Rentre, s'il te plaît. On se donne en spectacle, me répond-il d'une voix douce en m'incitant à rentrer Chez Julien.

Un long moment, je le toise plein de mépris avant de me décider à entrer dans la brasserie en sa déloyale compagnie. Les bras croisés, enfoncée dans mon siège près de la fenêtre, je le foudroie du regard jusqu'à ce qu'il baisse les yeux, navré. Il avait pris deux cafés et deux viennoiseries pour accompagner son désopilant baiser de Judas.

Simon n'est plus l'homme confiant aux blagues graveleuses que j'ai eu l'habitude de côtoyer. Penaud, il enfouit son visage entre ses mains et lorsqu'il les enlève, je perçois pour la première fois une extrême fatigue.

— James connaît Lauren. C'était sa femme, affirme-t-il.

J'attends, les dents serrées.

— Je ne te l'ai pas dit pour plusieurs raisons.

Rouge de colère, je pointe mon index vers lui.

— Tu as intérêt qu'elles soient crédibles ces raisons !

— La première ne te concerne pas. Mais, elle dépend de James.

— Continue, l'incité-je, sans changer de position.

— Il faut que tu saches une chose, Charlène. Dès l'instant où James a posé les yeux sur toi, il a eu, sans le savoir, un coup de foudre. Laisse-moi finir s'il te plaît, me coupe-t-il alors que ma bouche s'ouvrait. J'ai passé une année entière à vouloir le relever de la perte de Lauren. Putain j'ai porté son poids des milliers de fois pour le traîner jusqu'à la douche ou sur la cuvette des toilettes pour qu'il rejette l'alcool ingurgité. J'ai même fait le ménage chez lui, vider les cendriers. Tu as sûrement vu comme James est minutieux voire maniaque avec son logis, alors imagine-toi la détresse de mon meilleur ami après le décès de son épouse. Une loque. J'ai eu peur qu'il se foute en l'air, d'accord ? Puis, Betsy lui a proposé un poste d'enseignant à la Sorbonne l'an dernier. Jamais je n'aurais cru qu'il allait accepter. Mais j'aurais dû deviner, depuis tout ce temps, que la seule passion qui pouvait le relever n'était autre que son travail, pas celui de la galerie, qui lui rappelait trop Lauren, mais la symbologie, son étude et tous les messages à travers l'art.

Mon cœur fait un bond dans ma poitrine, car je ressens irrévocablement le même sentiment envers cette pratique. Uniquement les cours de symbologie donnés par Lauren m'ont offert une porte de sortie vers la réussite, exclusivement cette étude m'a armée de confiance en moi. Elle a été ma priorité dans ma relation avec Bastien comme celle avec James. De peur de perdre le fil. Cette connaissance et ce qui entoure cet art m'a sauvé, aussi bien James et son deuil. J'en reste interdite. Aurions-nous autant de points communs à travers nos différences ?

— Et tu es arrivée, Charlie.

Le souffle coupé, je relève la tête et affronte ses yeux attendris par cette annonce.

— Tu es entrée dans sa vie telle un ange tombé du ciel, je te promets. Si tu avais entendu les éloges qu'il a eus à ton sujet, que ce soit par ta silhouette que par ton intelligence, tu n'en croirais pas tes oreilles. Jamais, regarde-moi, jamais il n'a prononcé ces mots pour une femme. James avait repris goût à la vie, grâce à toi.

Une larme coule lentement sur ma joue.

Il m'attrape par la main et ouvre le journal près de lui. C'est seulement à ce moment-là que je reconnais Le Télégramme datant de mai 2006 : L'Affaire Mahé, la sordide histoire de la jeune fille de Lorient.

Je ferme les yeux. Une seconde larme s'échappe.

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