Le souffle de la mort

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10 octobre 2011

La terrasse de notre brasserie habituelle Prêt-à-manger est quasi-déserte. Seul un petit bonhomme lit son journal tout en buvant son café.

Une cuillère à la main, je touille mon nectar de caféine alors que Camille, elle, s'attarde sur un devoir demandé par le professeur de symbologie :

— Je ne comprends rien à la symbolique des oreilles ! désespère-t-elle, agacée. Taylor nous demande quels sont les personnages mythologiques et/ou historiques qui peuvent leur être associés, grommelle-t-elle, stylo en bouche. Tu sais, toi ?

Elle a levé le menton pour s'adresser à moi.

— Les satyres, supposé-je en posant ma cuillère.

— Les satyres ? Comment ça ?

— Il y a aussi, Bouddha, continué-je sans prêter attention à ce qu'elle venait de dire. Ou encore, les stèles funéraires.

— Attends ! m'arrête-t-elle en secouant la tête. Le prof nous demande une association sur des dieux, des allégories représentées par des créatures mythologiques ou peut-être des personnages historiques. Je ne vois pas ce que des stèles viennent faire là-dedans, réplique-t-elle.

— Les stèles funéraires en Egypte Antique sont gravées d'oreilles pour permettre aux divinités d'entendre les prières que leur adressent les mortels, expliqué-je en portant ma tasse à la bouche.

— Oh ! Mais, je ne savais pas ça, s'écrie-t-elle en se dépêchant de le relater. Et les satyres ?

— Le bouc symbolise la sexualité masculine et les oreilles soulignent la nature sauvage et incontrôlable de ces créatures, ainsi que leur goût pour les plaisirs sensuels. Quant à Bouddha, il se caractérise par des lobes d'oreilles très allongés, symbole de sa sagesse, claironné-je à lui souffler.

— Le disque dur, me nomme-t-elle.

Une fois son classeur refermé, Constance choisit ce moment pour se pointer et s'inviter à notre table, gratifiant Camille d'un baiser sur la joue. Enfin, elle me jette un coup d'œil rapide avant d'ajouter à mon attention :

— Joli ton chapeau, complimente-t-elle, d'un rictus grimaçant.

Elle s'installe à ma gauche, en face de ma copine. Je me redresse, figée, en attente d'une nouvelle peu réjouissante. C'est un peu le problème quand on sait lire les signes du destin. Dans le symbolisme égyptien, l'oreille gauche reçoit « le souffle de la mort », et ici, en présence de la face de grenouille, telle son sourire d'extase et ses gestes impatients, je pressens une effrayante tempête. Je me contente d'une gorgée caféinée, et patiente sur l'aveu qu'elle veut à tout prix que nous sachions. Quant à la rousse à ma droite, elle n'a rien vu venir.

— Tu n'as pas cours, toi ? demande Camille à Constance.

— Si, dans une heure. Je savais que tu devais être ici. J'ai quelque chose d'énormissime à te raconter. Moi-même je n'en reviens pas de ma fabuleuse capture. T'écoutes bien aussi Charlène ?

— D'une oreille, signalé-je, laconiquement.

— Bon, par contre, nous, on reprend dans trente minutes. Alors dis-nous vite ! Tu m'intrigues, clame Camille.

Le voile nuageux s’assombrit et le soleil ne peut plus du tout percer le cumulus. J’inspire profondément.

— Alors, samedi soir, j'ai couché avec un type plus âgé que moi..., commence l'incrustée.

Je lève les yeux au ciel, le ciel se noircit. Je ferme les paupières dans l’attente de son histoire.

— Pas plus tard qu'hier, devine quoi, Camille ? Allez, devine ? Jamais tu n'en croiras tes oreilles. J'ai appris qu'il est enseignant dans votre département d'Art et d'Archéologie.

J’ouvre les yeux instantanément et je hurle de l’intérieur, mes épaules s’affaissent avec un poids lourd. Puis je rive mon regard sur sa bouche de crapaud en attente de la sentence. Celle dont la lame tranchante et froide caresse déjà ma nuque.

Ses lèvres bougent, je n'entends pas ce qu'elle dit mais je lis distinctement : James ... James Taylor. Tout devient sourd autour de moi et je ne fixe que la goutte qui vient de tomber sur la table. Les cieux vont commencer à se déchainer, résultat de ma colère, de ma déception, du coup de poignard reçu en plein dans le cœur. Ma mâchoire se crispe et mes dents se resserrent progressivement. Et les gouttes d'eau défilent telle mes larmes qui n'osent couler.

— Non ! Notre canon de prof ? Tu nous mens ! s'exclame Durand, excitée par la nouvelle avant de poser sa main sur ses cheveux. Merde ! Ça flotte !

— Ne me crois pas si tu veux. Après ce n'est pas mon enseignant, alors, j'espère bien qu'on va se revoir car j'ai vraiment apprécié ce temps-là avec lui, ricane-t-elle. Ne racontez à personne, pas vrai, Charlie ? Bin qu'est-ce que tu as ? Tu n'as pas l'air dans ton assiette, enchaîne-t-elle, sourire en coin.

C'est ici, sous le manteau gris de Paris, entre deux commères, buvant une noisette dans ce petit restaurant pour étudiants, que James me condamne. En couchant avec Constance Malagret, il m'a finalement déshonoré, craché dessus. Comment a-t-il pu s'intéresser à moi et ensuite à elle ? Nous n'avons rien en commun, ni intellectuellement ni physiquement, elle et moi. Ou alors, il avait réellement tourné la page et ses yeux n'exprimaient rien d'autres que de la convoitise malsaine à mon égard.

Encore une fois, Lauren vient s'immiscer dans mon esprit. Deux fois que le signes me trompent, ou que je n'arrive visiblement pas à les analyser. Mes doutes ne font que s'accentuer et la question subsiste, plus forte que jamais : suis-je vraiment capable de lire à travers les lignes ?

Nez pincé, je dévisage la sale gueule de perverse de Malagret tandis qu'elle s'extasie à raconter tous les moindres détails graveleux qu'ils ont partagés lors de leurs ébats.

Je n'ai qu'une envie, c'est qu'on me broie le cerveau. Les images qui me passent en imaginant James avec elle, sont des coups de poings en plein estomac.

Je ne tiens plus. Je me reprends, lisse ma robe courte grise et enfonce mon chapeau. La chaise grince quand je me lève de table et leur annonce que je dois partir à la bibliothèque finir mon dernier paragraphe. Pressée de le clore avant d'entamer le prochain cours. Ni Constance ni Camille ne prêtent réellement attention à mon départ précipité. Éloignée d'elles, ce n'est pas en face, à l'Université, que je m'achemine, mais prends la direction du travail d'Iban, sous la foudre orageuse.

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