Mettre les pendules à l'heure

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Les écouteurs dans les oreilles, je monte dans le bus aussi bondé que ce matin. Je me sens écrasée par la foule et le seul paysage que je puisse observer c'est la nuque du monsieur face à moi. Le dos d'un autre passager, ou le visage émacié d'une vielle dame tout près.

À l'arrêt, je fais des pieds et des coudes pour pouvoir me frayer un chemin et déferler les escaliers du métro, en espérant en attraper un rapidement. J'ai besoin de réfléchir et de me poser à ce que je pourrais bien dire à James.

Faire la fille détachée ? Ou la vraie Charlène, celle qui a envie de rougir chaque fois qui lui adresse la parole, celle qui n'ose plonger son regard dans le sien, par peur de tomber dans un nouveau jeu de séduction ?

En même temps est-ce correct de vouloir continuer ? Non. Le débat est clos entre mes moi intérieur. James était un amant d'un soir et il le restera.

Je m'installe contre les portes du métro face à l'ouverture et sort mon livre. Plongée dans les péripéties d'Ulysse, une musique se termine dans un laps de temps silencieux avant la prochaine quand soudain j'entends :

— Salut.

Je lève la tête et aperçoit James face à moi. Pleins de papillons s’agitent dans mon ventre quand je me rends compte qu'il est si proche de moi. Les cheveux légèrement en désordre, ses fines lèvres cachées derrière sa barbe de trois jours et ses yeux bleu sous ses lunettes qui me fixent entre joie et désespoir. J'enlève mes écouteurs et abaisse mon livre. Je réponds de manière solennelle.

— M. Taylor.

Il jette un rapide coup d'œil à L'Odyssée entre mes mains.

— Vous ne l'avez pas lu ?

— Si, mais il y a plus de dix ans. J'ai voulu le relire.

— On peut discuter de ce que vous savez ... ?

Je me tortille sur place jetant des regards furtifs autour de moi. Trop de monde pour que l'on soit familier ou que des oreilles puissent entendre. Mieux vaut prévenir que guérir.

— Euh, oui. Vous descendez à quel arrêt ?

— À Abbesses.

— Je dois récupérer la ligne 2, ma station de métro c'est Place de Clichy.

— Très bien, je vous accompagne jusqu'à chez vous. Ce n'est pas loin de chez moi ?

— Ne vous sentez pas obligé.

— J'ai vraiment à vous parler et ça ne peut pas attendre. Je nous vois mal en parler ici.

Alors que je pensais être la seule à vouloir mettre les choses au clair, il me coupe l'herbe sous le pied. Il ne perd pas de temps, par contre. Moi qui me préparais pour vendredi, va falloir composer au plus vite.

— Très bien. Vous êtes à vingt minutes de chez moi à pied, sinon vous pouvez reprendre le métro.

— Ça ne vous dérange pas que je vous accompagne ?

— Je n'ai pas l'habitude d'avoir un garde du corps, mais si vous y tenez.

Mon sourire est impossible à gérer, je suis heureuse de pouvoir faire le trajet avec lui.

Il fait le premier pas mon cœur fond pour sa galanterie.

Devant mon immeuble, la conversation ne passe pas par quatre chemins et je constate qu'il a plus de difficultés à exprimer ses émotions qu'à enseigner des allégories sur un diaporama.

Cet échange me laisse un goût amer. Certes, je ne prévois pas de continuer avec lui mais j'avais pensé qu'il aurait eu une hésitation face à cette nuit inoubliable. Étais-je la seule à l'avoir ressentie ? En jouant un peu de mes charmes, j'arrive à obtenir des allusions et compliments sur notre délectable soirée en tête à tête, nus et vulnérables.

Par la suite, après m'avoir aidée à réparer mon scooter – sans succès – je l'invite à se laver les mains chez moi.

L'idée est à imaginer avec peine : mon professeur de symbologie chez moi ! Bien sûr, je devrais être applaudi pour l'effort surhumain à me contenir de ne pas lui sauter dessus. Je ne souhaite pas ressembler à toutes ces étudiantes en chaleur que j'ai entendues murmurer leurs envies salaces à la vue d'un homme de son envergure.

Tout autant peu loquace, il inspecte les lieux tel l'expert qu'il est. Décortiquer les moindres couleurs, meubles et ajustements de la décoration. L'air est palpable de volupté entre nous, et je préfère couper court à cette électrisante atmosphère, de peur de céder à son incroyable charme.

La raison emporte la bataille sur le désir. Pour combien de temps ?

Avant de se quitter, ce nouveau silence de plomb s'insère, un de ceux qui t'oblige à revoir tous tes principes à la seconde qui suit.

Quatre yeux, deux regards qui s'ensorcèlent. Le bleu de la sagesse contre le vert de la jeunesse. Les océans contre les végétaux, la mélancolie contre l'espérance. Tout nous confronte et nous complète. Lequel de nous deux craquera le premier ?

Un léger tremblement assimilé à un frisson intérieur me met au défi de lui dire « Non, James, reste. » Mais je ne réussis qu'à lui lancer :

— Je vous dis à jeudi, alors ?

Le vouvoiement est formel, désormais. Il n'est plus mon amant depuis ce matin, seulement M. Taylor.

— Oui, à jeudi.

Je tourne les talons en direction de mon immeuble après lui avoir esquissé un sourire à imiter. Il ne faut pas qu'il craque, sinon nous sommes fichus.

— Bonne soirée, James.

Je pourrai le regarder des heures, et ne jamais le quitter.

— Bonne soirée, Charlie.

J'ouvre la porte et jette un dernier regard vers lui. Il fait miroir.

— Au revoir.

— Au revoir.

Je claque la porte plus fort que prévu et souffle de dépit. Pourquoi ai-je envie de pleurer ? Me suis-je trompée ? Suis-je blessée ? Et qu’est-ce que ces palpitations qui ne cessent de battre incommensurablement ? J’inspire un bon coup et pense que je vais le voir trois fois par semaine. Une lumière me réchauffe des bras jusqu’aux jambes. Jeudi. Plus que trois jours et je le vois.

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