Code couleurs [1/2]

6 minutes de lecture

19 décembre 2009, 9h00

L'Atelier d'Or se niche dans le vieux quartier de Montmartre, dans la rue Gabrielle. La façade de l'établissement, d'un bleu lagon, est usée par le temps. Personne n'a pensé à y mettre un coup de peinture ? Pour un atelier de renom, ça laisse à désirer. Pourtant, un symbole attire mon attention. Un serpent se mordant la queue gravée sur la vitre de la porte d'entrée. Un instant, je fixe cette gravure, étrange et captivante à la fois. Lauren, près de moi, toujours à réagir après de longues minutes d'observation, me demande :

— Tu sais ce qu'il signifie ?

— Je n'ai pas encore appris la symbolique des animaux.

— C'est l'ouroboros. Le serpent du temps et de l'éternel retour. Celle que tu vas rencontrer en est une adepte.

— Une adepte, c'est-à-dire ?

Elle sourit gracieusement et pose une main sur la poignée de la porte.

— Suis-moi. Il va falloir que vous fassiez connaissance.

Sur ses pas, nous entrons. L'aspect négligé de l'extérieur contraste avec l'intérieur. L'espace est habité par une âme d'artiste. C'est une sacrée pagaille... fabuleuse, même !

Sous le chant Sanmatio d'Adriano Celentano, plusieurs étalages se présentent à moi, où des toiles sont exposées, certaines vierges, d'autres peinturées comme des essais. Sur des chevalets, des visages ou des paysages, des symboles ou des scènes bibliques telles des reproductions de l'époque du Quattrocento. Des tubes de peintures éparpillés un peu partout. L'ambiance est brumeuse, la pièce est éclairée par un faible halo lumineux d'un spot. L'odeur de l'huile de peinture me monte au nez et j'ai soudain une pensée pour mon père. Les dimanches après-midi, moi assise en tailleur, mangeant des crêpes et lui, peignant des fresques sur les murs. Il m'a tout appris et j'ai tout enregistré.

Une petite bonne femme, tête renfrognée, lunettes sur le nez, fait son apparition. Quand elle aperçoit Lauren, elle sourit.

Ma je ne croyais pas que vous alliez venir !

Elle a un fort accent d'Italie, malgré sa voix forte et grave, cela reste chantant à mes oreilles.

Elles se prennent dans les bras et échangent en italien. Quelques mots de bienvenue, de politesse afin de prendre des nouvelles. Cela faisait longtemps, apparemment, qu'elles ne s'étaient pas vues. Bien sûr, aucune des deux ne sait que je comprends l'italien. De Rome ? Florence ? Naples ? Plus au Sud encore ? Certains mots m'échappent.

Le regard de l'Italienne dévie vers ma direction pour me détailler.

Ma che bella signorina Mahé, dit-elle en croisant ses doigts, sans s'approcher de moi.

Elle échange un regard complice avec Lauren et je la salue à mon tour, timidement. Je n'ose demander comment elle connaît mon prénom : elle me fait un peu flipper avec ses sourcils froncés et sa peau prononcée par des rides lui donnant l'air d'être souvent fâchée. Une femme à ne pas importuner, à mon avis.

Soudain, elle agrippe mon bras pour me conduire jusqu'à un tabouret, situé en face d'une toile vierge.

— Installez-vous ! Là ! ordonne-t-elle.

Je lève les sourcils. Voilà je l'ai énervée !

— Voulez-vous un caffè, espresso ? Cappuccino ?

— Expresso pour moi, Maria.

— Cappuccino, je veux bien.

— Je vous fais ça. Ne touchez niente !

Elle prononce sa dernière phrase avec un ton autoritaire me faisant sursauter. Dès qu'elle disparaît de ma vue, je chuchote à Lauren :

— Qui est-elle ?

— Maria Federighi, une grande restauratrice italienne. Elle a deux autres ateliers, à Rome et à Florence.

— Pourquoi Paris ?

— Pourquoi Montmartre ?

— Le quartier des artistes ?

— Bingo ! Tu apprendras à connaître Maria au fil du temps.

— On va la revoir ?

— TU vas la revoir... si tu travailles bien, me sort-elle avec le sourire.

Ecco fatto ! s'écrie Maria avec sa voix volume 52.

Elle dépose nos tasses respectives et nous buvons en silence. Le Cappuccino est délicieux, voilà bien longtemps que je n'en ai pas bu d'aussi bon. À Paris, non seulement il est dégueulasse, mais pour faire décrocher un sourire au serveur, il faut attendre le déluge.

— Tu dois te demander qui je suis ?

— Effectivement, Madame.

— Maria Federighi. Lauren m'a beaucoup parlé de vous. On a du mal à détourner le regard quand on vous voit. Comme on dit chez nous : La bellezza del cielo è nelle stelle, la bellezza delle donne è nei loro capelli - La beauté du ciel est dans les étoiles, la beauté des femmes est dans leur chevelure. Ne venez jamais en Italie, vous en rendrez des jalouses, m'assure-t-elle en échangeant un regard complice avec Lauren. Quelle blondeur ! Elle fait ressortir vos yeux ! Une vraie musa.

— N'est-ce pas ? confirme Lauren.

Je les dévisage à tour de rôle. Deux femmes brunes, l'une rayonnante, l'autre fanée, comme s'il pesait un lourd fardeau sur ses épaules. Nous sommes trois générations et nous nous jaugeons. L'une essaie d'analyser l'autre. Un instant comme celui-ci, je m'en souviendrai toute ma vie. Maria parle la première :

— Allez chercher une palette de couleurs, Charlène.

— Appelez-moi Charlie, s'il vous plaît.

Va bene.

Je me lève et les interroge du regard à tour de rôle mais aucune ne prend la peine de m'expliquer. Maria semble s'impatienter tandis que Lauren m'invite à continuer dans ma lancée, un léger sourire sur les lèvres. Je prends entre mes mains la palette et me tourne vers la restauratrice, déconcertée.

— Parmi celles-ci, choisissez quatre couleurs. Ensuite, vous mettez une blouse, vous vous rasseyez et vous m'écoutez.

J'endosse la blouse et me prête au jeu en étudiant chaque tube d'acrylique devant mes yeux. Lesquelles m'attirent le plus ? J'en choisis une, puis une deuxième, une troisième et m'attarde sur la dernière avant de la prendre à son tour.

Bene. Asseyez-vous dans ce cas.

Je m'assieds à nouveau sur mon tabouret et attends les instructions de Signora Federighi.

— Qu'avez-vous choisi ?

— Euh... du rouge, du bleu, du jaune et du noir.

Perfetto ! Les couleurs primaires. Nous reviendrons sur le noir plus tard. Que voulez-vous préparer comme couleur avec celles-ci ?

— Je souhaiterai faire du marron et du doré.

— Et comment fait-on du marron ?

— Si je m'en souviens, je mélange du rouge et du jaune pour faire de l'orange. Avec cette couleur, j'y introduis le bleu et cela me fait du marron. Mais je peux également faire avec du jaune et du violet, que j'aurais réalisé avec du bleu et du rouge. Pour le doré, il faut que je trouve la bonne couleur avec laquelle je ferai le mélange. De l'orange et du jaune, sûre, néanmoins il faut que j'éclaircisse ou assombrisse, non ?

— Cela ne veut rien dire « il faut que je trouve la bonne couleur ». Ça ne donne aucune signification quand il faut corriger. Quand on parle de couleurs, trois choses essentielles : la valeur, la chromaticité et la teinte. La valeur est utilisée pour faire la répartition entre les ombres et les lumières à la surface de l'objet. Elle est importante car elle est l'illusion de la forme et du volume. La valeur est opposée à la couleur. La chromaticité correspond à la pureté d'une couleur. Par exemple, si la couleur est proche d'un gris clair, elle a peu de chromaticité, contrairement à un rouge vif. La teinte est ce dont les personnes parlent souvent quand ils font référence aux couleurs. Une teinte est une longueur d'onde d'un spectre visible comme on peut voir dans l'arc-en-ciel. La couleur de la chair se trouve entre le rouge et le jaune. Ma, vu sa faible chromaticité, ça ne peut pas être de l'orange, tu comprends ? Les différentes couleurs de peau ne sont pas si hétéroclites en termes de teintes et de chromaticité. La véritable dissimilitude est dans l'échelle de valeur. Le choix d'une palette est très important. C'est un choix propre à la sensibilité de chaque artiste. À sa technique. Il faut connaître votre tube à vous, non pas celui d'un autre, parce que lui ça fonctionne ainsi. Créer votre propre palette. Mélanger des couleurs complémentaires aux tons faibles en chromaticité. Essayez, faites votre propre teinte. Il faut préparer ses couleurs et sa palette avant d'entamer sa toile et les garder tout le long du travail pour garder la même chromaticité.

J'assimile tout ce qu'elle m'enseigne et cela me donne envie de me mettre à l'œuvre. Cependant, Maria n'a pas fini. Elle me montre une esquisse pour que je puisse comprendre ce qu'elle avance.

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