Prologue

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Lorient, 2007

Les mains de mes parents m'empêchent de me boucher les oreilles, serrant les miennes à m'en blanchir les jointures. Je n'ose ouvrir les yeux, par peur d'affronter le verdict. Mon menton retient mes larmes et des tremblements répétés révèlent à la fois mon appréhension et mon impatience.

La sentence est tombée, comme la première note d'un orgue d'église : puissant, soudain, dramatique. Coupables. Sept ans de prison ferme. J'étouffe un sanglot puis me libère de l'écrasante lourdeur des mois écoulés. Alors que je reprends mon souffle, ma mère s'approche pour partager mes pleurs et m'entoure de ses bras, mains posées sur mes joues, comme quand j'étais petite après une chute de vélo ou d'une course trop précipitée, et me murmure : « c'est fini, ma chérie, c'est fini ». Une caresse dans le dos, la gorgée nouée, mon père, silencieux, toise ces deux hommes avant que celui qui fut mon petit-ami crie : « je suis désolée Charlène, excuse-moi ! ». Que faire de ça ? Est-ce que ses remords m'aideront à me reconstruire ?

Je le sais, là, à dix-sept ans, que ce jour restera gravé dans ma mémoire. Il occupera une place particulière dans ma future vie de femme. Ma dignité me redresse et me pousse à le regarder droit dans les yeux. Je ne lui accorde ni grâce, ni pardon. Qu'il pourrisse dans sa culpabilité comme il a pourri ma vie. Le voyage vers ma paix intérieure sera long. Ou impraticable.

La main rugueuse de mon père se hisse dans mes cheveux pour y appuyer mon front contre son torse. Gestuelle sous laquelle je ferme à nouveau mes paupières, en souvenir de ce jour.

Le 28 mai 2005 sur le port de Lorient, ville où je résidais, les premiers pêcheurs avaient découvert mon corps dénudé, le visage ravagé et le corps couvert de bleus. Inconsciente, tandis que la mer se démenait avec rage.

Quelques heures plus tôt, dans l'obscurité la plus totale, près des forts remous des vagues qui s'écrasaient contre la paroi en pierre, personne n'avait entendu mes cris ni mes appels au secours lorsque ces deux monstres, dont mon petit ami, m'avaient violée. Mon cœur à l'arrêt, mon cerveau déconnecté par la douleur et la honte m'avaient instinctivement anéantie dans la longue attente que tout se termine. Mais la barbarie s'était poursuivie par des coups, des humiliations verbales et physiques. Je ne comprenais pas pourquoi on m'infligeait de telles horreurs. Avais-je dit quelque chose de mal ? Leur avais-je laissé entendre mon consentement dans quelques attitudes que j'avais pu avoir durant la soirée ? Les souvenirs de cette nuit me revenaient plusieurs fois au cours des mois suivants, faisant resurgir ce long traumatisme. J'étais certaine. Catégorique. Je ne leur avais rien laissé croire pour en arriver à ce stade de sadisme.

Après avoir déposé plainte, j'ai suivi une thérapie et dû supporter l'odeur de l'hôpital. Celle des désinfectants, des médicaments prodigués par deux psychiatres incompétents qui faisaient halte de temps à autre pour me faire parler. J'acquiesçais de la tête sans en dire plus. Tout avait été dit dans ma déposition à la police. Je n'étais pas dupe : j'étais convaincue qu'ils n'allaient pas me guérir. J'ai souhaité plusieurs fois leur hurler dessus. Ne comprenaient-ils pas que j'avais été faible ? Ne saisissaient-ils pas que je me pensais coupable ? Si j'avais écouté mon père, je serais rentrée plus tôt avec Séverine au lieu d'attendre mon violeur et ex-petit ami.

J'ai consulté plus de quatre psychiatres en un an. Les premières analyses psycho-thérapeutiques sont restées sans succès. Un véritable fiasco. Le mot « viol » ne sortait pas de ma bouche et ma priorité était de l'oublier. Mettre cela dans un coin de ma tête et tenter de continuer dans la crainte des hommes.

En vain. La culpabilité me dévorait de l'intérieur. Je perdais des kilos à vue d'œil.

Le retour au lycée ne fit qu'empirer mon mal être. À chaque jour pointée du doigt par de lamentables langues fourchues qui insinuaient que je l'avais cherché. Suivie dans mes moindres mouvements par ces autres regards chargés de pitié. Accablée, j'ai dû redoubler. Et cette année-là, je l'ai passée à baisser les yeux, évitant tout contact, mes écouteurs dans les oreilles afin de ne plus entendre les chuchotements. À travers mon regard, j'avais senti que mes amis d'avant, en Terminale, eux, se délectaient presque de ma chute. Après avoir formé un couple modèle avec celui que j'aimais, le même qui me fit subir l'indicible, j'étais très appréciée. Ou pire, ceux qui en profitaient pour m'apporter un faux soutien dans le seul but d'alimenter leurs ragots. J'étais lasse de les affronter. Mal dans mon corps, je cherchais à le dissimuler pour qu'aucun homme ne puisse y poser les yeux. J'évitais les décolletés, même l'été, les shorts et les jupes trop courtes bien que mes courbes généreuses ne pussent leur échapper. Mes longs cheveux étaient attachés en un chignon serré. J'ai fini par être oubliée, effacée dans la masse.

En dehors du lycée, c'était tout autant pire : la presse locale. Ces soi-disant journalistes régionaux, mal intentionnés. Ces écrivains de seconde zone désireux de nourrir leurs torchons. Peu leur importait de dénoncer le viol sur les femmes tant que le scandale faisait vendre.

En ville, les nouvelles allaient vite. Mes parents et moi avions été vite harcelés : quelqu’un avait balancé mon nom.

J'avais souhaité paraître forte face à cette trahison et j'avais fini par me morfondre encore plus. Au-dessus du Télégramme, je lisais en gros titre : L'Affaire Mahé, la sordide histoire de la jeune fille du port de Lorient, et les détails avaient été farouchement décrits.

Suite à cette effroyable nuit, pour ma dernière année de lycée, mes parents, Jacques et Carole Mahé, ont retiré toute leur épargne pour s'acheter une maisonnette à Belle-Île-en-mer, près de la plage d'Herlin. Une étendue de sable sauvage dont l'eau de l'océan, limpide et claire, arrive à m'apaiser.

J'ai ainsi changé de lycée.

J'ai obtenu mon baccalauréat de justesse plus d'un an après le jugement.

Lors de mon année de Terminale, loin de Lorient, j'ai pu croiser les regards sans baisser les yeux, libérer mes bouclettes de mes indémodables chignons serrés, rire comme je riais avant. Je me sentais, pas à pas, reconstruite.

Les études supérieures sont venues à moi comme un cadeau. Un besoin de prendre de la distance, de me redécouvrir, de laisser derrière moi la terre qui m'a souillée. Mon choix s'est vite dirigé vers la meilleure des écoles pour la formation dans le domaine des sciences humaines : Panthéon-Sorbonne. Je rêve d'être archéologue, aller jusqu'aux confins du monde. Loin de la France, loin des regards. Et quelques jours après l'obtention de mon diplôme, j'ai reçu ma lettre d'acceptation en Histoire de l'Art et Archéologie. Une nouvelle moins bien accueillie par mes parents, déjà inquiets de mon sort de jeune fille, seule à Paris. Ville située à cent mille lieues de leur Monde, de leur point de vue.

À Paris, personne ne connaîtra mon histoire. Je travaillerai mon apparence, ma confiance en moi, ma personnalité peut-être. Je deviendrai une nouvelle moi devant les gens qui ne sauront pas ce qui m'est arrivé. Un avenir prometteur grâce auquel je me sentais prête à braver tous les obstacles. Bien décidée à entamer un nouveau chapitre de ma vie.

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