Chapitre 12 suite 2

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Assise entre Berthe et Catherine, Alis était si absorbée par ce qui se passait autour d’elle, qu’elle en oubliait de manger. Ses yeux écarquillés de curiosité balayaient la grande salle, allant du spectacle donné par quelques jongleurs et un ménestrel, à la tablée seigneuriale. À part les gardes postés sur le chemin de ronde, toute la mesnie du château était réunie autour des deux tables disposées de part et d’autre de la salle, chacune dressée pour une vingtaine de couverts. Un immense brasier flambait dans la cheminée pour accueillir les diverses pièces de viandes à rôtir et dans un coin, on avait installé un gros tonneau de vin du pays. D’énormes plats chargés des mets les plus variés gisaient sur les tables, certains à moitié, d’autres complètement vidés de leur contenu pour la plus grande satisfaction de Pierre qui avait préparé ce festin digne d’un roi. D’ailleurs, Déodat de Séverac semblait apprécier les plats car chaque fois qu’il en goûtait un, il n’oubliait pas de lever son gobelet avec un sourire de contentement à l’adresse de Pierre qui guettait avec anxiété la moindre de ses réactions.

Pour Alis, ce banquet s’avérait des plus instructifs car c’était la première fois qu’elle voyait le couple seigneurial se départir de son sérieux pour s’abandonner aux festivités.

Entre la baronne et Ermessinde, se trouvait Aymeric, changé et rasé de près. Vêtu d'un bliaud rouge sang qui soulignait son teint hâlé, donnant plus de profondeur au bleu mystérieux de ses yeux, il faisait honneur aux plats en mangeant et buvant avec appétit. Vu le brouhaha qui régnait dans la pièce, Alis ne pouvait pas entendre ce qu'il racontait, mais ses voisins de table s'esclaffaient à ses propos et à ses mimiques désopilantes. Joanne de Séverac et sa fille n’étaient pas en reste et riaient sans retenue. Alis comprenait mieux pourquoi tout le monde l’appréciait : sous ses airs sombres, c’était un véritable amuseur public.

Lorsqu’elle l’avait vu prendre place aux côtés de la baronne, sa première réaction - qui l’avait quelque peu stupéfaite et contrariée - avait été d’éprouver une sorte de déception. Mais d’un autre côté, Alis était mieux placée pour l’observer à sa guise et constater que le baron et la baronne le tenaient en haute estime pour lui avoir réservé cette place de choix.

Peut-être n’avait-il pas menti lorsqu’il avait proposé de l’aider ?

Oui, mais à quelles conditions ? Alis avait toujours en mémoire les propositions sans équivoques du bailli. Le capitaine réclamerait-il une telle contrepartie ? Elle n’osait y penser et en même temps, plus les jours passaient, plus elle se sentait prête à accepter n’importe quoi pour faire libérer son père de son antre nauséabond.

Alis rougit brusquement. Perdue dans ses pensées, elle ne s’était pas rendu compte qu’elle dévisageait le capitaine et voilà qu’elle venait de croiser son regard, se retrouvant encore prise en flagrant délit pour sa plus grande honte.

Amusé par son embarras, celui-ci leva son gobelet à son attention. Seulement, Ermessinde qui ne perdait pas Aymeric des yeux, s’était aperçue de ce geste pourtant anodin et avait décoché une œillade assassine à Alis.

Agacée par cette réaction puérile, la serve détourna la tête pour essayer de s’intéresser à la conversation de ses voisines de table. Tous les jours, elle en apprenait un peu plus sur Ermessinde et ses caprices. Et à part Berthe qui lui trouvait des excuses, personne ne voulait avoir affaire avec cette peste qui rabrouait à tout bout de champ les pauvres servantes à son service.

- Mange, ma belle, ça va refroidir, lui conseilla Berthe intriguée par son manque d’appétit.

L’intervention de la matrone la fit sursauter. Alis regarda avec une moue de dégoût sa portion de fèves au lard encore fumante. Leur odeur forte, mais qu’en d’autres circonstances elle aurait trouvé appétissante, la mettait à la torture. Elle se tourna vers Berthe avec un pauvre sourire en repoussant son écuelle vers elle.

- Je n’arrive pas à avaler la moindre miette : j’ai la gorge trop serrée et le ventre noué. Mais mange, toi et ne t’inquiète pas, ça ira mieux demain.

Catherine la regarda avec un sourire espiègle et déclara malicieusement :

- Moi je sais pourquoi elle ne peut rien avaler.

Ne comprenant pas où elle voulait en venir, Alis haussa les sourcils.

Assises en face, Marie, Thérèse et Bénédicte s’interrompirent en attendant avec curiosité les explications de Catherine.

- Tout simplement parce qu’elle s’est énamourée, déclara celle-ci en riant.

Le visage d’Alis s’allongea sous l’effet de la surprise. Mais reprenant aussitôt ses esprits, elle lança un regard assassin à son amie :

- Tu dis n’importe quoi, s’insurgea-t-elle le feu aux joues.

- Moi je crois qu’elle a raison, chantonna Berthe amusée. Je vous ai vu vous dévorer des yeux dans la cour.

- Ça suffit comme ça, vous deux. Je ne vous permets pas d’inventer de telles sornettes !

Alis fulminait, cherchant vainement à leur fournir une explication à son manque d’appétit. En désespoir de cause, ses yeux firent le tour de la table en quête d’inspiration. Il fallait absolument qu’elle trouve quelque chose pour détourner leur attention. Il était hors de question que Catherine s’avise de raconter de pareilles bêtises à son cousin.

Soudain son regard accrocha celui de Gautier assis non loin de leur groupe. Elle revit son visage abasourdi lorsqu’il l’avait découverte au milieu des lavandières. Il n’en croyait tellement pas ses yeux qu’il s’était tourné vers Arnaud pour le prendre à témoin. Celui-ci s’était contenté de hausser les épaules avec dédain avant de prendre place à table. Arborant son éternel sourire béat, Gautier s’était alors avancé vers elle pour en savoir plus. Alis lui avait lancé un regard agacé signifiant que ce n’était pas le moment pour les explications. Après un instant d’hésitation et un long regard douloureux, il était retourné s’asseoir aux côtés d’Arnaud, mais à son plus grand désespoir, il ne l’avait plus quittée des yeux.

- Eh bien, pour une fois, je vais me servir de cette stupide histoire d’épousailles et ce n’est pas lui qui dira le contraire si jamais on va l’interroger.

Pour ajouter plus de crédit à ce qu’elle allait révéler à ses compagnes, Alis sourit à Gautier avant de leur murmurer de manière à ne pas être entendue du jeune homme :

- En fait, vous avez raison sur un point : je suis bien énamourée, mais pas de celui que vous pensez.

- Allons donc, s’exclama Berthe en riant. Qu’es-tu allée inventer ? J’ai de bons yeux figure-toi et je ne suis pas née de la dernière pluie ! Alors dis-nous : quel serait donc ce soi-disant prétendant ?

- Ce n’est un secret pour personne dans mon village. Dès son retour, j’épouserai Gautier.

Bénédicte, que toutes ces insinuations mettaient mal à l’aise, éclata d’un rire mauvais :

- Ah ça c’est une bonne nouvelle ! Au moins ça t’évitera quelques désillusions. Aymeric n’est pas fait pour toi : comment pourrait-il s’intéresser à une simple serve.

- À ce que je vois, il n’est pas fait pour toi non plus, lui lança Catherine d’une voix mielleuse.

Berthe, qui venait de surprendre le regard langoureux dont la couvait Gautier, s’exclama d’un air incrédule :

- Ça alors, Je n’arrive pas à le croire !

- Évidemment que tu n’arrives pas à le croire puisque ce n’est pas vrai, railla Catherine.

Alis tourna la tête pour la faire taire mais au lieu de cela, elle dévisagea la jeune maman comme si elle la voyait pour la première fois. Elle venait juste de comprendre pourquoi, le premier jour de leur rencontre, elle avait eu cette impression bizarre de l’avoir déjà vue : Catherine avait exactement le même rictus narquois que son cousin.

Mettant fin à cette conversation, la voix douce mais ferme de Marie s’éleva :

- Ça suffit les commères, laissez Alis tranquille et occupez-vous de vos affaires !

- Merci Marie, murmura Alis soulagée.

- Il n’y a pas de quoi, rétorqua-t-elle avec un sourire satisfait qui faisait disparaître ses lèvres déjà quasi inexistantes.

- Tu as raison, Marie, cela ne nous regarde pas, marmonna Berthe d’un air contrit, excuse-nous, Alis.

- Oui, mais ça ne change rien à mes pensées, s’obstina Catherine. Tu es bien trop jolie pour ce rustre, ajouta-t-elle malicieusement à son oreille.

Alis haussa les épaules et saisit son gobelet de vin pour se donner une contenance. Elle le vida d’un trait et s’essuya la bouche d’un revers de main. C’était le troisième qu’elle buvait et vu qu’elle n’avait pratiquement rien avalé de la soirée, la tête commençait à lui tourner. Elle essaya de s’intéresser à la conversation qui avait repris de plus belle. Ses comparses avaient trouvé une nouvelle victime en la personne du bailli qui n’avait pas arrêté de les asticoter à la tâche dès qu’il avait su le retour du baron. Mais le cœur n’y était plus. Elle n’arrêtait pas de repenser aux paroles de Catherine et mille questions tournaient dans sa tête. Se pouvait-il qu’elle se soit énamourée de ce capitaine qu’elle connaissait à peine ? Non, c’était impossible. Mais au fond, que savait-elle de l’amour ? Dans son village, elle n’avait guère eu l’occasion d’y songer. Surtout pas avec Gautier qu’elle considérait comme un frère et non comme un amant. Elle refusait avec horreur d’imaginer être serrée par ces bras démesurés ni être embrassée par cette bouche aux lèvres molles et tombantes.

Plus discrètement cette fois-ci, elle reporta son attention sur Aymeric et là, à son grand étonnement, l’image lui sembla plus concevable… pour ne pas dire désirable.

Bouleversée par ce qu’elle venait de découvrir, Alis ressentit le besoin irrépressible de sortir. L’air saturé d’odeurs graillonneuses et de sueurs mélangées lui était soudain devenu insupportable. Elle se pencha vers Berthe, occupée à engloutir un morceau de marcassin dégoulinant de gras, et lui murmura :

- Je ne me sens pas très bien, il faut que je sorte. Je vais aller me rafraîchir à la citerne.

- Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu es toute pâle, j’espère que ce n’est pas à cause de nos taquineries, ce n’était pas méchant, tu sais.

- Non, c’est pas ça, je crois juste que j’ai abusé de ce bon vin. Je n’ai pas l’habitude de boire autant.

- Bon, si tu veux, mais fais attention aux mauvaises rencontres. Et puis, je pense qu’il ne va pas tarder à pleuvoir : c’est le vent de l’orage.

- Ne t’inquiète pas, maintenant je connais tous les coins et recoins de ce sacré château. Allez, à plus tard. Amusez-vous bien.

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