Chapitre 2

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D’un même mouvement, le capitaine Aymeric et ses deux soldats, Gautier et Arnaud, posèrent pied à terre devant les écuries du château de Séverac. Le ciel azur d’une pureté sans nuage, éclaboussait de sa lumière blanche les pavés qui jonchaient la basse-cour.

Deux ans plus tôt, le baron avait décidé de la faire daller au grand soulagement de toute la mesnie qui, lorsqu’il pleuvait, était obligée de patauger dans la boue. Aymeric se souviendrait longtemps de ce jour où, revenant d’une de ses innombrables batailles contre Roger de La Canourgue, Déodat de Séverac avait perdu la face devant ses soldats en glissant dans une flaque de boue : dès le lendemain, les démarches nécessaires étaient engagées et le résultat fut à la hauteur des espérances de chacun.

Quand il s’agissait de son confort personnel, le seigneur de Séverac dépensait sans compter comme pouvait en témoigner l’imposant donjon carré d’environ cent dix pieds de hauteur, situé derrière le capitaine et ses deux hommes.

De plus, cela faisait une dizaine d’années que les remparts de bois avaient cédé la place à d’autres en pierre munis d’une ligne de hourds comme au sommet du donjon. Ils étaient dépourvus de meurtrière avec pour seul but de retarder l’arrivée des assaillants au pied de l’ultime retranchement qu’était le donjon : le but des constructions militaires n’étant pas de défendre mais de protéger.

Mais les remparts de pierre permettaient aussi d’étendre la vie en dehors du donjon. Ils protégeaient le long bâtiment en torchis et au toit de paille que composaient les écuries et la garnison, séparées l’une de l’autre par une simple cloison afin de profiter de la chaleur animale. Peu de forteresses possédaient leur propre armée, mais l’état d’alerte permanent qu’engendrait les incessantes querelles entre Déodat de Séverac et Roger de La Canourgue, rendaient sa présence nécessaire même si celui-ci était belliqueux mais pas téméraire : le bougre ne s’était jamais aventuré jusqu’à Séverac, se contentant de ravager les territoires qu’il revendiquait. Lors des batailles, il s’arrangeait toujours pour laisser ses hommes et les chevaliers ralliés à sa cause prendre les risques à sa place !

Aymeric eut une grimace sournoise :

- Un jour, je débusquerai ce rat de sa tanière et je lui ferai payer sa cruauté et sa cupidité. Il ne perd rien pour attendre.

Mais pour le moment, il avait d’autres chats à fouetter, à commencer par Bertrand le bailli qui l’avait fourvoyé dans cette galère. Ruminant de sombres pensées à l’encontre du gros bonhomme, le capitaine n’avait presque pas dit un mot de tout le trajet. Aussi, pour essayer de chasser sa mauvaise humeur, il flatta l’encolure de son étalon et regarda ses hommes avec un sourire malicieux qui effaça momentanément son air maussade.

- Je vous parie que ce brave Géraud s’est encore trouvé un nid douillet pour y faire un somme. Voilà donc toute la considération avec laquelle on nous traite. C’est honteux ! Surtout après avoir failli nous faire étriper par une furie enragée.

Arnaud éclata d’un rire spontané :

- Eh, ce n’est pas pour rien qu’on la surnomme Alis la louve !

- La louve ? Répéta Aymeric en fronçant les sourcils. Fichtre ! Mais pourquoi ?

- À cause de son regard noir. Et puis c’est une sauvage, ajouta Arnaud avec une moue de mépris, personne ne peut l’approcher.

- Parle pour toi, intervint Gautier, moi elle me cause.

- Si tu crois qu’elle te laissera l’épouser, m’est avis que tu peux toujours rêver. Tu es trop gentil avec cette sorcière. Si c’était moi, je peux te dire qu’elle serait vite domptée.

- Ne parle pas comme ça. Et puis ce n’est pas une sorcière, c’est une guérisseuse. Ce n’est pas pareil.

Aymeric suivait avec intérêt l’altercation entre les deux soldats. Cela lui permettait d’en savoir un peu plus sur la donzelle qui n’avait pas quitté ses pensées depuis leur départ de Sermelle. Il observait le visage rouge de colère du géant roux et avait du mal à imaginer qu’un grand benêt pareil puisse prétendre épouser cette beauté. Quel gâchis !

- Peu importe comment tu l’appelles, pour moi elle restera toujours une sorcière, comme sa mère. Et je ne suis pas le seul à le dire, martela Arnaud en toisant le géant comme pour le mettre au défi de se mesurer à lui.

Leur chamaillerie fut soudain interrompue par la sortie précipitée des écuries d’un vieil homme efflanqué. Ses yeux de chouette effarouchée sous ses rares cheveux gris clignèrent sous l’agression de la lumière vive du soleil.

- Alors Géraud, bien dormi ?

- Je… je suis désolé Aymeric, je… je ne vous avais pas entendu. Ça fait longtemps que vous attendez ?

- Mais non, ne t’inquiète pas, va. Ce bougre de bailli nous a fait perdre bien plus de temps que toi en nous envoyant dans cette galère.

Malgré sa vue déficiente, le vieux palefrenier comprit que le capitaine était de fort mauvaise humeur derrière son sourire narquois. Depuis toujours existait entre les deux hommes une complicité telle que les mots étaient inutiles. Aussi, lorsque Aymeric lui confia d’un geste brusque les rênes de son étalon, Géraud s’abstint de tout commentaire.

Il s’était tourné vers les deux soldats afin qu’ils fassent de même, lorsque des pas pressés résonnèrent sur les pavés de la cour. Il n’eut pas besoin de regarder dans la direction d’où venait le bruit pour savoir qu’il s’agissait de Bertrand le bailli : celui-ci faisait un tel bruit de forge lorsqu’il déplaçait son énorme bedaine que personne ne pouvait ignorer sa présence.

Aymeric se tourna et considéra le bonhomme avec mépris :

- Vous voilà bien essoufflé pour quelqu’un qui n’a pas grand-chose à faire.

- Ah, capitaine, haleta celui-ci en ignorant la remarque perfide, vous voici enfin de retour. Monseigneur vous attend. Il est furieux et veut vous voir immédiatement.

Le sourire méprisant du jeune homme s’effaça, aussitôt remplacé par un rictus de colère : non seulement ce fat osait lui reprocher son retard, mais en plus il n’avait même pas eu l’obligeance de l’excuser auprès du baron.

L’arrestation de ce pauvre serf leur avait fait perdre un temps précieux qui aurait été mieux employé à échafauder des plans de bataille avec Déodat. Mais qu’à cela ne tienne, Bertrand ne l’emporterait pas au paradis. Aussi, sans se démonter, le capitaine toisa le petit homme de toute sa stature et lui rétorqua mielleusement :

- Le jour où vous serez enfin capable d’assumer vos tâches, je pourrai m’acquitter des miennes auprès de Monseigneur Déodat sans le faire attendre. La prochaine fois, envoyez-moi récolter les taxes tant que vous y êtes ! À moins que vous ne vouliez combattre à ma place, peut-être ?

Sur cette pique, il tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées du bonhomme qui en resta bouche bée.

Reprenant ses esprits sous les regards moqueurs des deux soldats et du palefrenier, Bertrand recouvra sa morgue et s’élança sur les pas du capitaine aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. À peine éloigné, il les entendit éclater de rire. Cela le fit enrager au plus haut point mais il préféra ignorer les trois hommes.

- Comment osent-ils se moquer de moi ? Je représente la justice seigneuriale, tout de même.

Certes, avec l’âge et surtout la bonne chère, il s’était empâté et son ardeur à la tâche s’en était ressentie surtout quand il s’agissait de s’éloigner du château. Non seulement les longs trajets à cheval l’épuisaient, mais surtout il était terrorisé à l’idée de tomber sur des brigands sans scrupule et contre lesquels il n’aurait rien pu faire. Il trouvait toujours un prétexte pour éviter ces corvées et ainsi cacher son incompétence au baron, qui était bien le seul à ne pas s’en apercevoir.

Il jalousait le jeune et fringuant capitaine. Non seulement Aymeric avait fière allure de par sa haute taille et son visage de statue grecque, mais en plus il se taillait une place de choix aux côtés de Déodat de Séverac par son courage et sa bravoure au combat. Son physique avantageux lui permettait de séduire moult donzelles du château et des environs alors que lui, avec sa bedaine et son visage bouffi aux yeux porcins, devait exercer maints chantages et pressions avant d’en amener une jusqu’à sa couche.

Le visage cramoisi par l’effort, Bertrand réussit tout de même à rattraper Aymeric, juste au moment où celui-ci arrivait aux pieds des escaliers de bois du petit donjon, tour annexe qui était l’unique accès à la forteresse dont l’entrée était située au premier étage, soit à près de dix pieds de hauteur.

Le voyant parvenir à sa hauteur, le capitaine grimpa quatre à quatre les marches de l’escalier de bois escamotable qui permettait d’accéder à l’entrée en la protégeant par une sélection rigoureuse des arrivants. Puis, il claqua l’imposante porte de chêne au nez et à la barbe de Bertrand et pénétra dans la grande salle du premier étage où l’attendait le baron.

Poussant un soupir de lassitude, le bailli leva les yeux et adressa une prière muette au plafond où se situait la chapelle. Située au niveau supérieur du petit donjon, elle symbolisait une protection divine contre les assaillants. Mais dans ce cas précis, le bailli en appela surtout à la vengeance céleste contre ce jeune coq imbu de sa personne.

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