Les enchantements de Lathé : III

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Je dénichai Son Éminente Noirceur dans la pénombre du bar central, qui se trouvait au milieu de l’île artificielle au centre du complexe. Sombre silhouette entièrement vêtue de noir dont la blancheur des cheveux – de ce côté-là, du moins – et la pâleur de la peau faisaient paraître spectral, Lathelennil offrait une vision plutôt inquiétante avec ses oreilles à la pointe agressive, la finesse surnaturelle de ses traits et ses longs doigts griffus laqués d’iridium. Pourtant, il badinait avec une serveuse visiblement réceptive à son luith et peu effrayée par la nature non-sapiens de son interlocuteur. Curieuse, je m’approchai à pas de loup et me calai sur une table non loin. Lathelennil ne me prêta pas attention : il continua à raconter ses exploits à la jeune humaine qui souriait et riait lorsque l’intrigue le demandait.

« … Et alors, en sortant de l’hyper-espace, on a vu toute une flotte de vaisseaux marchands, l’entendis-je expliquer dans un Commun bien meilleur que ce que j’avais entendu la dernière fois. Des marchands licenciés, c’est comme ça que vous les appelez, hein ? Ils revenaient du système de Crel, qui, jadis, fit partie de nos colonies. Les légendes racontent que ces mondes morts recèlent des trésors fabuleux. Du coup, il y a des humains qui y vont, qui se servent et s’en mettent plein les poches… Beaucoup en meurent, d’ailleurs ! (Ricanement, suivi d’un rire de la fille). À ce propos, faudra que je te raconte comment j’ai obtenu l’épée noire de Demosariel… Ce soir, entre deux séances de sport... (Hochement de tête vigoureux de la fille). Donc, moi et mon équipage, on devine que ces vaisseaux sont gorgés ras la cale de richesses venant des royaumes oubliés. En tant qu’ædhil, cela nous met un sacré coup, et à ce moment-là je me tourne vers mes hommes et leur dit, pour les motiver : Est-ce qu’on va laisser les faux-singes avoir toutes nos richesses ? Est-ce qu’on va les laisser piller les tombes de nos ancêtres en restant les bras croisés ? Ils répondent non, bien sûr, et ça y est, l’hallali est sonné. On attaque la flotte de marchands. Leur navigateur n’est pas trop mauvais, et hop, les voilà qui sautent en vitesse supraluminique. Ils espèrent nous semer avec cette technique éculée ! Mais ils ne savent pas à qui ils ont affaire. Pour bien leur saper le moral, et même si je sais que ça ne fait aucune différence tant est énorme la disparité des forces en présence, je décide de passer en mode camouflage. Je te dis pas la tête des faux-singes quand ils nous ont vu nous matérialiser devant eux, alors qu’ils croyaient nous avoir semé ! Sachant que mon vaisseau ne souffrira aucun dommage – il est conçu pour ça – je leur fonce dedans. C’est la panique, ils fuient par centaines par des barges de secours qui se font aussitôt arraisonner par mon ost à l’arrière. Et là commence la boucherie. Tu sais pourquoi tous les pirates portent des lames, n’est-ce pas ? On peut rarement se servir d’une arme à feu dans l’espace, surtout dans le cadre exigu d’un abordage. Donc, c’est avec mon épée noire que je les massacre. Après avoir réduit leurs rangs et récupéré le butin – un énorme lot de cristaux : qu’est-ce qu’ils allaient en faire, ces singes, je me le demande encore ! — on en ramène un certain nombre comme esclaves. La fête, ponctuée par leurs hurlements et les cris de leurs femelles, a duré trois bonnes journées. C’était charitable de notre part de leur donner un avant-goût de ce qui les attendait à Sorśa… J’ai privatisé trois pucelles que j’ai emmenées dans ma cabine pour les initier aux joies de la chair. Celles-là, je les ai relâchées avant de rentrer à Ymmaril, sur une colonie marchande où on a écoulé pas mal de matos. Je pense qu’elles gardent un souvenir nostalgique de ces chaudes nuits passées avec moi : t’as peut-être entendu parler du pouvoir de fascination sexuelle de ceux de ma race ? Sinon, je te montrerai ce que c’est ce soir… Aucune humaine n’y résiste ! »

J’en avais assez entendu. Je me levai et vins m’asseoir à côté de Lathelennil, qui me jeta un regard nonchalant, tout en faisant tourner son verre de whisky entre ses longs doigts. Sachant à quel point les ældiens tiennent mal l’alcool – un vrai poison, pour leurs organismes subtils – je diagnostiquai un état d’ébriété déjà avancé chez le dorśari bicolore.

— Tu crois peut-être que je t’avais pas entendu arriver ? me dit-il avec un rictus suave. Je sais que t’as tout écouté, planquée derrière comme l'Amadán pendant que Naeheicnë affrontait Shemehaz.

— Certes, et ce que j’ai entendu n’était pas brillant. Tu devrais avoir honte, Lathelennil !

La serveuse releva un regard morne sur moi. Elle était furieuse que je vienne interrompre son badinage avec le sombre dorśari, qu’elle devait prendre pour quelque chevalier issu d’une nation extraterrestre oubliée. Si elle savait dans quel marécage elle venait de poser le pied !

— Qu’est-ce que je vous sers ?

— Comme lui, répondis-je.

Pendant que la serveuse partait me syntoniser le breuvage, je me tournai vers Lathelennil.

Le pouvoir de fascination sexuelle de ceux de ma race… Quelle connerie ! Je ne sais pas ce qui me choque le plus : que tu oses lui sortir une telle ineptie, ou que cette ignorante trouve tout ce cirque attirant.

Lathelennil me fit un sourire torve.

— Tu vois bien que c’est efficace, triompha-t-il. Elle est complètement sous mon charme. Ce soir, je vais la cueillir comme on attrape une esclave qui attend son maître dans la cale !

Je poussai un sifflement entre mes dents. Les métaphores percutantes de Lathelennil avaient le don de me hérisser le poil.

Le susnommé, amusé, planta ses yeux noirs et brillants dans les miens.

— Jalouse, peut-être ? murmura-t-il de sa voix rauque. Tu aurais de bonnes raisons de l’être. Je peux te garantir que cette adannath va avoir droit à la totale, cette nuit !

Je secouai la tête, outrée.

— Si Ren te voyait… Alors que lui et moi, on s’efforce de redorer le blason des tiens auprès des humains et de l’Holos ! Et toi, tu leur racontes tes histoires d’esclavagiste dorśari et de mercenaire sans foi ni loi. Les gens comme toi sont la honte des ældiens !

Le pire, c’est que cette mijaurée derrière le bar marchait à fond. Elle devait bien se rendre compte que cette créature vicieuse était le mal incarné, avec ses yeux noirs sans pupilles brillant comme les flammes de l’enfer, son teint blafard et ses canines de sept centimètres de long, recouvertes de métal ! Eh bien non, elle lui souriait en lui agitant ses seins refaits sous le nez. Aucun instinct de survie !

Lathelennil expédia son whisky en me jetant un regard goguenard, puis il reposa son verre.

— J’attends avec impatience que de nobles chevaliers comme Ren ou Śimrod aient le culot de venir me faire la leçon sur ce chapitre, grinça-t-il. Ton mâle, d’abord, qui n’y est pas allé avec le dos de la cuillère en ce qui te concerne ! Toutes les nuits depuis qu’on est là, je suis obligé de subir le son déplaisant de tes geignements faussement pudiques pendant qu’il te besogne. Je ne sais pas ce que tu lui fais exactement, mais visiblement, ça le rend dingue : il envoie plus de luith qu’un daurilim à la saison des amours. Quant à l’autre… Si ta nourrice n’y a pas déjà eu droit, laisse-moi te dire que c’est imminent. Qui aurait cru que celle-là, avec ses airs de sainte nitouche, soupirerait pour du gros calibre orcanide !

Les joues brûlantes, passablement choquée par toutes ces révélations, je le pressai de questions :

— Quoi ? Śimrod et Isolda ? Orcanide ? Et pourquoi dis-tu que Ren...

Lathelennil éclata de rire, puis, resservi avec diligence par la serveuse, il rinça son hilarité dans son whisky.

— Ton beau-père a du sang orcanide, c’est évident. Pas qu’orcanide, d’ailleurs ! Toi qui es toujours au courant de tout, tu ne sais pas ce qu’on dit des khari ? Ils auraient du sang d’araignée ! Dans le cas de Śimrod, la légende dit que sa mère, qui était une prophétesse filidh, s’est fait attraper par un chef de guerre orcanide, Gulbaggor-le-Noir. Comme elle attendait une portée, elle ne s’est pas explosé la gueule à la charge prismatique comme le font allégrement les clowns d’habitude, quand ils sentent que la partie est finie. Sauf que sa portée a été souillée par la semence de Gulbaggor, et qu’elle a donné naissance à un seul petit, qui avait bouffé tous les autres, faisait le double en taille d’un hënnel normal et avait déjà des crocs gros comme ton doigt. Faut jamais mélanger guerre et maternité… ! Personne n’a jamais réussi à savoir si c’était vrai, car Śimrod a massacré tous ceux qui ont eu l’audace d’aborder le sujet devant lui. Mais la rumeur était persistante. À cause de ça – du moins c’est ce que mon frère dit – Śimrod était le seul sidhe æribani dont on n’annonçait pas les fièvres. On voulait éviter qu’il ne transmette la souillure orcneas. Mais comme ceux de Lumière, quoi qu’on en dise, ont le goût pour les choses un peu pernicieuses et subversives, les ellith se l’arrachaient, d’autant plus que la rumeur lui prêtait une vigueur sexuelle au-dessus de la norme, associée à d’autres caractéristiques typiquement monstrueuses ! (Il ricana). Voilà pour ton beau-père. Et maintenant, c’est la petite Isolda qui se le prend dans le...

Je lui posai la main sur la bouche pour le faire taire. Surpris, Lathelennil faillit s’étouffer. La serveuse se précipita, tout attentionnée, et lui tapa dans le dos, avant de lui servir un verre d’eau alors qu’il éructait.

— Trop de drogues, expliquai-je à la jeune femme, sous le regard noir de la victime, qui, justement, se leva, la main dans ses vêtements pour attraper son petit pilulier magique : Lathé avait les poches farcies de gadgets de ce genre.

— Les toilettes ? demanda-t-il abruptement, la voix rauque et sifflante.

La barmaid lui indiqua une porte dans un endroit isolé. Je savais ce qu’il allait y faire : régurgiter son alcool, probablement, et faire passer le tout par une petite pilule d’ayesh ou de psytoprène.

Je me tournai vers la jeune femme.

— Je vous le déconseille, la mis-je en garde. En plus d’être exo et accro aux drogues de combat, c’est un sadique notoire : il vous fera mal. Et puis, il est scarifié et percé aux tétons comme un Desséché. Sûrement à d’autres endroits, d’ailleurs. Ce n’est pas pour vous. Vous n’êtes pas assez forte pour endurer ça.

J’avais ajouté la dernière information avec une grimace éloquente.

— Qui vous dit que je n’aime pas tout ça, justement ? répliqua la fille, du venin dans la voix.

Je la regardai des pieds à la tête. À vue de nez, elle n’avait pas l’air d’être de ce bord-là. Mais on ne peut jamais savoir, avec les gens. Certains cachent des parts très noires dans le fond de leur cœur.

— Comme vous voudrez… Au moins, je vous aurais prévenue !

La jeune femme me regarda, la tête penchée sur le côté et les mains sur les hanches.

— Eh, et si vous vous mêliez de vos affaires ?

Pendant un moment, je ne sus que répondre. Au fond, elle avait raison. Qui étais-je pour empêcher une humaine de coucher avec un ældien, alors que c’était ce que je faisais tous les jours ? Humiliée, je quittai le bar avant que Lathelennil ne revienne.

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