Le dernier chant de Mebd : II

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Lathelennil courait comme un dératé dans les coursives vides, sautant de pont en pont, me tenant dans un bras et son immense sabre de l’autre. Il soufflait bruyamment sans rien dire, imposant à son corps épuisé des exercices, qui, selon moi, étaient trop intenses pour son état.

Soudain, une silhouette immense surgit au détour d’un couloir. Monté sur un exosquelette en silicium, son visage décharné laissait voir l’os. Mais ce qui lui restait de peau me permit de le reconnaître.

— Rika… Je suis venu pour toi…

Cette voix qui résonnait dans ma tête m’était familière. L’être qui se tenait devant moi n’était nul autre que Keri Mauser !

— Les ingénieurs de l’Église de l’Envers m’ont donné un nouveau corps, pour pouvoir me venger de toi et de tes amis exogènes !

Je me plaquai contre le mur, tétanisée. Heureusement, Lathelennil, en dépit de la faiblesse de sa constitution, avait de la ressource. Attrapant sa lourde épée de chevalier noir de la main qui me tenait, il tendit l’autre devant lui, hurlant une formule dans une langue inconnue de moi. Un éclair vert et éblouissant fusa, grillant sur place l’abomination. En passant près de la flaque carbonisée, j’eus un haut-le-cœur.

Lathelennil me jeta un bref regard.

— La personnalité de ton ami se trouve toujours dans le Crypterium, me rappela-t-il dans une piètre tentative pour me réconforter. Peut-être que les tiens arriveront à le récupérer.

J’en doutais. Si le SVGARD lui tombait dessus, il n’aurait pas une seconde chance : son identité résiduelle serait effacée à jamais. C’était sans doute mieux.

Plus nous nous enfoncions dans les entrailles du vaisseau, plus ce dernier ressemblait à un navire humain, avec ses coursives en titane noir, ses grilles, ses tubes et ses escaliers. L’architecte du Ráith Mebd avait peut-être intégré, au fil du temps, des éléments républicains, comme le faisaient (en cachette) certains ældiens.

— On arrive, me souffla Lathelennil. Rhaenya est juste là. Elle a déjà lancé les moteurs.

— Et Roggbrudakh ? demandai-je, inquiète.

Lathelennil ne put me répondre. Une autre horreur avait surgi devant lui, et cette fois, il me lâcha pour empoigner son sabre à deux mains.

— Demosariel ! hurla-t-il en découpant la monstrueuse créature en deux morceaux distincts. Du Sang et des Âmes !

Ce cri de guerre éveilla des échos familiers dans ma mémoire. Mes parents, lorsqu’ils rallièrent une secte hérétique, devinrent des fidèles de Demosariel, le Prince des Epées. Un dieu exo mineur, qui aimait apparaître sous la forme d’un enfant à l’apparence agréable, mais aux cheveux blancs et aux yeux entièrement noirs. Maintenant que je voyais ses fidèles ældiens, je comprenais mieux pourquoi.

Essuyant rapidement sa lame souillée sur son shynawil, Lathelennil me reprit dans ses bras. Je m’agrippai à son épaule de manière plus confiante : Demosariel, en quelque sorte, était la divinité patronne de ma famille. Savoir que Lathelennil comptait parmi ses familiers me rassurait.

Nous trouvâmes Roggbrudakh, aux prises avec une horde démoniaque, à peine quelques coursives avant d’atteindre le Rhaenya. Il ne nous restait qu’une poignée de sas à franchir. Là encore, Lathelennil me posa à terre pour pouvoir se joindre au combat. Même Arda s’y était mise : elle jetait des dwols explosifs sur les ennemis pour les déconcentrer et permettre aux deux autres d’attaquer. Pour ma part, n’ayant aucune arme ni aucune sorte de pouvoir magique, je me collais contre la paroi avec Isolda.

— Tu sais où en sont Ren et Śimrod ? me demanda Isolda de sa voix posée.

— Lorsque je suis partie, ils venaient de se précipiter dans le grand hall pour aller affronter un super boss, lui répondis-je.

Isolda soupira.

— Je m’inquiète pour Śimrod, m’avoua-t-elle. Il est vieux et fatigué, j’ai peur qu’il soit tué, cette fois.

Je me tournai vers elle, un peu étonnée. Puis lui prit l’épaule.

— T’inquiète pas. Il s’en sortira, comme d’habitude. C’est un vieil ylf, mais il a de la bouteille. Et il a été Aonaran : ça veut dire qu’il est très fort.

— Je sais pas, je ne le sens pas, murmura-t-elle.

Pour ma part, je rongeais mon frein. Si seulement j’avais eu une arme ! Et soudain, les paroles de Śimrod me revinrent en mémoire. L’Elbereth était revenue sur notre plan dimensionnel, et elle se trouvait amarrée au vaisseau. Ce qui voulait dire que je pouvais effectuer une configuration ! Du moins, en théorie.

Je fermais les yeux et calmais mon souffle, tentant de me concentrer. Mais j’avais beaucoup de mal, au milieu de ce pandémonium. Finalement, me rappelant des conseils de Ren, je m’assis en tailleur par terre, ainsi qu’il me l’avait appris. Au loin, la voix de Lathelennil me parvint :

— C’est pas le moment de rêver ! Fais gaffe !

Je me relevai à temps pour repousser l’attaque d’un contaminé. Sauf que cette fois, je faisais deux mètres quarante et deux cents kilos. Y a pas à dire, ça aide.

Lathelennil, surpris, faillit se faire transpercer par son adversaire. Mais ses réflexes de combattant aguerri lui permirent d’esquiver, et sans me quitter des yeux, il décapita le monstre qui lui faisait face. Je pense que le fait que je sois nue était pour beaucoup dans son étonnement : je n’avais pas réussi à configurer des vêtements.

— Donne-moi une arme ! lui hurlai-je. Vite !

Sans réfléchir, il passa sa main libre dans sa chevelure et y récupéra une dague effilée, qu’il me lança. Lorsque j’étais humaine, ces dagues avaient dans mes mains la taille de petites épées japonaises préhistoriques comme il y avait à l’époque dans le bureau de mon père, les wakizashi. Maintenant que j’étais ældienne… C’était des petits coupe-coupe, mais néanmoins efficaces pour tailler dans les chairs de l’ennemi.

La poche de résistance démoniaque fut vite matée, comme l’annonça bientôt Lathelennil d’une voix satisfaite. Puis, sans oser me regarder franchement, il se tourna vers moi.

— Tiens, fit-il en me tendant son manteau pourpre, qu’il avait décroché de son armure.

Je le pris et m’en couvris, récupérant mes vêtements en boule sur le sol.

— J’ai droit à des égards de princesse, depuis que je suis ældienne ? le tançai-je. Toi qui demandais à ton frère de me garder nue, attachée à ses pieds.

— C’était avant, reconnut-il. Mais enfin, tu es… (Il hésita). Tu n’es pas comme les autres.

Il avait lâché ce dernier mot férocement : cela lui posait visiblement un problème de le reconnaître.

— Si tu avais pris la peine d’apprendre à connaître tes esclaves avant de les torturer, tu aurais sans doute été pareillement surpris, lui dis-je. J’espère que cela te servira de leçon.

— Je suis obligé de me nourrir de souffrance et de sang, pour survivre, grinça-t-il, ennuyé. Sinon, je vais me retrouver comme tous ces ædhil pathétiques à trembler au moindre changement, pour vivre enfermée comme une vieille prêtresse vierge...

— Tu pourrais au moins arrêter la drogue, fis-je, profitant de l’occasion. Ce serait un bon début.

— Je peux pas, murmura-t-il. J’en ai besoin ! J’ai plus de trente millénaires. Tu te rends compte de ce que ça fait, que de vivre aussi longtemps ? Sans les drogues et les tueries… Je finirais comme tes Desséchés, tu peux me croire.

Il jeta un coup d’œil à Arda, qui le regardait d’un air dégoûté.

— C’est avec ce vampire à six doigts, qu’on doit aller ? fit-elle en fronçant le nez.

— C’est ton grand-oncle, Arda, lui appris-je.

— Je préférerais encore aller avec les clowns. C’est la guilde de ma sœur, le Chemin Voilé ! J’ai reconnu leurs couleurs.

Lathelennil vint se planter devant elle.

— Écoute, princesse, railla-t-il en croisant les bras. Il est fort probable que ces joyeux clowns se fassent tous étriper aujourd’hui, sourire aux lèvres, ravis d’aller retrouver leur cher Amadán. Bien sûr, tu peux toujours les rejoindre et demander à participer à leur petit spectacle. Mais si tu veux que je te prenne à mon bord… T’as intérêt à me montrer du respect !

Je m’approchai d’elle.

— Fais attention, Arda : il est très susceptible, et c’est un prince dorśari, un sombre seigneur de la guerre et des tortures.

— Et moi, une princesse d’Hiver ! râla Arda. J’entends que les mâles me respectent, même ceux qui ont trente millénaires.

— Alors comporte-toi comme telle et prends sur toi, répliqua Lathelennil, et je trouvais que c’était la chose la plus sensée qu’il avait dite jusque-là.

Arda n’en dit pas plus, et elle nous suivit sans se faire prier. Au fond, j’étais désolée pour elle : elle avait perdu sa mère, son père, et sa sœur jumelle.

Nous ne pûmes nous empêcher de jeter un dernier coup d’œil derrière nous, au moment d’embarquer sur le Rhaenya. Mais la wyrm nous attendait de pied ferme, et, toujours appliquée, elle nous fit passer devant elle, nous comptant un à un. Une fois que le compte fut bon, elle ferma le sas.

— Allez, murmura-t-elle, on s’en va.

Lathelennil jeta son épée par terre comme s’il ne s’agissait que d’un vulgaire bout de fer rouillé et il s’affala dans son trône avec un soupir las.

— Il faut décoller immédiatement, le pressa Rhaenya en venant le rejoindre. La situation ne fait que s’aggraver de minute en minute.

— Ouais, ouais, j’entends bien, grinça Lathelennil en se redressant.

Son armure était couverte de sang.

Les doigts courant sur la console holographique, il lança les procédures de décollage.

— Désarrimage, commenta Rhaenya. Le Mebd ne répond plus, Ennil.

— Force le système, répondit tranquillement Lathelennil, que les dommages probables n’avaient pas l’air d’inquiéter.

J’étais en train de sortir les petits du sac, qui s’éparpillèrent aussitôt sur le pont, découvrant leur environnement d’un air étonné. On avait enlevé son bandeau et ses bouche-oreille à Naradryan, qui regarda autour de lui.

— Où on est ?

— Sur notre cair. On quitte le Ráith Mebd.

Le petit ouvrit de grands yeux, choqués.

— Et papa ? Il est encore à bord, tout seul !

— Désolé Naradryan, mais on ne peut rien faire… Et puis tu sais, ton papa est mort…

— Mais son cristal-cœur ! Il ne se réincarnera pas, et ne retrouvera jamais maman ! cria le pauvre petit.

Lathelennil se retourna.

— Voilà pourquoi je déteste les mômes… Il peut pas arrêter de hurler, un peu ? Je suis en train d’essayer de hacker le Mebd pour qu’on puisse se désarrimer avant qu’elle n’explose, j’ai besoin de calme.

— Attends, Lathelennil, fis-je en le regardant par-dessus la tête de Naradryan en pleine panique. Le petit a raison. On ne peut pas laisser le cristal de son père disparaître comme ça.

— Les clowns se chargeront de collecter tous les cristaux sur leur chemin, répliqua Lathelennil sans cesser de tripoter sa console. Ils le font toujours. Il suffit qu’il reste un filidh vivant, et il s’en chargera, même s’il ne lui reste qu’un bras. Et puis, ils ont deux Aonaranan, par les entrailles pourries de Lugdh ! S’ils n’arrivent pas à botter le cul de l’ennemi avec deux putains d’avatars d’Arawn, alors, la race ældienne est foutue, et on a plus qu’à s’ouvrir la carotide tout de suite.

— Toujours très constructif, tes solutions, pestai-je, fronçant les sourcils. Très utile !

— Qu’est-ce que tu veux, je suis dorśari, moi, railla-t-il. Le maître des licornes roses, tu l’as laissé sur le Mebd, et il est trop occupé à sauver le monde pour t’aider !

Malheureusement, les paroles acides de Lathelennil n’étaient que trop vraies. Une fois de plus, Ren m’avait abandonnée, pour poursuivre une mission qu’il jugeait prioritaire par rapport à nous, sa famille.

Et ce pauvre petit, lui, n’en a plus, pensais-je en regardant le pauvre Naradryan, tellement choqué du sort de son père qu’il semblait s’étouffer avec sa propre respiration.

Merde, je suis pas comme Ren, moi ! Je ne peux pas sauver le monde, mais je peux au moins soulager ceux qui sont près de moi.

Ne pouvant effectivement que compter sur moi-même, je pris ma décision.

— Y a un truc qui ressemble à une armure ou une combinaison pour elleth, ici ? demandai-je à Rhaenya.

— T’as vu l’intérieur de mon cair, non ? ricana Lathelennil Tu crois que c’est le genre d’astronef sur lequel on accueille des dames ?

Cet affreux goujat était hilare. Arda échangea un regard choqué avec moi.

— Je vais chercher une de ses armures, décida Rhaenya en passant devant moi.

La wyrm me trouva de quoi me vêtir. Je n’eus qu’à tendre les bras, et la combinaison dorśari vint se coller directement à ma peau. Mes seins furent compressés par le plastron de cette armure pour mâles, mais au moins, je n’étais pas en slip clouté, le ventre et les fesses à l’air comme ces Sœurs-du-Rouge que Lathelennil affectionnait tant.

— J’espère que cette armure est propre ! grimaça Arda.

— Sur le champ de bataille, tu crois que je pisse où ? railla Lathelennil avant de me jeter un bref regard. Tu y vas vraiment !

Je ne pris pas la peine de répondre.

— Tu me prêtes ton épée ?

Angrist ? Non. Elle est endwollée, donnée par Demosariel lui-même. Je suis le seul à pouvoir la manier : même ton chevalier blanc de Ren, avec tout son pouvoir d’Aonaran, ne le pourrait pas.

— Ren n’en a pas besoin, il peut neutraliser n’importe quel ennemi à mains nues, répliquai-je.

Lathelennil se leva. Je crus un instant qu’il voulait m’en coller une, mais il vint juste m’arracher son épée des mains, avant de la faire basculer dans son dos.

— Bon. Je viens avec toi… Vu qu’il y a pas le choix, fit-il en jetant un regard vindicatif à Naradryan. Rhaenya, prépare-toi à faire décoller le cair à tout moment. Et vous deux, les orcanides – il pointa un doigt en direction d’Arda et Roggbrudakh – si vous voulez vous rendre utile, essayez de débloquer le système d’arrimage sur la console extérieure. Faudra peut-être y aller à coups de poudre d’araignée et de force brute.

Arda poussa un cri outré. On l’avait traité d’orcanide !

Je me retrouvai donc de nouveau dans le sas, avec Lathelennil. En attendant que la porte ait fini de s’ouvrir, il ouvrit un placard et décrocha un combifuseur à plasma, qu’il me lança.

— Tiens. Un petit joujou humain.

Ravie, je désarmais la sécurité. Enfin une arme que je connaissais !

Lathelennil se tourna vers le petit ældien, qui nous avait suivi dans le sas.

— Bon, le gosse, fit-il aimablement. Où doit-on chercher le cristal de ton père ?

Le petit leva la tête vers Lathelennil.

— Je viens avec vous ! proposa-t-il.

Je posai une main sur son épaule.

— Naradryan, je suis désolée, mais tu ne peux pas venir avec nous. C’est trop dangereux.

— Mais je voudrais dire au revoir à mon papa...

Lathelennil roula des yeux.

— Écoute, je vais essayer de le ramener, ton père, d’accord ? Je te promets rien. Mais je vais essayer. En échange, tu la fermes et tu te tiens tranquille.

Naradryan acquiesça, glacé. Le sas avait fini de s’ouvrir : Lathelennil releva ses yeux noirs sur moi.

— Allez. On y va.

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