Fourvoyée : I

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Le vaisseau était silencieux. Les cair ældiens ne ronronnent pas comme nos machines le font, en émettant ce bruit si rassurant qui m’a bercé toute mon enfance. À l’intérieur des entrailles sculptées du wyrm qui les constitue, pas un bruit. Et ce matin en particulier, le cair était aussi silencieux qu’une tombe.

Je m’étais réveillée il y a déjà plusieurs heures, mais mon sombre comparse ne s’était pas montré.

Pourvu qu’il ne soit pas mort, me surpris-je à penser, tout en me dirigeant vers sa cabine.

Je m’étais juré de fuir cet endroit, de ne jamais y entrer. Mais là, il s’agissait d’un cas de force majeure. Aussi bien disposée qu’elle soit, il y avait peu de chances pour que Rhaenya me laisse piloter à la place de son binôme ædhel. Elbereth l’acceptait, mais c’était uniquement à cause des sentiments que Ren me portait, et du fait que j’avais retourné ces sentiments. On ne badine pas avec la loyauté, sur Ultar. D’ailleurs, Rhaenya ne s’était pas plus montrée que Lathelennil. Elle devait lécher ses plaies dans quelque recoin sombre, attendant que son maître se remette, et souffrant de concert avec lui.

Bon, me décidai-je. Soit il est mort, soit il est sérieusement blessé. Je ne crains rien de sa part. Et puis, il tient à obtenir un genre de permission.

J’ignorais ce que Lathelennil voulait réellement de moi – un rapport sexuel, me « punir », oui, mais encore ? – mais j’avais tout de même remarqué qu’il attendait une sorte de consentement de ma part à ses perversions. Un peu comme Ren qui, bien que je sois dans le même état qu’un morceau de tôle fondu, attendait que je le supplie et le menace des pires violences avant de poser le moindre bout de doigt sur moi. Je n’avais pas encore résolu ce mystère : soit les ældiens étaient pathologiquement peu sûrs d’eux – ce qui, paradoxalement, ne les empêchait pas de parader avec arrogance, panache déployé – soit ils recherchaient avidement la soumission complète, l’abandon total du second parti. À force de côtoyer les dorśari, je commençais à pencher pour la seconde hypothèse.

Cependant, en l’état actuel des choses, la virulence de Lathelennil devait avoir été réduite à zéro. Pour un ældien, avoir le cœur atteint est la seule blessure réellement mortelle. S’il se jetait sur moi, il me suffirait de frapper de toutes mes forces sur sa poitrine ouverte. En évitant de toucher les tétons percés au passage, pour des questions de confort mental personnel. Cela, Ren me l’avait assuré : une atteinte à l’organe solénoïde, lorsqu’il était ouvert, pouvait tuer un mâle adulte sur le champ.

Forte de ces pensées, je m’arrêtai devant la porte fermée de l’ældien bicolore. Je restai plantée devant quelques instants, avant de me décider à frapper.

— Lathelennil ?

Je marquai une pause.

— Est-ce que ça va ?

Un faible grognement me répondit. Il était vivant. Rassurée, je poussai la porte.

Je fus accueillie par une forte odeur de musc et d’épices boisées, qui flottait dans un capharnaüm sans nom. Lathelennil avait ses fièvres. C’était sans doute pour cela qu’il gardait le lit.

Et merde, me dis-je en me mordant la lèvre, plissant les yeux dans la pénombre.

Je pris un moment pour évaluer ma réaction au parfum des phéromones de ce mâle, tout en découvrant le désordre terrifiant dans lequel il vivait. Des tas d’objets s’entassaient dans cette petite pièce : caisses de fret remplies de nourriture, armes diverses et sales posées n’importe où, ustensiles non identifiés… Le lit, poussé contre un mur, n’était pas l’une de ces boîtes tressées et richement décorées, faisant presque la taille d’une pièce, que les seigneurs dorśari comme Uriel affectionnaient. C’était un simple matelas haut et rembourré, encombré de fournitures, dans lequel se trouvait emmitouflé sous une pile de peaux douteuses, le propriétaire de ce foutoir.

Et dire que c’est là-dedans qu’il voulait m’inviter pour sa petite partie fine, réalisai-je, déconcertée par l’audacieuse prétention de l’ældien.

Mon étonnement ne fit qu’enfler lorsque j’aperçus la décoration minimaliste, mais ô combien marquante, de cette garçonnière. Parmi les artefacts ésotériques et les armes de guerre – pour certains, républicains : visiblement, au combat Lathelennil ne répugnait à rien, à la différence de Ren – l’utilité de certains objets était peu évidente à première vue, mais contrariante après examen plus approfondi. En apercevant des images holographiques d’ældiennes visiblement non-dorśari et de femelles humaines dénudées, attachées, violentées par des exos très fortement membrés, qui encombraient le mur au-dessus de ce lit, je décidai de me concentrer plutôt sur la silhouette engoncée sous les draps. Avisant un fouet à tige, je le pris du bout des doigts pour soulever la couette sans avoir à la toucher, dévoilant lentement le deuxième successeur au trône de Dorśa.

Roulé en boule au fond du lit, ce dernier avait perdu toute sa superbe. Les genoux ramassés contre sa poitrine, le visage enfoui dedans et les grandes oreilles pointues dépassant de son étrange chevelure bicolore, il ressemblait plus à un hënnel dans son panier qu’à un terrible fléau de la galaxie. Vêtu exactement de la même manière que la veille – il était allé au lit avec sa combinaison ! – il sortit le visage de la cachette de ses bras pour me jeter un regard noir.

— Tu oses porter le fouet sur le second héritier du Trône d’Obsidienne ? grinça-t-il. Sais-tu le manier correctement, au moins ?

Je secouai la tête, avant de laisser tomber l’objet du délit. Inutile de lui donner de fausses idées.

— Il serait peut-être temps de se lever, Lathelennil, lui dis-je. J’ai cru que tu étais mort.

— J’ai mes fièvres, crut-il m’apprendre.

— Je sais. Je l’ai senti.

Même quelqu’un sans odorat l’aurait fait : la pièce empestait les phéromones mâles. Celles de Lathelennil avaient un arôme différent de celles de Ren. Elles étaient plus âcres, ou plus acides. C’était le genre d’odeur qui fait hésiter entre la grimace et l’envie d’en sentir plus.

— Alors ? fit Lathelennil, une lueur d’intérêt s’allumant dans ses yeux noirs. Est-ce que mon essence te plaît ?

Alors, le singeai-je, la formule du cocktail chimique que tes glandes exocrines émettent me confirme que tu n’es pas mon type, pour te le dire gentiment.

Il grimaça et se renfonça dans son oreiller.

— Bon. Passe-moi la boîte sur la table, là, se résigna-t-il en me désignant un objet quadrilatéral dont les parois étaient ornées de symboles intriqués et de glyphes cuivrés.

Je pris l’objet et l’observai, curieuse. Alors que je l’examinais, la main griffue de Lathelennil vint l’attraper, vive comme l’éclair. Assis en tailleur sur le lit, il la posa entre ses jambes et appuya sur différents symboles, dans un ordre visiblement préétabli. La boîte émit alors un scintillement, et, avec un agréable bruit de claquement, le couvercle se souleva, mû par un champ de force invisible. Lathelennil y plongea délicatement l’un de ses longs doigts et en retira une pilule, qu’il fourra dans sa bouche.

— Qu’est-ce que c’est ?

Lathelennil releva ses yeux noirs sur moi.

— Un mélange d’ayesh et de silentium, m’apprit-il. Un cocktail de mon cru.

Je connaissais le silentium, un stimulant connu pour ses propriétés antidouleur et son effet coagulant, souvent pris en cachette par les troupes au sol de l’infanterie mobile, et tristement connu pour décupler l’agressivité au combat et transformer en machine insensible quiconque en prenait. Mais pas l’ayesh.

— C’est un sédatif qu’on récolte sur la planète Hrvek, au sein de marais putrides. On l’utilise pour calmer les fièvres pourpres. C’est très efficace, mais ça peut facilement rendre dépendant. Le silentium, on le prend pour ses effets anticoagulants surtout, même si ça peut faire saigner du nez… Silivren n’en prenait pas, peut-être ?

Je secouais la tête.

— Non… Je t’ai déjà dit que Ren ne prenait aucune drogue.

— Parce qu’il pouvait t’avoir quand il voulait, répliqua joliment Lathelennil. Les mâles ayant accès à des femelles à volonté ne souffrent pas pendant les fièvres pourpres.

Parce qu’il n’était pas drogué, corrigeai-je, mécontente de ce qu’il insinuait. Comme si Ren avait accès à moi « à volonté » !

Lathelennil ricana sombrement. Puis il poussa le pilulier et se remit au lit.

— Tu ne te lèves pas ? insistai-je. Il faut pourtant aller chercher cette troupe de bardes-guerriers. Vu que nous n’avons aucune idée de l’endroit où ils se trouvent, il serait convenable de s’y mettre dès maintenant. La galaxie est vaste.

L’éclat blanc d’une canine acérée brilla sous les mèches bicolores et éparses de Lathelennil.

— Je me lèverai quand j’en aurai envie, gronda-t-il. Et quand la pilule aura fait effet. Maintenant, laisse-moi tranquille. L’ayesh n’aura aucun effet si tu continues à t’agiter sous mon nez comme ça.

Je quittai la cabine en soupirant. Ce Lathelennil était un véritable adolescent.

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