L'avènement de Shemehaz : II

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Le hurlement guttural – qui se changea bientôt en un déplaisant râle – transperça ses oreilles sensibles. La queue étroitement serrée autour de son corps, la tête basse, Círdan se rapprocha discrètement d’Angraema qui assistait à la scène, les poings et les dents serrées, presque les larmes aux yeux. Il fallait qu’il soit fort pour elle, même s’il savait que de voir torturer à mort Tanit – qu’il côtoyait depuis l’enfance – allait lui faire mal.

Pourquoi a-t-elle fait cela ? se demanda le jeune ældien, mal à l’aise. Pourquoi ? Tanit n’avait jamais été mauvaise, auparavant.

La femelle à la chevelure rouge – de la même couleur que celle de son père et lui, ce qui trahissait une lointaine origine commune, celle de Tará, où leurs ancêtres vivaient lorsque le monde était encore jeune – était enchaînée au milieu de la chambre des tortures privée d’Uriel, un lieu dont la seule vue rétractait tous les organes de Círdan. Le jeune ældien détourna les yeux de sa silhouette nue, de ce corps blanc livré à tous les supplices et qui, comme en témoignaient la quantité de mutilations qu’il portait, le sang et l’abondante transpiration sur sa peau, en avait déjà subi beaucoup.

— Elle est résistante ! rapporta une voix toute de cruauté contenue, celle du bourreau au tablier poisseux qui sortit de l’ombre, hachoir en main, pour venir rendre compte à son maître, le dénommé Khror.

C’était un géant. Et un monstre, tout droit sorti du pandémonium, aux yeux de Círdan.

— Et elle aime ça, ajouta-t-il d’une voix grasse, en venant caresser de sa lame la cuisse de sa victime.

Khror avait déjà fait connaître à l’ældienne un nombre important d’ignominies. C’en était trop pour les deux jeunes, et aussi, visiblement, pour Mana.

— Ça suffit, aboya-t-elle en voyant Khror soulever à nouveau son tablier. Elle en a eu bien assez de votre part. Il est temps pour elle de commencer sa nouvelle vie comme témoignage de la gloire de la reine araignée. Vous pouvez lui couper les jambes : le reste, j’en fais mon affaire.

Elle se tourna vers Uriel.

— Avez-vous préparé la salle selon mes instructions, seigneur de mes nuits ?

Uriel déposa un baiser empreint de respect sur les cheveux blancs de Mana.

— Je l’ai fait, ma reine. Mes émissaires se sont rendus sur Kharë, et ont capturé la plus grosse arachnide qu’ils ont pu trouver. Mes Sœurs-du-Rouge l’ont ensuite convoyée dans le donjon principal, où elle vous attend pour la cérémonie.

— Parfait. Angraema, tu m’assisteras. Il est temps que tu apprennes les secrets de la haute magie arachnéenne, toi aussi.

Círdan sentit tout le corps d’Angraema se tendre.

— Non Mère, je n’y assisterai pas. Ces tortures abominables me révoltent ! Je préfèrerai que vous portiez le coup de grâce à cette malheureuse, à présent.

La reine khari plissa les yeux.

— Comment ? Mais pourtant, rappelle-toi que...

Un rire atroce couvrit la voix de Mana, qui s’apprêtait à morigéner sa fille.

C’était Tanit. Elle riait à gorge déployée, les quatre membres coupés sous les articulations, secouant son corps supplicié sur les chaînes.

La malheureuse a perdu la raison, réalisa Círdan. Et il y avait de quoi.

— Qu’y a-t-il de drôle ? siffla Daemana. Tu prends donc autant de plaisir à être le jouet de Khror, mutilée, fouettée et torturée ? Le processus de transformation en aeldanide est dit terrifiant, long et extrêmement douloureux. Riras-tu autant lorsque ce qu’il te reste de membre gonflera, puis se scindera en deux pattes fines et pointues ? Riras-tu autant lorsque ton ventre bourgeonnera pour devenir un abdomen bulbeux ? Cela m’étonnerait fort !

Círdan se mordit la lèvre, absolument horrifié par ce programme. Mais Tanit planta son regard bleu, devenu vitreux, dans celui de sa tortionnaire.

— Et toi, susurra-t-elle, riras-tu lorsque tes chères filles seront retrouvées grosses des orcanides, dents et griffes arrachées pour mieux accommoder leurs plaisirs ? riras-tu lorsqu’elles s’ouvriront la gorge de honte, chacune sur la lame de l’autre ? Riras-tu lorsque ton Angraema mourra, mise en pièces par trois superbes Sans-Yeux qui se disputeront son corps hurlant lors de l’une de ses quêtes stupides ? Riras-tu lorsque ton Silivren sera consumé par la Dévoration, torturé pour l’éternité dans une dimension que ton petit esprit étriqué ne peut même pas imaginer ? riras-tu lorsque ce jeune, là, se...

Un coup de lame vif comme l’éclair mit fin à sa diatribe fielleuse. La tête de la belle ældienne roula au sol, alors qu’Uriel essuyait sa lame sur un bord de son shynawil.

— Elle me cassait les oreilles, Adorée, s’excusa ce dernier en rengainant. Ses restes seront portés dans le donjon, comme prévu, et remontés comme il se doit, afin que vous ne soyez pas privée de votre amusement. Mais sa langue sera arrachée. Je trouve son verbiage insupportable.

Mana releva les yeux sur Uriel, choquée.

— Vous avez tous entendu ce qu’elle a dit sur mes filles…

— Rien ne dit que cela se réalisera, Mère, intervint Angraema. Tanit n’était pas une prophétesse, ni une prêtresse de la seldarë : c’était une simple barde de cour. Elle n’avait aucun autre pouvoir que celui de tenter, une dernière fois, de vous atteindre. Voilà ce qu’on récolte en semant partout la haine et la souffrance ! Rien de bon ne peut sortir de ce genre d’endroit (La jeune ældienne jeta un regard sévère à Khror et à Uriel). Rien que des malédictions ! Personnellement, j’en ai assez vu. Círdan ? Tu viens ?

Mais Círdan ne lui répondait pas. Les yeux révulsés, il fixait quelque chose devant lui, le visage figé en un masque d’horreur sans nom.

Surprise du manque de réaction de son compagnon, Angraema se retourna, contrariée. Lorsqu’elle vit les yeux blancs et l’expression de terreur absolue du jeune ældien, elle se rapprocha, inquiète :

— Círdan ?

Ce dernier s’éleva soudainement à cinquante centimètres du sol. Ses cheveux et son panache se déployèrent autour de lui, comme s’ils étaient traversés par un champ magnétique.

Accoutumée à ce genre de démonstration, Mana se précipita devant sa fille, sigil brandit devant elle.

— Maman ! hurla Angraema en voyant sa mère envoyer à son compagnon les flammes vertes et crépitantes d’une charge énergétique.

Mais la boule de matière explosa sans atteindre Círdan.

— Comment est-ce possible ? grinça Mana, cramponnée à son sigil. Il ne possède pas de cair, ni de combinaison à champ configuratif ! Il ne devrait pas pouvoir générer d’orbe !

— Il est possédé, siffla Uriel en sortant à son tour son arme. Possédé par une entité de la dimension infernale !

Un rire sardonique lui répondit. Cette fois, il ne venait plus de la bouche morte de la malheureuse Tanit, mais de celle de Círdan.

— Pauvres petits ædhils, vous qui vous pensez si savants et puissants, ricana la créature que Círdan était devenue. Vous espérez encore m’échapper, à moi, que l’on appelle la Dévoration ? Toi, Uriel Niśven, qui repousses la mort depuis des centaines de millénaires, par crainte du sort que tu pourrais connaître entre mes mains et qui sacrifie d’innombrables âmes en espérant me tenir à distance ? Ou toi, Daemana, qui penses improprement, en te mettant sous la coupe d’une faible créature pleureuse transformée par l’Abîme, te tenir à l’abri de mes atteintes ? Et que dire de toi, jeune vierge sans peur et sans reproche, qui, en empruntant si diligemment le chemin de la perfection, marche sans le savoir vers une identique damnation ? Je ne parle même pas de celui-là, qui m’a imprudemment ouvert son esprit et dont je vois tous les désirs secrets et inavoués… Oh, toi la petite sidhe, si tu savais ce qu’il aimerait te faire, celui-là, s’il osait seulement le formuler !

— Taisez-vous ! hurla Angraema, hors d’elle. Qui que vous soyez, laissez-le ! Ou je vous découpe en morceaux !

L’être diabolique qu’était devenu Círdan se mit à rire de plus belle.

— Tu découperais le corps de ton bien-aimé en morceaux ? Je t’en prie, vas-y ! Suis le désir secret tapi au fond de ton coeur, et déchire le corps de ce mâle qui attend avec impatience de te déchirer, toi, la petite femelle innocente !

Angraema glapit de rage, impuissante. Les larmes aux yeux, elle se tourna vers sa mère et Uriel. Eux, parmi tous, pouvaient bien faire quelque chose ? C’était pourtant leur domaine, l’Enfer, les démons !

Mais, à l’immense horreur de la jeune ældienne, ils étaient tous les deux figés comme des statues de marbre. Horrifié, les lèvres serrées, Uriel contemplait l’abomination qu’était devenu Círdan avec un faciès de pur effroi. Quant à Mana, elle était pâle comme un suaire.

— Mère ! lui hurla Angraema. Reprenez-vous ! Círdan est possédé par une entité de l’Abîme ! Il faut faire quelque chose ! Vous êtes une prêtresse, non ? N’est-ce pas le moment d’invoquer la Reine Araignée ?

— Même Lethë est impuissante face à Shemehaz, murmura Mana, hagarde. Il n’y a rien que je puisse faire, ma fille !

Le rire sardonique de Círdan – ce qu’il était devenu – repartit de plus belle. S’approchant d’Angraema, il vint lui caresser le menton.

— Si seulement je n’étais pressé par le temps, sur la piste d’une proie que j’attends depuis longtemps de posséder, je prendrais soin de toi, ma petite, lui susurra-t-il. Mais ne t’en fais pas, ton heure viendra.

Angraema se mit soudain à hurler. Elle tomba à genoux, sous le regard narquois et le rire cruel de Círdan. Quelles visions d’horreur l’infâme entité lui avait-elle envoyées ?

Mana se précipita vers sa fille. Mais elle fut saisie au cou par le jeune ældien, qui, faisant montre d’une force phénoménale, la souleva devant lui, la dirigeant dangereusement vers le pal que Khror avait préparé pour Tanit.

— Et toi, l’insatiable femelle, jamais satisfaite… Je vais te donner un avant-goût de ce qui t’attend de l’autre côté !

La lame d’Uriel, aussitôt secondée par le fouet de Khror, lui firent lâcher sa prise momentanément. Le bras qui tenait la reine dorśari tomba au sol, coupé net. Quant à l’autre, il était pris dans la lanière crantée du bourreau. Pendant un instant béni, la terrible entité démoniaque parut incapacitée.

Círdan les regarda, surpris, ses grands yeux rouges affichant un air étonné. Puis il sourit. C’était un sourire mielleux, dégoulinant de cruauté.

— Uriel Niśven… Longtemps j’ai attendu ce moment ! gloussa-t-il, le pointant de son coude mutilé.

Une seconde configuration, accomplie le temps d’un battement de coeur, fit repousser son bras. Il apparut comme neuf, et aussi fort qu’avant.

— Ce jeune a du pouvoir… Beaucoup de pouvoir. C’est un maître en configurations : son corps me fera l’avatar idéal pour aller m’emparer, enfin, de l’Aonaran. En attendant… Tu es à moi, Uriel.

Le susnommé fronça les sourcils, les lèvres retroussées sur ses canines. Son expression exprimait le dégoût le plus intense.

— Je ne suis pas le dernier en ce qui concerne les configurations, sorcière, grinça-t-il. Tu vas l’apprendre à tes dépens !

Et il tendit la main devant lui, doigts écartés, un orbe crépitant prenant forme autour de ses doigts, plus éblouissant qu’un soleil en fusion.

Il n’eut guère le temps de faire plus. Les tiges d’uranium barbelées qui formaient les sculptures cruelles de la lourde porte de la salle s’arrachèrent, comme animées de vie propre. Cette spectaculaire action sur la structure qui formait le cair était caractéristique du pouvoir des charpentiers, ces « chanteurs de bois-de-wyrm » qui faisaient danser la matière.

Khror s’interposa avec un grognement de joyeux défi, hachoir en avant, visiblement désireux d’avoir sa part, ou de mourir pour son maître. Il fut le premier transpercé. Sa forme grotesque, enlacée par la morsure cruelle des barbelés, fut saisie et écartelée jusqu’au point de rupture : son visage démasqué puis arraché, en tombant au sol, révéla la face grimaçante d’un orc. Uriel, quant à lui, vit sa poitrine embrochée de part en part par la même tige acérée qui avait découpé son serviteur. Lui qui avait toujours pris soin de garder cet organe sous clé, dans la boîte noire de ses déviances, finit empalé contre la porte, le cœur éclaté, le sang dégoulinant de la bouche à gros bouillons. Lorsque sa tête retomba contre sa poitrine, ses longs cheveux noirs recouvrant son visage supplicié, un objet lourd et oblong se décrocha de son cou et roula au sol, jusqu’aux pieds de Círdan. Une grosse opale, que la terrible entité aux cheveux de feu saisit entre ses doigts pointus. Après l’avoir regardée d’un air gourmand, le Círdan possédé ouvrit la bouche en grand et l’avala, glouton.

— Celle-là, murmura-t-il d’une voix rauque, cela faisait longtemps que je la convoitais. Uriel Niśven… J’aurai grand plaisir à t’accueillir en mon palais. J’espère que tu apprécieras les festivités que je t’y ai réservées.

Ainsi finit Uriel Niśven, le seigneur dorśari qui avait tenté, cent millénaires durant, de repousser sa fin en se repaissant de la souffrance des autres, dans le seul but de retarder son inévitable descente aux abysses.

La terrifiante créature, alors, se retourna pour contempler ses prochaines proies.

— À nous, maintenant.

Une expression de frustration intense apparut sur le visage angélique de Círdan, alors que ses yeux ambrés tombaient sur la porte ouverte.

Les deux femelles avaient disparu.

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