Le seigneur des épées : IV

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La stratégie de Lathelennil, qui n’en était pas vraiment une, nous fut révélée une fois toute la troupe (ou presque) rassemblée sur la plage, se tenant à une certaine distance de l’eau, alors que le « prince », ainsi que l’appelait désormais Syandel, se tenait lui, face à l’immensité de l’océan nunellien, bien campé sur ses jambes, et bras écartés, invoquant quelque entité bien connue de sa famille. Il avait ouvert ses deux poignets, n’ayant aucun autre volontaire que lui-même pour le nécessaire sacrifice. Je l’avais vu jeter un œil à mes trois enfants à travers ses paupières obliques, mais, par la grâce de tous les dieux de l’univers, il était vite passé à une autre option.

— Qu’est-ce qu’il fait ? me demanda Cerin.

— Il invoque des entités d’une autre dimension, située au delà de notre univers physique, leur expliquai-je.

— Est-ce que c’est dangereux ?

— Très dangereux. Mais oncle Lathé sait ce qu’il fait, ne vous en faites pas.

Fasciné, les yeux fixés sur son oncle, Caëlurín dit alors d’une voix habitée :

— Il est tellement fort !

La mélopée rauque et lancinante de Lathelennil, qui murmurait des imprécations en dorśari, dague effilée à la main et bras levés, flottait dans l’air sans vent de Nuniel. Mais comme l’entité demandée n’apparaissait toujours pas, il se fit deux nouvelles entailles, du même geste rageur qu’il avait utilisé pour poignarder le fauve dans la forêt.

La voix mélodieuse de Syandel – apparu dans mon dos comme par enchantement – glissa dans mes oreilles. Elle m’évoqua le son à la fois calmant et stressant du son nommé « torrent de montagne » que les légionnaires passaient dans les cabines dites de « dépressurisation » aux soldats qui revenaient vivants (mais traumatisés) du front.

— Ne croyez-vous pas que Sa Sérénissime Altesse en fait un peu trop ? se moqua l’olamh.

— C’est une question d’honneur, pour lui, répondis-je. Je pense que si ce qu’il invoque ne répond pas à son appel, il se jettera dans la mer et nagera lui-même jusqu’au portail.

— Attirant par la même tous les prédateurs marins qui hantent ces eaux, fit Syandel en hochant la tête. Noble sacrifice que cela sera. Digne d’un prince, assurément !

Mais l’heure n’était pas à rire. Une fissure zébrée d’éclairs apparut en effet au-dessus de l’eau, et derrière nous, les filidhean bougèrent, se mettant aussitôt en position de combat. Le tissu de la réalité se déchira, révélant une faille dimensionnelle.

Une petite jambe blanche, minuscule, sortit de cette fente dans le ciel. Une jambe, puis une autre, suivies d’un bras, et d’un petit corps pâle qui s’en extirpa en se contorsionnant. Un hënnel, un enfant ældien… Aux cheveux blancs et aux yeux entièrement noirs, qui flotta un moment, bras tendu devant nous. Autour de lui se matérialisèrent des lames rouillées et ensanglantées, qui se mirent à tourner autour de lui comme un manège maléfique et guerrier.

— Demosariel, le Seigneur des Épées, murmura Syandel, stupéfait.

Lathelennil tomba à genoux. C’était rare de le voir ainsi, courber la tête devant quelqu’un qui n’était pas son frère aîné. Mais Lathelennil avait beau être fier, c’était un invocateur chevronné, qui connaissait les convenances. De l’humiliation et de l’auto-mutilation… Voilà ce que les dieux de l’Envers attendent de leurs serviteurs.

— Je t’entends et je te vois, Lathelennil Niśven, aimé parmi mes enfants, fit le petit d’une déplaisante voix d’outre-tombe. Toujours le contrat est renouvelé entre nous, et tu l’honores bien. Que désires-tu de moi, aujourd’hui ? Parle, je t’écoute.

Lathelennil se releva.

— Je désire avoir accès à ce portail, situé là, sous la mer. Je veux que tu utilises ton pouvoir pour m’ouvrir une voie, une voie sûre, que je puisse emprunter pour retourner à Sorśa. Moi, et tous ceux que tu vois derrière moi.

Alors, Demosariel sembla nous voir pour la première fois.

— Des amis à toi ? Très bien. Que m’offres-tu, en échange ?

— Mille esclaves orcanides, sacrifiés en ton nom dès mon retour à la Cité Noire.

L’infâme enfant fit la moue.

— Je préférerais que tu m’offres ton esclave humaine et ses petits perædhil, fit-il cruellement. Ils m’ont l’air fort appétissants.

Je serrai me enfants contre moi. Derrière, je pus sentir la tension qui se dégageait des bardes-guerriers, prêts à intervenir à tout moment.

— Non, répondit fermement Lathelennil. Cette femelle n’est pas à moi, ni les petits perædhil.

— Hmm, ils appartiennent à Arawn… Je sens la marque du Seigneur de la Douleur sur eux. Le vrai prince… ricana Demosariel. Est-ce pour cela que tu me les refuses ? Ou parce que la femelle est pleine de tes petits ?

De nouveau, je sentis le regard de Syandel – mais aussi d’Eren et de Círdan – dans mon dos. C’était le problème, avec les agents du Chaos : ce sont de véritables saloperies, toujours prêts à révéler maints secrets que l’on aurait préféré savoir cachés.

— Qu’importe. Cette humaine est une fidèle : j’épargnerai donc sa vie et celle de ses enfants, pour aujourd’hui. Je vais t’exaucer une fois encore, Lathelennil de Sorśa : mais j’attends de toi que tu respectes ton serment sitôt arrivé à Ymmaril.

Lathelennil acquiesça. Mais alors qu’on le pensait satisfait, Demosariel fronça le nez.

— Je ne vois pas l’épée noire ni à ta hanche, ni sur ton dos. Qu’as-tu fait de la fille que je t’ai confiée ?

— Elle est en sécurité à Ymmaril, Demosariel, lui répondit Lathelennil. Je ne voulais pas risquer de la souiller avec le sang pourri des misérables fantômes qui hantent cette planète morte.

La voix de l’enfant devint soudain stridente.

— Menteur ! Tu as failli la perdre, et tu l’as renvoyée sur un autre plan dimensionnel. La voilà, ton épée noire ! Prends-là, mais en compensation, je veux que tu demandes à l’archimage de mon temple de te passer au fouet à neuf queues, dès les orcanides sacrifiés ! Tu as compris ?

Lathelennil baissa la tête.

— C’est entendu, murmura-t-il entre ses dents, relevant son regard noir sur Demosariel. Tu auras tout ça.

— J’espère bien, grinça l’inquiétant enfant.

Il se dématérialisa aussitôt, et le silence retomba sur la plage. Sur le sable gisait l’énorme épée noire de Lathelennil, qu’il s’empressa de ramasser sous mon regard désolé, et celui, indécelable, des filidhean.

Pendant un moment, je crains qu’il n’eût fait tout cela pour rien d’autre que récupérer son arme. Mais personne ne bougea, et bientôt, un grondement se fit entendre. Il devint de plus en plus assourdissant, et soudain, une arche de pierre monumentale – assez grande pour faire passer un cair — jaillit de l’eau, à environ cent mètres de la plage. Progressivement, elle s’éleva dans les airs, charriant algues fluorescentes et étranges poissons aux dents effilées comme des aiguilles, qui retombèrent à l’eau à mesure qu’elle s’envolait. Une fois qu’elle fut bien haut, elle resta là. Alors, des dalles de marbre, semblant venir de nulle part (du palais en ruines, en réalité) s’élevèrent dans le ciel et vinrent se placer devant la porte comme des dominos, les unes derrière les autres, à une vitesse hallucinante, formant un chemin suspendu. À son extrémité, un glacis miroitant apparut entre les deux absides de l’arche.

Le portail. Il était enfin accessible, et il était opérationnel.

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