Sous les étoiles mortes : III

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L’occasion fut donnée à Lathelennil de démontrer ses talents de veneur à peine quelques heures plus tard. Nous progressions depuis un bout de temps déjà, assez fatigués, lorsqu’au détour d’une clairière délicatement éclairée par cette lueur spectrale qui baignait Nuniel, nous aperçûmes une dizaine de têtes d’un troupeau d’animaux quadrupèdes bizarres, un genre de carcadann sans encolure et dotés de deux cornes en rameaux. Lathelennil, fidèle à ce qu’il nous avait annoncé, fut le premier à les apercevoir. Il s’accroupit immédiatement et nous intima d’un geste à faire de même.

— Des daurilinim, murmura-t-il. C’est incroyable… Ces bêtes ont été amenées de Faërung il y a très longtemps, et elles ont survécu au séjour dans l’antimatière… Parfait. Je vais en chasser une pour notre dîner !

Je le regardai, dubitative.

— Mais tu n’as ni arme de jet ni arme à feu, observai-je.

— Tu crois que j’ai besoin de ces artifices ? coassa-t-il en me regardant d’un air hautain. Je suis un ædhel : mes ancêtres semaient la terreur dans les troupeaux de Faërung, égalés à la chasse seulement par les wyrms. Tuer cette bestiole à l’aide de mes seules armes naturelles de prédateur sera un jeu d’enfant pour moi !

Je m’éloignai et le laissai faire le « prédateur », l’observant de loin. Lathelennil rampa dans les buissons comme un tigre, avant d’aviser un arbre et d’y grimper sans un bruit. Je devais reconnaître qu’il était silencieux et agile, comme tous les ældiens : mais cela allait-il être suffisant pour tuer une bête de cette taille avec un seul petit couteau ?

— Qu’est-ce qu’il fait ? s’enquit Cerin en regardant son cher « Oncle Lathé » s’aplatir contre une branche, observant le troupeau d’herbivores qui broutait paisiblement en dessous.

— Il chasse notre repas du soir, leur expliquai-je. Observez-le avec attention et prenez-en de la graine : vous aurez peut-être besoin de le faire un jour, vous aussi.

Le fléau de Faërung mit un certain temps à se décider. Il devait choisir sa proie. Et soudain, ayant avisé un daurilim plus petit que les autres, il se mit en mouvement. Il bondit de sa branche, volant littéralement, bras et doigts griffus écartés, bouche ouverte, pour se jeter sur la victime de son choix. Le choc provoqua une fuite panique des bestioles, qui se mirent à courir droit devant eux. Mais Lathelennil avait accroché sa proie. Bien fixé sur son dos, il l’enserrait de ses bras. Le daurilim se mit à ruer et à beugler, entraînant son agresseur dans une fuite éperdue et désespérée. Lathelennil faillit lâcher un instant, mais il se reprit et s’agrippa plus fermement, fouillant dans le cou de la bête pour trouver sa jugulaire.

C’est pas vrai. Il compte vraiment s’y prendre comme ça !

— Je retire ce que j’ai dit, fis-je à mes enfants. Si vous devez chasser un jour, ne faites pas comme lui. Prenez un fusil.

Devenue folle de peur et probablement de douleur, la malheureuse victime se jeta au sol, essayant ainsi de se débarrasser de son agresseur. Prédateur et prédaté roulèrent au sol, entremêlés, et la fuite se transforma en une lutte féroce. Finalement, Lathelennil émergea sur le ventre de la bête, qui battait des quatre fers, et, d’un coup de crocs bien placés, il la mit à mort. Elle se débattit encore avant de trembler et de se figer, les yeux fous, alors que Lathelennil continuait à lui enserrer la veine de sa mâchoire. Cette image ressemblait tout à fait à celle qu’il m’avait envoyée dans son cair, lorsqu’il avait voulu me mettre au pas. Visiblement, il n’en était pas à son coup d’essai.

Au bout de quelques minutes d’agonie, il se releva enfin, la bouche maculée de sang. Il s’essuya du revers de la main et porta son attention sur le poitrail de la bête. Là, après avoir saisi sa dague – qu’il fit tournoyer en l’air avant de la rattraper, histoire de bien finir de m’impressionner – il la planta dans la poitrine de sa proie pour en extraire le cœur, et le brandit devant lui avant de mordre dedans à pleines dents.

— Pourquoi il fait ça ? demanda Cerin en tournant vers moi ses yeux innocents.

— Il devait avoir très faim, observa Nínim.

Mais Caëlurín, lui, observait, fasciné. Et là, échappant à ma vigilance, il courut vers le fier chasseur et son gibier.

Lathelennil avait presque fini de gober le myocarde de la bête qu’il avait tué. Je crus un instant qu’il allait montrer les dents à Caëlurín, mais au lieu de le chasser, il l’accueillit en souriant, et lui fit renifler la viande dégoulinante. Avant même que je ne puisse protester, Caëlurín y planta ses petites dents, sous les encouragements de Lathelennil.

— Hé, protestai-je en accourant. Ne leur apprends pas à devenir cruels !

Lathelennil tourna un regard vindicatif vers moi.

— Je leur apprends à survivre. Et puis, tes enfants sont à moitié ældiens ! Il faut bien qu’ils apprennent les coutumes de leur peuple. Tu crois donc que leur cher papa n’a jamais les mains tachées de sang, lui ?

Je baissai la tête, me remémorant la façon dont Ren avait dévoré mon placenta. La viande fraîche transformait les ældiens en bêtes sauvages.

Je m’obligeai à observer Lathelennil découper le daurilim, aidé de mes enfants qui ne pouvaient s’empêcher de mettre leurs petites pattes dans la viande, affamés. Finalement, les ældiens et nous étions probablement les deux espèces qui avaient le plus en commun dans l’univers. Des mammifères qui tentent de déguiser leur animalité par les artifices d’une culture élaborée et complexe… Les autres espèces sapiens étaient différentes. Les wê vivaient nus, et ne manufacturaient pas d’objets. Ils n’avaient pas, pour ainsi dire, de culture. Quant aux nekomats, ils vivaient en harmonie sur leurs colonies moelleuses, sans avoir le moindre rite que ceux, basiques, dont a besoin un félin pour communiquer. Tout comme les wê, ils ne produisaient aucun objet. Restaient les humains et les ultari, orcanides compris. Je connaissais peu de ces derniers, mais j’étais en train de deviner – avec appréhension, je dois dire – qu’ils possédaient eux aussi une culture élaborée, proche, ainsi que me l’avait dit Ren autrefois, des ældiens. Et nos trois peuples avaient une grande chose en commun : la guerre, que les wê comme les nekomats abhorraient.

Comme nous les humains, les ældiens étaient tiraillés entre le chaos (leur nature sauvage, passionnée et émotionnelle) et l’ordre, ainsi que le montrait la discipline de très haut niveau qu’ils pouvaient s’infliger, leur civilisation très ordonnée, hiérarchisée et raffinée. D’après ce que j’avais compris en vivant parmi eux, c’est que leur pire honte et leur pire peur, au-delà de l’idée d’une disparition pure et simple dans le ventre du vide, c’est d’être « démasqué » en tant qu’animal sauvage avide de sang, d’amusement et de sexe. Les dorśari avaient décidé, il y a très longtemps, de se vautrer allégrement là-dedans, alors que les autres, les seelie, tentaient toujours de garder cette part sauvage le plus loin d’eux possible, avec plus ou moins de succès. Les ældiens comme Ren ou les filidhean m’avaient prouvé qu’ils étaient prêts à aller très loin pour ne pas céder à leurs pulsions. Dans les mythes qu’ils incarnent sur scène, l’incarnation par excellence de ce principe sauvage et chaotique est une déesse devenue folle pour y avoir cédé.

Je réalisai alors que les ældiens étaient fascinés par les humains pour cette même raison : nous étions nous-mêmes sensibles à ces problématiques. Chacun servait de miroir à l’autre.

Cerin me tira de mes réflexions pour venir m’offrir un bout de viande crue. Elle avait la bouche barbouillée de sang : il y en avait jusque dans ses petits cheveux. Je lui souris, lui caressai la tête et acceptai la chair sanguinolente qu’elle me tendait. Après tout, ce n’était qu’un bout de steak tartare !

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