Orcs et clowns : I

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Tendue à l’extrême, Erenwë changea de position. Ses jambes lui faisaient mal, mais ce n’était pas le moment de flancher. Ni de rêver. Sans succomber à l’attrait du sommeil, elle reprit sa surveillance, prête à réactiver son dwol à tout moment.

Cela faisait un certain temps déjà qu’elle montait la garde dans ce conduit de ventilation, situé juste au-dessus de la geôle de sa pauvre sœur. Chaque fois qu’un de ces orcs puants s’approchait pour faire dun-dun, elle lui lançait son dwol, lui faisant croire qu’il avait obtenu satisfaction : ainsi, elle avait évité à sa jumelle de portée une bonne centaine de viols.

Les porcs ! gronda-t-elle, crocs apparents, en voyant revenir trois des orcanides parmi les plus lubriques. Ceux-là venaient tous les jours. Elle pouvait sentir la détresse de sa sœur, qui, à chaque fois, pensait que c’était la bonne : mais elle, Erenwë, veillait au grain. Pas question de flancher. Sinon, elle sentirait dans sa chair même ce que vivrait la pauvre Arda, de par le lien de jumelage qu’elles partageaient.

— Heure dun-dun ! annonça l’un des orcs infâmes en tapant sur les barreaux de la cage d’Arda. Femelle elfe quatre pattes. Aujourd’hui, dun-dun et tun-tun ! Guldhazar très envie, très dur.

Ses camarades bavaient déjà. Hâtifs, ils sortirent leur membre engorgé des charpies de peaux diverses et puantes qui leur servaient de vêtements, et le pressèrent sur les barreaux de la cage avec impatience.

Réfrénant son envie de tuer comme celle qu’elle avait de vomir, Eren tendit les mains devant elle en récitant la formule que sa mère lui avait apprise.

Que six yeux soient abusés, que vos désirs vous pensiez réaliser, mais qu’à la place, à l’un et l’autre vous le fassiez, pour que votre envie soit apaisée, murmura-t-elle du fond de son trou.

Elle souffla un peu de poudre d’illusion pour accroître l'efficacité, un puissant urticant à base de poils d’arachnides dorées que sa mère préparait comme personne. Désorientés, les orcanides s’empoignèrent l’un et l’autre, avant de se faire « dun-dun » avec force grognements et éructations.

Arda était sauvée. Pour l’instant, du moins.

Erenwë croisa le regard de sa sœur, qui pouvait la voir dans sa cachette. Toutes les deux pouffèrent, avant d’éclater d’un rire féroce.

De sous-créatures, fit Arda en utilisant le code silencieux des doigts que leur mère leur avait appris.

Je ne te laisserai pas tomber, lui répondit sa sœur de la même manière. Tu peux compter sur moi pour abuser ces balourds à chaque fois.

Ayant terminé leur affaire, les orcanides finirent par quitter cette partie du vaisseau. Erenwë se laissa descendre agilement, atterrissant sans un bruit sur ses pieds, ses articulations souples n’émettant pas le moindre craquement. La cage était suspendue, mais, d’un bond adroit, elle s’y accrocha et grimpa dessus, de manière à pouvoir voir sa sœur. Cette dernière passa ses longs doigts fins dans un interstice pour la toucher, et se mit à frotter sa jambe tandis qu’Erenwë reprenait son travail quotidien, à savoir travailler la serrure et trouver un moyen de sortir Arda de là. Jusqu’ici, rien de ce qu’elle avait pu faire n’avait fonctionné : ni dwol, ni actions physiques.

Je ne peux pas la laisser là, grogna Eren en s’acharnant sur la serrure. Folle de colère et d’impuissance, elle prit même le cadenas entre ses dents, avant d’abandonner dans un feulement de rage. Rien n’y faisait. La cage était en fer pur et non traité, un métal dont ceux de sa race détestaient l’odeur, et auquel beaucoup étaient allergiques.

La jeune ældienne regarda le compteur lunaire à son poignet que sa mère lui avait offert pour fêter l’obtention de son premier panache de mâle. Cela faisait trois quart de lunes qu’Arda était enfermée ici, à la merci de ces orcanides. Jusqu’à quand arriverait-elle à tenir, à jeter des dwol à leur nez et leur barbe ? Qu’allaient-elles devenir ? Leur père ne leur avait pas fait l’honneur de les prendre comme apprenties, et de l’art du combat, elle ne connaissait que les rudiments. Il y avait également peu de chances qu’il se mette à leur recherche. Il ne les aimait pas : seule Angraema comptait à ses yeux, car ses cheveux étaient noirs et sa peau blanche, comme Rika. Elles, les noiraudes aux cheveux blancs, étaient exclues, tout juste bonnes à servir d’esclaves aux orcanides. Rika elle-même, qui s’était tant occupée d’elles lorsqu’elles étaient petites, les avait abandonnées lorsqu’elle avait eu sa propre portée, leur préférant de jolis perædhil à la peau pâle et sucrée. Erenwë se souvenait encore du plaisir qu’elle avait eu, petite, à dormir contre Rika, après une folle journée à jouer dans le cair avec ses sœurs : ces souvenirs de petite enfance constituaient les meilleurs de sa jeune vie, étant l’écho d’une époque où elle n’avait rien à gérer par elle-même et aucun souci.

Tout ça pour un ældanide, grogna-t-elle en s’asseyant en tailleur sur la cage.

Sa sœur la regarda en silence. Elle savait tout ce que sa jumelle pensait, pensait exactement la même chose et n’avait pas besoin de confirmer.

Bien sûr, leur mère y était peut être allé un peu fort en punissant ce Tínin de cette façon. Mais en quoi cela regardait-il leur père ? Pourquoi faisait-il le chef de harde cette façon, lui qui ne dormait même plus avec leur mère ? En vertu de quoi se permettait-il un droit de regard sur les mâles qu’elle prenait dans son lit ? Tout était de sa faute. Une fois de plus, il les avait jetées dans l’espace, repartant de son côté avec Rika et leurs petits, leur préférant même des étrangers comme cette Tanit.

Une catin de Crépuscule, les avait averties leur mère. Elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’approprier votre père et le voler à Rika, et lorsqu’elle se dévoilera, cela sèmera une zizanie terrible. J’ai essayé de l’avertir et lui prêter mon concours, mais elle ne m’a pas écouté. Elle me prend pour une ennemie.

À l’heure qu’il était, cette Tanit avait du montrer son vrai visage. Mais pour elles, c’était déjà trop tard.

Arda se redressa soudain dans sa cage.

On approche, lui indiqua-t-elle silencieusement.

Aussi agile que rapide, Erenwë bondit de la cage à la bouche d’aération, se servant d’un conduit au plafond pour se suspendre et glisser dans sa cachette, jambes en avant. Puis elle rampa en arrière comme une araignée à l’affût, coudes et tête relevée. Et attendit.

C’était encore une de ces saletés d’orcs. Celui-là, un blanc, venait tous les jours également, mais pour l’instant, il n’avait pas tenté de faire dun-dun. Sa mise était un peu plus soignée que les autres : sa crête de cheveux blancs était plus longue et tressée, son oreille pointue ornée de petites bagues dorées. Une cicatrice lui barrait virilement la joue gauche et son œil était blanc. Grand et musclé, il avait l’air impressionnant, mais pas menaçant. Il portait un plateau contenant une écuelle qu’il fit passer à Arda par l’interstice où elle avait mis ses doigts, puis il en sortit une deuxième, qu’il laissa par terre. Une fois relevé, il regarda autour de lui et partit.

Le ventre d’Erenwë gargouilla. Sa sœur lui laissait toujours la moitié de son repas, mais ce n’était suffisant ni pour l’une ni pour l’autre.

Contrairement à ce que les deux ældiennes avait craint, la nourriture orcanide était loin d’être mauvaise. Bien sûr, elles en ignoraient la provenance, mais cela restait de la viande à tous les repas, crue et exceptionnellement fraîche. Aujourd’hui, elles avaient même eu droit à deux fruits, un dans chaque écuelle.

Tu crois qu’il sait que tu te caches là ? demanda Arda à sa sœur silencieusement.

Erenwë secoua la tête.

Non. Ils sont persuadés que j’ai fini congelée dans l’espace.

C’était ce qu’elle avait voulu leur faire croire. Peu de temps après leur capture sur Lota Prime, cette colonie forestière où sa mère et elles avaient escale et avaient été surprises par des orcanides, Erenwë avait fait une tentative de rébellion. La vue des cages et des chaînes qui les attendaient, ainsi que l’excitation par trop manifeste de leurs ravisseurs l’avait convaincue qu’il fallait tout donner. Gagner, ou périr. Des deux, elle était l’aînée, et avait toujours été plus agressive et combattive qu’Arda. Elle s’était battue comme une wyrm, défigurant un grand nombre d’orcneas, crevant des yeux et brûlant leur peau de son feu avec une fureur qui aurait fait pâlir leur sœur. Elle en avait même castré un ou deux. Mais au final, ils l’avaient acculée, et il était écrit dans leurs yeux qu’ils allaient la massacrer. Les orcanides étaient des adversaires féroces, car ils ne sentaient pas la douleur et se laissaient emporter par la fièvre du combat sans jamais penser au coup d’après : tout le contraire d’un chasseur ældien aux facultés sensitives exacerbées, qui envisageait chaque mouvement avec tactique et retenue. Et en parlant de force brute, il était clair que sur ce point, les orcanides l’emportaient. Angraema, la première de la portée a en avoir vu un de près, leur avait décrit l’orcanide comme ressemblant à un « ældien qui serait resté sauvage et n’aurait jamais connu la sældarín ». Un trow, en somme. Mais au fond d'elle, Erenwë doutait que ceux de sa race aient jamais été comme eux.

Toujours est-il que ces orcanides étaient assez limités intellectuellement, et qu’elle allait pouvoir utiliser cela à son avantage. Leur geôlier avait apporté deux repas au lieu d’un : il ne savait pas compter, fort bien.

Prudemment, Erenwë s’approcha du plat sur le sol. Elle s’apprêtait à s’en emparer lorsque sa sœur l’arrêta.

— Attends ! s’était-elle exclamée, inquiète. Et si c’était un piège ? Et s’ils avaient mis un somnifère dans ton plat ? Du genre, venin d’araignée-globe.

Erenwë se redressa et regarda sa sœur.

— Ils ne sont pas assez intelligents pour ça. Leur capacité à se projeter dans le temps est limitée à la perspective de leur prochain repas ou dun-dun, tu le sais !

— Ils arrivent tout de même à piloter des vaisseaux, objecta Arda.

Erenwë dut acquiescer. Effectivement, et c’était un vrai mystère. Elle soupçonnait l’existence d’une caste un peu plus intelligente, chez les orcanides.

Méfiante, Erenwë s’empara du plat et entreprit de le renifler soigneusement. Elle ne détecta aucune des substances psychoactives qu’elle avait étudié avec sa mère : ni venin d’arachnide (ça, elle l’aurait reconnu tout de suite), ni même de reptile ou d’insectoïde. Pas de substances fongiques non plus. Même si cela ne servait plus à rien, leur mère leur avait appris à identifier les mille et une plantes toxiques d’Ælda, souvent à leurs dépens. Mais le plat ne contenait rien de tout cela. Il sentait juste la viande, et le fruit.

— Ça me paraît bien, dit-elle à sa sœur.

— On devrait échanger nos plats, proposa cette dernière. Ainsi, même si je m’endors, tu pourras toujours me protéger. Moi, enfermée ici et entravée, je ne le pourrais pas pour toi. Sans compter que je suis moins bonne en configurations.

Erenwë ne chercha pas à démentir. Sa sœur la dépassait sur beaucoup de points, mais pas sur celui des configurations ni celui du combat. Aussi, en toute logique, elle accepta d’échanger les plats.

Bien lui avait pris. Car à peine Arda avait-elle fini son repas qu’elle s’endormit. Furieuse et inquiète, Erenwë repartit se nicher dans sa cachette, attendant, couteau dégainé, que l’infâme orcanide revienne constater l’efficacité de son plan.

L’orc blanc parut surpris en constatant que c’était Arda qui dormait et non pas Erenwë, qui aurait dû logiquement se trouver allongée au sol. Elle ne lui laissa pas le temps de s’étonner : s’élançant dans un silence de mort, elle lui bondit sur le dos, couteau brandi.

Mais l’orcanide parvint à bloquer de l’avant-bras, ayant eu le réflexe de le lancer derrière sa nuque, là où Erenwë avait frappé. La jeune ældienne bondit en arrière, se servant du mur comme appui, et repartit au combat. Elle n’était pas une virtuose du double sabre comme sa sœur, mais elle était agile et rapide : elle avait donc toutes ses chances contre un seul ennemi.

Malheureusement, elle était de toute évidence tombée sur le combattant expert du clan. Il réussit à la coincer contre le mur, et la maintint là, alors qu’elle feulait et crachait, menaçante. Lorsqu’elle planta ses crocs dans son avant-bras, il ne bougea même pas.

— Pas attaquer, femelle ylfe ! tenta alors l’orc blanc dans un ældarin balbutiant. Roggbrudakh pas ennemi. Roggbrudakh aider femelles ylfes. Toi confiance.

— T’as essayé de m’empoisonner, siffla-t-elle, la bouche maculée de sang noir. Ne me fais pas croire que tu étais bien intentionné !

— Pas empoisonner. Endormir, pour pouvoir mieux cacher femelle ylfe sans prendre de coups comme maintenant. Toi découvrir, si continue cacher là.

Erenwë se figea.

— Tu savais que j’étais là ?

Bouche fermée et regard fixé sur elle, l’orcanide hocha la tête.

— Roggbrudakh savoir. Roggbrudakh avoir vu femelle ylfe entrer dans trou. Roggbrudakh penser, lui devoir aider femelle ylfe. Femelle ylfe courageuse.

Erenwë haussa un sourcil. Un orcanide qui pensait ? C’était une première.

— Lâche-moi, grogna-t-elle, et arrête de m’appeler femelle ylfe. Mon nom, c’est Eren.

Bien sûr, elle ne lui avait pas donné en entier.

De nouveau, il hocha la tête. Et il ouvrit sa grosse pogne, laissant l’ældienne se réceptionner au sol. Planté devant elle, il se désigna.

— Moi, Roggbrudakh. Orc-lige de Drorgo, clan des Flèches de Fer Enflammées.

Erenwë lui jeta un regard mauvais.

— Je sais qui tu es. Notre père a tué le frère de ton chef : c’est pour ça que vous nous avez capturées !

Roggbrudakh ne chercha pas à démentir.

— Eren cacher dans maison Roggbrudakh. Ici, trop dangereux.

— Tu crois que je vais abandonner ma sœur, que tous tes frères de clan essaient de violer quotidiennement ? Plutôt mourir. Si tu veux nous aider, sors nous de là et mets-nous dans un astronef...

Erenwë avait à peine dit cela qu’elle se rendit compte que ce plan était vain. Ni elle ni sa sœur ne savait piloter. Et pour aller où ? Kharë était la seule destination commune à son père et sa mère, mais ses coordonnées ne figuraient sur aucune carte : il s’agissait d’une cité en déplacement constant, située, qui plus est, dans la Trame.

Tête baissée, elle ne finit pas sa phrase. Roggbrudakh le fit pour elle.

— Roggbrudakh prendre son wurg et amener femelles ylfes où elles veulent. Mais pas maintenant. Trop dangereux. Partir demain. Maintenant, fête de victoire de chef Drorgo sur Sans-Yeux. Pas venir faire dun-dun ce soir : trop bu hydromel. Venir demain, mais nous, partir demain première heure. Maintenant, Eren reposer.

Erenwë refusa de laisser sa sœur. Et si les orcanides, excités par la fête, revenaient ? Cette solution n’était pas exclue.

— Roggbrudakh monter garde cette nuit. Toi dormir. Si orcs venir, Roggbrudakh leur dire de partir.

Cette seule garantie calma Erenwë. Pour une raison qu’elle ignorait elle-même, elle savait que cet orc disait la vérité. Elle se glissa à nouveau dans sa cachette, et, pour la première fois depuis trois quarts de lune, elle put sombrer dans une rêverie bien méritée.

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