Infiltrés : II

7 minutes de lecture

— Louis Wu ? demanda le soldat d’un air suspicieux.

— Lui-même, répondit Círdan.

— T’es pas d’une souche asiatique ? Je te trouve bien roux pour un niakoué.

— Je suis blond vénitien, corrigea Círdan, vexé qu’on critique sa configuration. Je suis certes en partie d’origine asiatique, mais il y a bien longtemps que cela ne se manifeste plus physiquement dans ma lignée, contrairement à mes gènes nord-européens.

Le militaire parut convaincu.

— Bon. Mets-toi devant c’truc : on va te faire un scan rétinien. Le prends pas mal, c’est la procédure. Des fois que des exos s’camoufleraient parmi nous ! On nous a mis en garde contre l’activité renouvelée d’une race d’exos sournois qui changent de forme comme moi je change de chemise.

— Alors ça ne doit pas arriver si souvent, tenta Círdan.

Il avait vu juste : sa remarque fit rire le soldat.

— Elle est bonne, celle là ! Digne d’un naute de commerce. Allez, regarde la p’tite lueur rouge et dis papa. Sans cligner des yeux !

Avec assurance, Círdan fixa le scanner. Bien entendu, la machine allait refuser de l’identifier, mais le soldat n’y verrait que du feu. En détournant son attention, il avait placé un dwol sur lui : pas grand-chose, mais suffisamment pour l’empêcher de voir ce que la machine allait lui dire.

— C’est bon, fit le soldat. Allez, ta femme, maintenant.

— Ma femme n’est pas enregistrée comme membre d’équipage, intervint Círdan. Je l’ai épousée récemment.

Le militaire regarda Angraema d’un air suspicieux. N’ayant vu que peu d’humains, cette dernière avait prit une apparence très proche de celle de Baran : une petite femelle aux cheveux noirs, au visage rond et à la moue boudeuse, dotée d’un corps tendre et bien fait, qui, aux yeux d’un mâle ældien, était particulièrement apétant. Visiblement, il n’était pas le seul à penser ainsi, car un sourire lubrique apparut sur les lèvres du soldat lorsqu’il détailla Angraema.

— Ah ouais, je vois… Une p’tite tireuse de robinets martienne, c’est ça ?

Círdan, ne sachant pas quoi faire d’autre, acquiesça.

— Et je vous assure que ses compétences dépassent la plomberie, sourit-il en se penchant sur l’homme.

Ce dernier éclata de rire, et il les laissa passer.

Tous les deux s’éloignèrent en silence, rejoignant la foule d’humains qui arpentaient les travées. Círdan ne le montrait pas, mais, du coin de l’œil, il voyait bien la façon dont Angraema le dévisageait. Elle était impressionnée.

— Comment tu sais tout ça ? souffla-t-elle. La génétique humaine, leur ingénierie, et même leurs blagues...

— Je me renseigne sur les humains depuis des siècles, murmura-t-il en réponse. Et j’ai même vécu parmi eux, quand mon père était en campagne avec l’Holos.

Angraema baissa la tête.

— Ah oui… J’avais oublié.

Círdan sourit. Le côté tête en l’air d’Angraema faisait partie des choses qu’il appréciait chez elle.

— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-elle, se plaçant naturellement sous son autorité.

— Il faut qu’on arrive à parler à des gens. Tout à l’heure, ce soldat a évoqué des incidents avec des exos qui ont la capacité de changer de forme… Il parle de nous, les ædhil. Il faut qu’on trouve quelqu’un qui possède des renseignements plus exacts sur cette histoire.

Angraema hocha la tête.

— Rika me parlait souvent des endroits où les nautes fraternisent : ils appellent ça des bars.

Réfléchissant, Círdan opina à son tour. Puis il observa autour de lui, attentif à ne pas se laisser distraire par la foule d’humains bigarrés qui arpentaient les hauts couloirs sombres de cette fourmilière de fer noir.

— Tiens. Ça n’en serait pas un, là-bas ?

La Dernière Chance. Le panneau clignotait comme une courtisane cherchant à vendre ses charmes, et, avec ses lumières criardes et ses images de femmes humaines dénudées, l'endroit semblait tout à fait être le genre de bouge où circulaient des histoires de nautes. C’était un lieu de perdition, mais Círdan s’y dirigea avec détermination, entraînant Angraema dans son sillage.

Entrée strictement interdite aux exos, affichait un panneau en Commun sur la porte. Réservé aux homo-sapiens. Bio-chiens acceptés.

Círdan et Angraema échangèrent un regard.

— Nous sommes des humains, dit Círdan tout haut, tentant de s’en convaincre.

—Tout à fait, renchérit Angraema. De bons humains, tout ce qu’il y a de plus humain.

Une tête chauve apparut dans l’encadrement de la porte.

— Bon, vous rentrez, ou vous sortez, les deux tourtereaux ? les pressa le portier.

Les deux ældiens camouflés en humains s’empressèrent de s’engouffrer dans l’interstice que leur ouvrait l’homme. À l’intérieur, la musique assourdissante martela immédiatement le tympan sensible de Círdan et fit grincer des dents Angraema. L’air empestait les phéromones humaines et les drogues diverses, et les yeux de « Kendra Wu » commencèrent à rouler dans leurs orbites, alors qu’elle se balançait d’un pied sur l’autre : avisant la catastrophe, Círdan se hâta de la tirer vers le bar.

— Reprends-toi, lui murmura-t-il en ældarin. Je sais que c’est dur, mais tu ne dois pas perdre ta concentration ! Ou ta configuration ne tiendra pas.

Songeant à la honte terrible et à l'affreuse perte de prestige qui les saisirait tous les deux s’il arrivait qu’ils soient démasqués, désignés devant tous comme « exos sournois », sortis manu-militari du bar sous les quolibets et les huées, le jeune ældien pâlit. Il dut lui-même fournir un effort conséquent pour rassembler ses forces intérieures et ne pas provoquer le sort qu’il redoutait tant.

Un poing brusquement abattu sur le zinc le fit sursauter.

— Qu’es’qu’on vous sert ? lui demanda la voix bourrue de la barmaid, une solide ex-légionnaire de deux mètres quinze.

Diantre, observa silencieusement Círdan. Chacun des bras de cette femelle fait la taille d’une de mes cuisses. Il ne faut décidément pas sous-estimer ces humains !

— Un jus de fruits de Lomë, demanda Angraema. Avec une paille.

La barmaid plissa les yeux.

— Un quoi ?

Vite, Círdan reprit la main.

— Elle a dit : un whisky syntonisé, corrigea-t-il. Et pour moi, un koka.

— Ça fera trois crédits et demi, répondit-elle d’un air revêche. On paye d’avance.

Círdan se hâta de fouiller dans sa poche. Bien entendu, il ne possédait pas de crédits républicains, mais pour avoir beaucoup observé la façon dont Ar-waën Elaig Silivren menait ses affaires, il avait prévu le coup.

— Est-ce que cela vous irait ? fit-il en sortant une bague en mithral de sa poche.

La bague avait fait partie des bijoux de sa mère. Il avait prévu de l’offrir à Angreama lors de leur nuit de noces, mais au vu de la nouvelle situation, il avait décidé de l'affecter à de plus urgents usages.

Les yeux méfiants de la barmaid s’ouvrirent en grand, lorsqu’ils tombèrent sur l’objet qui, même ici, irradiait de mille feux.

— Par le saint sauveur de la galaxie, murmura-t-elle. Qu’est-ce que c’est ?

— Du mithral, lui répondit Círdan en refermant ses doigts dessus. Si vous voulez bien me prêter votre chalumeau à boisson, je vous en découpe un bout. En échange, nous boirons à l’œil jusqu’à notre départ de cette colonie.

— Et qu'est c'qui me dit que c'est du vrai, et pas un banal bout de péri-plastique recouvert de dioxyde de titane, c'te merde qui fait briller comme du diamant ?

— Vous n'avez pas un détecteur ? asséna le jeune ældien sans se laisser démonter.

L'humaine grogna, puis elle interpella un de ses collègues.

— T'as l'application pour scanner les métaux, Teri ?

Un jeune à la moitié du crâne rasé - presque une coiffure d'apprenti sidhe - s'avança avec une démarche chaloupante.

— Qu'est-ce que tu veux scanner ?

— C'truc-là.

Il ne suffit d'un seul coup d'œil à Teri pour arriver à la conclusion :

— C'est du mithral.

Sans plus s'occuper de son collègue, la femme releva un regard cupide sur son client.

— Je veux la bague, en entier ! marchanda-t-elle.

Círdan secoua la tête.

— Impossible. Avec cette bague et la pierre qui est dessus, j’aurais de quoi acheter ce radeau tout entier. Estimez-vous déjà heureuse que je vous cède un gramme de mithral : c’est l’un des métaux les plus rares de la galaxie.

La barmaid finit par céder, et elle sortit son chalumeau laser de dessous le bar, avant de s’en servir pour décongeler le whisky. Puis elle posa les deux verres devant eux.

— Voilà ! Le mithrane, maintenant.

Le jeune ældien releva un œil aigu sur elle.

— Le mithral, ne put-il s’empêcher de corriger.

— Ouais, mithral, mithrane, si tu veux. Quoiqu’ça s’appelle, j’le veux maintenant, grogna l’ancienne militaire.

Círdan prit le chalumeau et chauffa la bague, découpant l’un des pétales argentés qui formaient la fleur de cristal au milieu. Il nota le regard triste d’Angraema, et lorsque la barmaid se fut retournée, son copeau de mithral en main, il se pencha vers elle et lui murmura rapidement en ældarin :

— Je remettrai un nouveau pétale, ne t’en fais pas.

Angraema ignorait que c’était pour elle, mais elle devait s’en douter.

Tout en buvant son koka, Círdan scanna du regard la salle autour de lui. Quelle décadence que ces humains ! Dans tous les coins, ça se droguait, se battait ou forniquait. Une véritable vision de l’Abîme ! Pour lui, à qui on avait toujours enseigné la tempérance et la discipline, la vision était difficile à endurer.

— Ils se croient les maîtres de l’univers, murmura-t-il plus pour lui même que pour sa compagne, mais ils vont vite déchanter lorsque la Dévoration leur tombera dessus.

Il avait eu la bonne idée de parler en Commun. Un homme orné d’une vénérable barbe grise, assis à côté, se tourna vers lui :

— Bien dit, gamin ! Tous ces gens ne se rendent pas compte qu’ils font la fête au bord d’un précipice. Mais ça a déjà commencé.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0