Chapitre 17 - entre progrès et illusions

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Durant deux semaines, les choses semblèrent totalement gelées. Chaque nuit, Lidseï dormait dans le lit de son oméga, le ventre noué par le stress. Chaque jour, il observait Kavri qui restait immobile. Ça le mettait mal à l’aise, cette absence d’activité et finalement de personnalité. C’était horrible à plus d’un titre. C’était comme un rappel constant de ce qu’il aurait pu devenir s’il avait été laissé assez longtemps aux mains d’Atkins. En combien de temps se serait-il entièrement brisé ? Ça n’aurait sans doute pas été long. Tout le monde croit pouvoir tenir. Tout le monde pense avoir un esprit particulièrement fort et endurant. Tout le monde se trompe… Lidseï avait assez souffert pour s’en rendre compte.

Puis, il se passa quelque chose. Presque rien en réalité. Kavri tenait la position, la même qu’il prenait chaque jour, et à un moment, il avait bougé. A peine un tressaillement le long de son dos. Le lendemain, il avait tendu ses épaules un court instant. C’était tellement petit que Lidseï se demanda s’il n’avait pas rêvé. Après ça, il l’observa d’autant plus attentivement. Les signes étaient rares, mais ils étaient là. Kavri semblait reprendre conscience après un très long sommeil.

Au bout d’un mois, alors qu’ils étaient dorlotés par Nath chaque jour, Kavri bougea réellement. Les deux alphas se tenaient à un petit mètre de distance. C’était leur oméga qui leur avait proposé de s’installer là, face à la fenêtre pour s’occuper un peu. Lidseï trouvait ça agréable de regarder les allées et venues à l’extérieur. Il s’était perdu dans cette contemplation lorsque le poids de la tête de Kavri s’était posé sur son épaule. Lidseï s’était tellement tendu qu’il eut l’impression de devenir un bloc de pierre, mais le poids n’avait pas bougé. Quand Nath était venu jeter un coup d’œil, ils étaient retournés dans la position initiale mais Lidseï était vraiment perturbé.

Jour après jour, un moment bizarre c’était reproduit jusqu’à ce que Nath les surprenne. Le petit oméga était resté figé, observant la main de Kavri délicatement accrochée au poignet de Lidseï dans un geste trop doux pour paraître offensif. Il n’avait rien dit. Il n’avait pas signalé sa présence et s’était éloigné, ravi et soulagé. Si Nath était content, Lidseï lui ne savait pas quoi en penser. Une partie de lui se sentait protectrice. L’alpha avait tellement souffert qu’il avait envie de le prendre dans ses bras et de le bercer jusqu’à être certain d’avoir rendu sa peine plus légère. Il n’avait rien fait. Durant ce qui lui sembla être une éternité, il s’était contraint à ne pas réagir.

Et puis, un jour, si semblable aux autres que rien n’aurait dû le distinguer, lorsque sa main s’était posée sur son poignet, Lidseï avait réagi. Lentement, il avait remonté ses doigts jusqu’à cette main timide pour la toucher à son tour. Kavri n’avait pas reculé, alors il s’était permis de caresser lentement sa peau. Elle n’était pas douce, pas vraiment élastique non plus. En faites, sous son pouce, il sentait à quel point elle était sèche. Kavri s’était peu à peu détendu sous son contact. C’était devenu plus naturel.

Couché dans le lit, blotti sur le côté, tournant le dos à son oméga, Lidseï réfléchissait. Il se sentait de mieux en mieux dans ce petit appartement. A côté de lui, Nath ne dormait pas encore et d’une voix un peu endormie, il déclara :

- Je suis content que vous vous entendiez aussi bien.

Lidseï s’était figé. Il mit un long moment avant d’oser demander :

- Ça ne vous dérange pas ?
- Non. Vraiment pas. Ça t’embête toi ?
- Non… Si… si ça vous va.

Nath avait observé très longuement le plafond après cette courte discussion. Il aurait aimé progresser vraiment avec les alphas, avec ses alphas, se reprit-il mentalement, seulement, ce n’était pas si évident. Dès qu’il se montrait un peu trop présent, les deux se refermaient sur eux-mêmes comme des huitres. Néanmoins, chaque nuit, il avait l’impression de ne pas tout louper avec Lidseï.

Suite à cette discussion, l’alpha s’était senti un peu mieux au contact de Kavri. Un peu plus libre d’y répondre. S’il n’avait plus eu du tout peur, il aurait laissé son bras s’enrouler autour des épaules de l’autre homme pour le tenir fermement. Il ressentait l’envie de le consoler, de lui offrir un espace où il pourrait se laisser aller. Il n’osa pas. Peut-être parce qu’il craignait ce que ça impliquerait ou peut-être parce qu’il craignait ses réactions. Ce fut Kavri qui continua d’avancer à son propre rythme et un jour, il se retrouva couché au sol, la tête sur les genoux de Lidseï qui lui caressait tendrement les cheveux. Et pour la première fois depuis bien longtemps, il se sentit réellement bien. Ces jambes étaient chaudes. Ces doigts étaient doux. Il était respecté et traité avec douceur.

Lidseï appréciait lui aussi ces moments, simplement, il aurait aimé que l’autre lui parle. Kavri restait désespérément silencieux. S’il était resté immobile, il aurait eu l’air totalement absent. Alors tout en continuant de glisser ses doigts dans ses cheveux lentement, il tentait une nouvelle fois d’entamer la discussion.

- Tu ne t’ennuies pas trop ?
- …
- C’est le plus dur je trouve… l’ennui.

Sous ses doigts, l’autre alpha frissonna et d’une voix étrange, d’une voix qu’il utilisait trop rarement, Kavri confia :

- Non… j’oublie… j’oublie que le temps passe.

Lidseï resta silencieux à son tour, gelé de l’intérieur. Sous la coupe d’Atkins, peut-être que lui-aussi aurait perdu jusqu’à la notion du temps. Que dire de cela ? Qu’en penser ? Une tristesse infinie dans le cœur, il continua à caresser ses cheveux. Au bout d’un moment, Lidseï tenta :

- Le temps… il pourrait reprendre ici. Non ?

Kavri acquiesça, lentement, un peu hésitant. Le temps pouvait reprendre ? Quand il était petit, dans la maison de son père oméga, il y avait une immense horloge avec un coffre en bois dans lequel il avait pu rentrer tout entier jusqu’au jour où on l’avait envoyé à l’école. Elle semblait chantonner. Tic. Tac. Tic. Tac. C’était une chanson ennuyante, ponctuée de grincements bizarres, mais un peu rigolo, quand on la remontait. Cette chanson s’était arrêtée, dans sa propre tête. Un jour, elle s’était vraiment arrêtée. Quand ? Il ne s’en souvenait pas. Simplement, un jour, elle ne chantait plus.

- Tu t’ennuies ? Avec ton temps qui passe ?
- Oui… Souvent. Mais regardes. Le petit couple là-bas ? Ils sont toujours pressés. Et puis… du haut de la colline, par le petit chemin… voilà… dans le petit manteau jaune. Tu as vu ?

Kavri pencha la tête sur le côté, un peu curieux.

- Oui.
- Ils manquent de se croiser tous les jours. Je me demande s’ils se connaissent. Ce n’est pas important… mais… Quand le temps passe, il y a des choses qui arrivent.
- C’est toujours pareil dehors ?
- Non. Ça change tous les jours.
- D’accord.
- D’accord ?
- Oui… d’accord. Pour le temps…

Ils restèrent côte à côte, silencieux, un petit moment, puis Lidseï continua à lui décrire les allées et venues avec les différentes habitudes des uns et des autres. Parfois, Kavri lui posait une question, relançant la voix de son compagnon. C’était agréable de l’écouter. C’était comme si on lui lisait une histoire. Une histoire qui se coupait brutalement à l’approche de l’oméga. Kavri ne semblait pas le remarquer et pourtant il avait l’air d’avoir disparu. Ce n’était plus qu’une coquille vide dès que Nath apparaissait. Du coin de l’œil, le second alpha l’observait, le cœur lourd. Il détestait ça.

***

Kavri attendait, agenouillé, les mains posées sur les genoux dans cette position si habituelle qu’il n’y pensait même plus. Normalement, il ne pensait à rien, et pourtant, ses pensées étaient toutes entièrement tournées vers Lidseï. Le second alpha avait l’air mal à l’aise. C’était souvent le cas en présence de l’oméga, mais à présent, il le remarquait. Plus encore, ça le dérangeait. Il avait envie de lever la lèvre supérieure pour dévoiler ses dents dans une grimace menaçante qui ferait fuir l’intrus. Ainsi, Lidseï se détendrait et ensemble, ils pourraient se remettre à bavarder. Lidseï lui parlerait de ce passant trop frêle qui marchait lentement ou de ce couple d’oiseaux qui se posait sur le plus grand arbre visible depuis leur fenêtre. Il aimait beaucoup quand Lidseï lui disait « regarde ! Ils s’envolent ! » ou « tu as vu le gros ? ».

A la place, Nath rodait autour d’eux. Il avait apporté des coussins et d’autres choses, il proposait à Lidseï de s’installer plus confortablement, mais ce dernier était tendu.

- On pourrait installer deux fauteuils ici ! Ou peut-être un canapé et un fauteuil, je pense que ça devrait passer en largeur. Qu’est-ce que vous en dites ?

Personne ne répondit, mais ce silence devenait habituel. Les alphas avaient du mal à communiquer avec lui.

- Lidseï ? insista-t-il.
- Oui… Ce serait bien.
- Tu préfèrerais deux fauteuils ou un canapé ?
- Comme vous voulez.

Nath acquiesça lentement, déçu, mais peu surpris. Il observa le second alpha, toujours aussi absent quoique peut-être encore un peu plus rigide qu’à l’accoutumé. A croire qu’il était de moins en moins fatigué. En soit, c’était sans doute une bonne chose.

- Demain, on pourrait aller se balader, toi et moi, Kavri. Ça te plairait ?

Il ne répondit pas, il ne lui parlait que très rarement et si à présent Nath connaissait le son de sa voix c’était surtout parce qu’il l’avait surpris à discuter avec Lidseï. Alors, sans trop attendre l’oméga continua.

- Te dégourdir les jambes te ferait du bien je pense. On pourrait commencer par des tout petits tours… histoire de ménager un peu tes muscles. D’ici peu, tu pourras sans doute suivre un bon rythme, mais en attendant, il va falloir être patient.

S’accroupissant devant l’alpha pour chercher son regard, il tenta de se faire amical, mais ça n’eut pas l’air d’avoir le moindre effet. C’était décevant. C’était décevant, mais à force d’essayer, encore et encore, ça finirait bien par s’améliorer ! Il était hors de question qu’il abandonne. Après tout, Lidseï semblait réussir à nouer une relation avec lui, alors pourquoi de son côté n’y arriverait-il pas ?

***

6 mois plus tard… Nath en était toujours au même point. Ou plutôt, il était certain d’en être au même point et pourtant, ce n’était pas le cas. Il le comprit simplement trop tard. Il fleurtait avec Lidseï en souriant un instant avant. C’était un moment anodin mais agréable. Rien ne l’aurait laissé présager que juste après les mains si larges et puissantes de cet alpha éteint ne saisissent ses épaules et ne l’écrasent contre le mur.

Son souffle se coupa sous la violence du choc et un court instant il se vit mort. Le regard fou de Kavri ne lui avait jamais paru aussi vivant. Par deux fois, l’alpha le cogna durement, l’aplatissant contre la paroi. Nath n’arrivait toujours pas à respirer et sa tête tournait mais il faisait tout pour ne pas se défendre. S’il déclenchait une crise de rut, les deux alphas se battraient sans doute ! S’il essayait de se sauver, il risquait de blesser Lidseï !

Il ne comprit pas immédiatement ce qui arriva mais il retomba au sol, comme un pantin dont on avait coupé les fils. Il fallut une seconde, ou deux, ou peut-être trois, pour qu’il arrive à ressaisir. Lidseï était intervenu. Malgré son corps, bien plus petit que celui de l’autre alpha, il avait réussi à le faire reculer. Un éclat de terreur parcourut l’oméga en comprenant que le combat était inévitable à présent ! Et puis, il se passa quelque chose d’incompréhensible. Lidseï arrêta l’autre alpha d’un simple geste de la main et se retourna, totalement paniqué vers lui.

- Il… Il n’a pas fait exprès ! Il… Il ne se maîtrise pas bien. S’il-vous-plait… Je vous en supplie.

Nath l’observa sans comprendre. Lidseï avait peur. Il tremblait assez pour que cela se voit à l’œil nu. Mais… il ne craignait pas l’autre alpha à qui il tournait le dos sans angoisse, non. Il avait peur de lui, le petit oméga répandu au sol. Il était même terrorisé par lui. Nath déglutit, les larmes aux yeux, se sentant trahi comme jamais. Lidseï avait peur pour Kavri. Devant cette réalité inattendue, son cœur se brisa.

- Je vous en supplie ! répéta Lidseï avec une angoisse palpable.

Nath ferma les yeux, essayant de ravaler ses larmes, sa salive et d’inspirer un peu d’air maintenant qu’il était libre. Lidseï ne l’aimait pas. La constatation prit place dans son torse, douloureusement. Il n’avait aucune confiance en lui. A croire que Nath s’était bercé d’illusion.

- Arrête, murmura l’oméga d’une voix brisée.

L’alpha se tut, mais son regard horrifié parlait pour lui. Il se tenait toujours entre eux, cherchant à protéger Kavri. Nath se redressa péniblement. Qu’est-ce qu’il était censé faire ? se demanda-t-il lourdement. Sortir, décida-t-il. Il fallait qu’il se mette en sécurité et qu’il prenne du temps pour réfléchir. Sans un mot de plus, il quitta leur appartement et rentra dans celui inoccupé qui était le plus proche. Ce ne fut qu’après avoir refermé la porte derrière lui qu’il éclata de sanglot, évacuant sa peur comme son chagrin.

Tout ce qu’il croyait avoir accompli n’était qu’un leurre.

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