Le Conseil du Roi (3/3)

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Ce silence assourdissant l'incommodait. Il avait chaud et son crâne menaçait d'imploser à tout instant. Pourtant, il devait encore batailler : son masque ne se fissurerait pas.

— Il est clair aux yeux de tous que vous avez failli à votre mission. Alors épargnez-nous votre mauvaise foi !

Il s'écrasa d'autant plus sur le cartouche « Amour ». Fureur et humiliation le ravageaient de l'intérieur, un véritable carnage. Cela n'importait pas. La discussion reprit, sans lui.

— Si vous me le permettez, Votre Majesté... commença Areth, qui fut autorisé à poursuivre, n'oublions pas que ces derniers jours, le Prince Rahyel a été accaparé par son mariage. Reconnaissons qu'il a su à merveille assumer son rang et les devoirs qui lui incombaient. De ce fait, il n'a probablement pas eu le temps d'assurer correctement ses autres fonctions.

— Cela n'excuse rien !

— Vous avez raison, Votre Majesté. Je me contente simplement d'apporter une nuance : d'autres personnes assurent en permanence la sécurité de Lumhika, il serait injuste que le Prince Rahyel soit le seul blâmé.

Ces paroles n'indifférèrent pas le Conseil, qui s'agita aussitôt. Le Haut-Gouverneur Greavr, dont le fils avait été nommé à la tête de la milice, réagit assez mal. Il dressa un bilan positif de son enfant, arguant qu'arpenter les rues n'avait jamais été aussi sûr, puis dévia la question de la responsabilité vers le Général Elovin.

— Pardon ?! s'insurgea ce dernier.

— Parfaitement ! n'en démordit pas le goupil. Si vous vous étiez donné la peine de mieux former nos soldats, ils auraient eux aussi gardé l'œil ouvert et épargné à Son Altesse le Prince Rahyel de payer pour votre négligence et de subir un tel embarras.

À son tour indigné qu'on lui rejette la faute, l'officier chargé des affaires de sorcellerie au sein du royaume se justifia : malgré tout son respect, la capitale avait été confiée à Son Altesse le Prince Rahyel, ainsi qu'à son chaperon. Il ne se mêlait donc plus de ces questions depuis un bon moment, sauf si on le sollicitait. Ce qui n'avait pas été le cas récemment.

— La milice et l'armée ont bien leur part de responsabilité, c'est une évidence... conclut Rowan sur un ton pensif.

— Que de belles paroles, mais cela ne vous excuse en rien ! poursuivit Greavr avec hargne, qui refusait d'abandonner ses griefs contre Elovin. Son Altesse n'a repris votre suite que depuis peu. Par conséquent, vous avez aussi des comptes à rendre sur cette sombre histoire !

— Puisque je vous dis que...

— Ce procès d'intention va-t-il durer encore longtemps ? râla le Général Shilo Laïto.

L'intervention du goupil géant ignorée, les débats s'enflammèrent. Avant que jaillissent les attaques personnelles et la fureur du Roi, le Général Suprême les sermonna :

— Allons messieurs, un peu de tenue. S'emporter n'apportera aucune solution. Vous mésinterprétez les propos de Son Altesse le Prince Areth, qui ne souhaite en aucun cas froisser de loyaux sujets. Je pense qu'il dirigeait votre attention vers les subordonnés à qui les tâches ont été déléguées le temps du mariage. N'ai-je pas raison ?

— Absolument, approuva son protégé. Le Prince Rahyel aura sûrement des noms à nous soumettre.

Ils parlaient de lui comme s'il n'existait pas... Le front contre les gravures d'or au sol, il sentait la douleur s'insinuer dans ses muscles, l'attaquer jusque dans ses os. Il lui fallut un effort surhumain pour se redresser et cracher :

— J'assumerai mes erreurs. Seul.

Conscient de la rancœur tapie au fond de ses yeux, il les rebaissa vite. Pourtant, la traîtresse enfonçait ses griffes dans sa chair, remontait avec une extrême lenteur le long de son bras droit. Cacher ses tremblements de rage devenait un supplice.

— Bien, apprécia le Roi. En ce cas, je me montrerai magnanime pour cette fois. Remerciez votre frère d'avoir su mettre en lumière votre volonté de protéger ceux sous votre commandement.

Il s'exécuta.

— Tout le plaisir est pour moi, répondit Areth, satisfait.

Il craquait. Il allait craquer...

— Votre Majesté, continua le Prince héritier, j'aimerais moi aussi que vous me pardonniez pour ma négligence.

— Votre négligence ? s'étonna le Roi. Mais quelle est-elle ?

— Mon petit frère est de retour parmi nous depuis peu et je n'ai su ni l'épauler ni le guider dans sa tâche. Me permettriez-vous de me rattraper ? Aussi novice soit-il, un œil neuf sur toute cette histoire lui apporterait sans doute une aide précieuse.

— Il s'agit d'une affaire délicate et vous n'avez pas l'expérience requise. Vous avez bien assez de travail avec les Nomades, inutile de vous en rajouter.

— Jamais je n'aurais osé vous le demander si l'essentiel du travail n'avait déjà été accompli. Il ne s'agit désormais que d'une simple tâche de veille et d'apparat, nous admettrons. Aussi permettez-moi d'insister : je peux consacrer une partie de mon temps à sécuriser la ville et seconder le Prince Rahyel.

Un temps de réflexion s'écoula dont Hastern profita :

— Vos talents de négociateur délieraient bien des langues, à n'en point douter. Je me permets néanmoins d'émettre quelques réserves : votre inexpérience risquerait de mettre votre vie en péril. Sur ce point, je ne peux que me ranger de l'avis de Sa Majesté.

Le fils aîné s'obstina. Il argua pouvoir contrebalancer son manque d'expérience par son inventivité et ses capacités d'adaptation. Certes, il n'avait pas affronté les démons du Nord mais le Sud comportait aussi son lot de dangers. Si plusieurs hommes compétents n'étaient parvenus à maintenir la menace derrière les portes de la ville, alors un nouveau point de vue apporterait l'impartialité pour juger de la responsabilité de chacun et lèverait bien des zones d'ombre.

— La précipitation n'est point de bon conseil, Votre Altesse, le mit en garde le Général Suprême. Jouer avec votre vie ne m'apparaît pas fort sage. Et puis, cette tâche revient à Son Altesse le Prince Rahyel, qui n'est pas sans défense.

Areth s'apprêta à objecter, son mentor le coupa :

— De nouvelles opportunités se présenteront très bientôt à vous, prenez patience.

Les deux hommes échangèrent un silence.

— Le Général Hastern a raison, trancha le Roi. Je ne saurais risquer votre vie pour de vulgaires ensorceleuses.

Le Prince héritier se soumit à la décision.

— J'entends toutefois votre requête. Il est vrai que votre participation amènerait nombre de bénéfices... Prince Areth !

Le fils aîné se leva sur le champ pour recevoir ses instructions.

— Je vous donne l'ordre de superviser l'identification de ces sorcières et de leur cercle. Ne vous y impliquez pas physiquement, tous les moyens seront mis à votre disposition. Interrogez les prisonnières, leurs voisins, les gardes aux portes de la ville. Faites tout ce qui vous semblera nécessaire pour trouver nos failles et débusquer leurs complices. Je veux des réponses dans les plus brefs délais !

— Merci, Votre Majesté. Votre volonté sera faite.

Satisfait, le chef de la famille royale s'adressa à son second fils sur un ton beaucoup moins amène :

— Prince Rahyel. Je veux que vous vous concentriez sur la darucia. Trouvez sa provenance et mettez un terme à ce réseau illégal. Ne me décevez pas. Vous devriez au moins être capable de cela.

— Oui... Votre Majesté.

Glacial, le monarque ajouta :

— Maintenant rasseyez-vous et apprenez de vos aînés.

Misérable, le jeune homme se leva péniblement sur la case « Amour » et retourna à sa place.

— Général Hastern, je compte sur vous pour épauler mes fils dans leur mission. Pensez aussi à passer au crible tous leurs rapports, passés et présents.

La rage de Rahyel lui vrilla le crâne. Rampante, toujours plus dévorante. Presque insatiable.

— Que faisons-nous maintenant ? les pressa Shilo Laïto, désireux d'en finir avec cette réunion.

Le Général Suprême proposa au goupil aux allures de loup de prolonger son séjour afin de rencontrer le Secrétaire de la Justice, le Gouverneur de Lumhika ainsi que son Chef de la milice et de discuter avec eux des mesures à prendre pour renforcer la sécurité de la capitale. L'avis du Commandant des Armées anti-magie serait également le bienvenu.

De son côté, le Roi souhaitait féliciter l'équipe du capitaine Ormand pour la descente et remercier les blessés pour leur dévotion envers la cité.

Areth ajouta quelque chose.

Rahyel n'écoutait plus. Défaillant, il maintenait à tout prix son masque. De marbre ou de glace, peu importait tant que rien ne transparaissait. Il leur prouverait. Il remplirait sa mission. Par tous les moyens. Quitte à en souffrir. À se tuer à la tâche. À s'arracher lui-même le bras droit et à se déchiqueter le visage si cette foutue étreinte le transperçant ne cessait immédiatement de le torturer !

Le lointain écho de l'Incandescent l'arracha un temps à ses pensées impies :

— Assez perdu de temps, Messieurs ! Commençons par leur envoyer un signal fort au plus vite. Un signe ou un avertissement, qu'importe : il sonnera leur fin prochaine. Ces sorcières se pensent au-dessus de mes lois depuis bien trop longtemps. Que la Puissante Rahn m'en soit témoin ! Je leur prouverai ma détermination ! Je les trouverai. Les soumettrai. Les brûlerai. Que Lumhika brille d'autant de feux de joie que nourriront ces hérétiques ! Aussi, entendez ma volonté : elles et leurs complices brûleront sur la Grand Place, et ce dès demain ! Je les veux toutes en cendres ! Me comprenez-vous ? Je déclare la Grande Chasse ouverte ! N'en épargnez aucune !

Contaminé par ce discours, le Conseil du Roi y répondit avec une ferveur des plus contagieuses.

Rahyel résistait, son masque ne se consumerait pas.

Ou il les emporterait tous dans ce brasier avec lui. Ils goûteraient de ses crocs et il se délecterait de leur sang. Une senteur brute et exquise se répandrait sur sa langue. Une caresse écarlate parcourrait son corps en une douceur sans fin. Un frisson. Savoureux. Alléchant... En une pluie délicieuse, l'enivrant liquide le laverait de ses vertus en ruisselant sur sa peau, en l'éreintant, en la martelant. Puis y tracerait d'atroces sillons. L'ensevelirait. Lécherait au cœur de son être les plaies de cette texture poisseuse. L'odeur des cadavres pourrissait déjà sa chair, sa moelle, ses os. Ses blessures béantes suinteraient enfin aux yeux de tous. Et il s'évanouirait en une fumée dévastatrice avant qu'on ne l'emprisonne encore.

Un plaisir sans nom...

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