Le Reflet d'une Ombre

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L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. Les miroirs déformaient son corps dupliqué à l’infini, le faisant paraître vieilli, hirsute, bedonnant et laid. Son pistolet pointait sans cesse ces visages méconnaissables, divisant son attention. La lueur pâle d’une lune pleine s’y reflétait suffisamment pour éclairer ses pas ; elle laissait cependant des ombres si profondes qu’il craignait d’y choir.

Un craquement soudain retentit derrière lui. L’homme se retourna et visa d’un geste, le doigt sur la gâchette. Il répugnait pourtant à tirer, trouvant cette manière d’enlever une vie trop bruyante, salissante et sans grâce. Sans encore connaître l’origine de la menace, il savait qu’elle pouvait néanmoins surgir à chaque instant. Un silence parfait alourdissait à présent l’air suffocant d’une chaleur moite. La vieille villa qu’il louait cet été, sélectionnée pour son isolement, s’avérait de nuit plus sinistre qu’il ne l’aurait cru. Désorienté, il marqua une pause. La clarté bleutée filtrait de l’extérieur à travers les fenêtres pour éclairer la pièce où la grande cuisinière brûlait ses dernières cendres. Posés près de son ouverture laissée béante, il pouvait apercevoir des restes de nourriture. Il ne se souvenait pas avoir abandonné un comptoir en désordre et s’approcha en enjambant prestement les objets divers éparpillés au sol.

Il fut alors saisi d’horreur. Ce qu’il avait pris pour de simples morceaux de viande dans la pénombre était en réalité des bras et des jambes. Une main découpée gisait là, fine, élégante promesse d’un corps jeune, féminin, absent. L’homme recula, trébuchant sur l’accoudoir d’un fauteuil de velours, le cœur au bord des lèvres. Une clameur de sirènes retentit au loin. Mais son soulagement fut de courte durée lorsqu’il perçut le grincement de plancher d’un intrus approchant. Malgré son arme, l’homme fut pris de panique face aux atrocités dont était capable le meurtrier. Il préféra quitter la pièce sans attendre et trouver refuge derrière la porte la plus proche.

L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. Il aurait voulu rebrousser chemin, mais ne reconnaissait pas la pièce dans laquelle il se trouvait. Des miroirs, posés çà et là, à même le sol, semblaient vouloir le perdre. La porte claqua sur un importun qui ne cherchait visiblement pas à se faire discret. L’homme se dissimula à la hâte derrière l’un des hauts miroirs et attendit. Son cœur faisait un boucan à réveiller la villa entière.

Lorsque l’inconnu arriva à sa hauteur, l’homme se leva brusquement et, sans attendre, pressa la gâchette. Seul un cliquetis se fit entendre ; le pistolet semblait enrayé. Heureusement, le meurtrier lui tournait le dos et, réagissant avant que ce dernier ne pût se retourner, l’homme le frappa d’un grand coup derrière la tête, à l’aide du talon de son arme. L’intrus s’effondra.

Lentement, prudemment, il sortit de sa cachette afin de s’approcher de l’inconscient. La violence du coup avait ouvert une entaille sous ses cheveux courts. Il portait une longue barbe, mais, lorsqu’il fut agenouillé à son côté, l’homme s’aperçut qu’il s’agissait d’un postiche grossier ; elle était attachée à sa nuque. Il retourna alors sa victime, voulant dévoiler son visage. Il se releva d’un seul coup en découvrant avec stupeur qu’il s’agissait de lui-même. La tête lui tourna et il dut s’appuyer au miroir pour ne pas tomber. Celui-ci le déformait encore trop pour qu’il ne s’y reconnaisse pas. L’inconnu au sol devait lui ressembler assez pour se faire passer pour lui. Où était-ce lui-même ? Avec horreur, il regarda ses mains. Dans la pénombre, il n’avait pas remarqué qu’elles étaient couvertes de sang.

L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. Il voulait sortir de la villa, se soustraire au regard qu’il ne reconnaissait pas dans les miroirs. Seulement, il tournait en rond.

Il avait échappé son arme et tenta d’essuyer ses mains souillées sur le rideau de velours rouge. Lorsqu’il se retourna pour chercher désespérément un évier ou n’importe quel moyen de faire disparaître ces taches, il tomba nez à nez avec les membres abandonnés sur le comptoir. L’évidence lui apparut : ce sang trop abondant appartenait aux victimes. L’homme s’en approcha avec un dégoût mêlé de curiosité morbide. La cuisinière était froide, même si une lumière orangée grésillait à l’intérieur. Il lui sembla flagrant qu’il fallait la rallumer afin de faire disparaître ces preuves accablantes.

A cet instant arrivèrent deux choses simultanées : les sirènes de police retentirent soudain très proches et il réalisa qu’il était lui-même le meurtrier. La porte d’entrée de la villa s’ouvrit et d’immenses silhouettes projetées par les lumières clignotantes rouge et bleu s’approchèrent à grands pas. Sans plus chercher à comprendre, il prit la fuite.

L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. A son grand désarroi, il se trouvait dans une pièce parsemée de miroirs déformants. Chacun de ses mouvements éveillait une ombre en périphérie de sa vision ; il sursautait à chaque pas. Lorsqu’il crut avoir découvert une sortie de secours, il était seulement parvenu à revenir en arrière. La porte par laquelle il était arrivé s’ouvrit à toute volée. Réagissant d’instinct, il renversa un miroir qui alla exploser sur le sol, avant de courir se cacher derrière le buffet. Les ombres des policiers se précipitèrent et passèrent devant lui sans le voir. Il s’élança alors afin de rejoindre la cuisine. Il prit peur un instant, doutant de pouvoir la retrouver, mais elle était bien là, le fourneau béant et les restes de démembrement.

Il n’était pas sûr de pouvoir s’en sortir. Cependant, il refusait encore l’idée de se rendre. Il chercha un paquet d’allumettes qu’il trouva sans mal. Evidemment, la cuisinière était prête à disposer des restes des victimes. Il en fit craquer une, perdant un instant son regard dans sa flamme, un grain de folie s’y allumant du même geste. Le brûleur se trouvait non loin du lourd rideau de velours. Celui-ci ne s’enflammerait pas aisément, mais si on le rapprochait suffisamment du fourneau, cela devrait faire l’affaire. Ensuite, la villa se transformerait rapidement en prison de feu, qu’il avait résolu de préférer à celle faite de barreaux. Il emporterait avec lui tous ceux qui se dressaient sur son chemin, quels qu’ils soient.

Seulement, l’incendie ne prenait pas. Il s’y reprit à plusieurs fois, craquant allumette sur allumette, avant de comprendre qu’il n’y avait pas de combustible. A y bien regarder, la cuisinière était plutôt un accessoire destiné à ressembler à une cuisinière. Extérieurement, elle en avait tous les attributs, mais il ne s’agissait que d’une boîte vide. L’homme la renversa de rage. Chaque détail de cette soirée semblait lui échapper au fur et à mesure qu’il pensait pouvoir en reprendre le contrôle. S’il ne pouvait partir dans un brasier grandiose, alors le mieux était de perdre la tête haute. Il leur offrirait un procès qui rentrerait dans la légende. Réajustant son veston, peignant des doigts sa longue barbe et aplatissant la mèche de ses cheveux, il se redressa et se dirigea à nouveau vers la porte.

L’homme s’arrêta, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. A côté des miroirs étaient stockés les projecteurs. Les câbles enroulés débordaient d’un chariot. Une lumière de service s’alluma tout à coup, des néons fades accrochés à un plafond beaucoup trop haut pour une villa de campagne. Il se retrouva face à ceux qui le cherchaient.

Sa morgue fut soufflée par la teneur de leurs uniformes. Ceux-ci, quoique de couleur bleue, n’étaient pas ceux de policiers. Ils avaient l’homogénéité insipide d’un pyjama. Il s’agissait de blouses d’infirmiers. La première réaction de l’homme fut de se sentir insulté. On l’avait apparemment déjà jugé inapte avant même le procès, avant qu’il n’ait pu jouer à le faire croire. Puis, la peur s’empara de lui lorsqu’ils l’empoignèrent sous les aisselles. Il tenta de se débattre, mais, à sa grande surprise, se trouva si faible qu’ils commencèrent à le traîner sans effort. Ils n’avaient pourtant pas eu le temps de le droguer.

Lorsqu’ils s’apprêtèrent à passer la porte, l’homme se demanda s’ils seraient capables de briser le cycle infernal dans lequel il semblait prisonnier.

L’homme tenta de s’arrêter, incertain. Il lui était difficile de se repérer dans ce décor. Les infirmiers le tirèrent par les bras, forçant ses jambes frêles à suivre le mouvement. Ils se trouvaient sur une grande scène ; les gradins vides, face à lui, étaient plongés dans l’obscurité, tandis qu’un projecteur l’aveugla. Baissant le regard pour s’en protéger, il remarqua que les veines de ses mains saillaient, d’un violet maladif, contrastant avec la pâleur de sa peau. Ce qu’il avait pris pour du sang ne semblait en réalité que des taches brunes. Il avait sous les yeux des mains de vieillard. La clameur de la foule l’applaudissant s’éleva face à lui, mais lorsqu’il releva la tête, la salle était toujours vide. Les infirmiers l’entraînèrent sans attendre vers la sortie Jardin de la scène et passèrent la porte qui menait aux loges.

L’homme et les ambulanciers s’arrêtèrent, incertains. Il lui fut difficile d’admettre ce décor. Derrière la porte était accrochée une affiche de théâtre. Son visage y trônait fièrement. Les infirmiers furent soudain distraits par l’arrivée d’un jeune homme à longue barbe. Il se frottait douloureusement l’arrière de la tête et se figea à leur vue. L’homme en profita pour se dégager de leur prise, mais trébucha lourdement. Il se rattrapa sur une table de maquillage au miroir cerné d’ampoules. Elle lui était si familière qu’il crut un instant pouvoir s’y asseoir et y trouver le fond de teint qui masquerait ces vilaines taches de vieillesse. Son reflet lui renvoyait le visage d’un barbon frêle, au regard hanté. Derrière lui se tenait simplement lui-même, qui pointait vers lui un doigt accusateur, criant quelque chose aux infirmiers. L’homme le fixa ébahi. Il s’agissait de l’acteur sur l’affiche.

Les infirmiers lui expliquèrent avec bienveillance quelque chose d’inaudible qui sembla le calmer. L’un d’eux alla même examiner sa blessure au crâne. Alors, l’homme vit quelque chose de pire encore qu’un doigt tendu dans le miroir. Il vit la pitié dans son regard. Puis, le jeune homme qui n’était finalement pas lui-même s’approcha jusqu’à lui et posa délicatement sa main sur son épaule.

« Monsieur, j’ai beaucoup d’admiration pour votre travail. Personne n’a jamais su incarner Landru comme vous l’avez fait. Je ne sais pas si j’aurai un jour votre talent, mais je vais faire de mon mieux pour me montrer digne de vous succéder. »

L’homme continua, incertain. Il lui était impossible de se repérer dans ces décors. Il traversa l’entrepôt accompagné de ses infirmiers, sortit à l’air libre, ébloui d’avoir tant erré dans le noir, et monta sans encombre dans l’ambulance en s’appuyant lourdement sur l’épaule solide d’un de ses geôliers.



 FIN

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