Chapitre 1

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 Cet appartement, je le voulais ! Même si rien de spécial ne le rendait plus attractif qu’un autre : un deux-pièces au dernier étage d’un immeuble situé place Général Leman à Liège, avec une vue dégagée sur la colline de Cointe. Et quelle vue ! La bute boisée s’élevait quasi verticale à l’assaut du ciel, la frondaison des arbres montait comme les volutes de fumée de hauts fourneaux, une fumée aux mille déclinaisons de verts que peut donner la chlorophylle aux feuillages bouillonnants. Ce panorama avait conquis mes faveurs. Je me souviens encore de l’effet que cela me fit d’apercevoir le Mémorial interallié avec son phare, et en continuation, l’église du Sacré-Cœur.

 Je n’en aurais pas voulu d’autres, obstiné comme un enfant tapant du pied devant la vitrine d’un marchand de jouets jusqu’à ce que sa mère, harassée par son entêtement, s’avoue enfin vaincue, et consente en secouant la tête de dépit. L’agent immobilier se laissa convaincre non pas par mon enthousiasme, mais parce que j’apportais une solide garantie, en payant, rubis sur ongle, la caution et deux mois de loyer d’avance. Que voulez-vous ? Les affaires n’entendent rien à la poésie, seul le cash compte, sonnant et trébuchant !

 Le phare du Mémorial ne se trouve pas en bord de mer. Aucun capitaine de navire ne le scrute, loin à l’horizon. Il a été érigé là pour éclairer la conscience des hommes, pour qu’ils gardent à portée du cœur les tombes des alliés venus se sacrifier en 14-18. Pour qu’il n’y ait enfin plus jamais la guerre, son lot de souffrances, de désastres.

 Les Hommes raisonnent comme cela : ils érigent des monuments pour marquer les esprits, et plus ces constructions en imposent, plus elles devraient frapper l’imagination. Alors, l’on s’y recueille avec des visages de circonstance, en espérant changer les mentalités. Mais, seul le paysage a changé.

 Liège fut choisie parce qu’elle fût la première ville à résister à l’envahisseur avec efficacité. Le mausolée fut Inauguré en 1937 en présence du roi Léopold III au son des trompettes et des tambours. Hitler, lui, était déjà chancelier d’Allemagne depuis quatre ans… Vous connaissez la suite…

 À l’époque, en 2009, ma femme décida, après douze ans de vie commune, de prendre le large avec un type qu’elle rencontra au hasard de ses pérégrinations. Cette manière de voir l’éclatement de mon couple sortait tout droit de mon imagination. Je ne désirai pas en apprendre davantage lorsqu’elle me l’annonça, blessé dans mon orgueil de mâle, d’époux bafoué, trompé, trahi et j’en passe ! Cela fait toujours du bien de croire tenir le bon rôle dans ce genre d’expérience…

 Ne voulant rien entendre, je n’eus d’autre choix que de déménager et d’oublier le nid douillet que nous avions construit ensemble. Un premier mariage qui resterait le dernier ! Une histoire d’une telle platitude. Rassurez-vous, ce n’est pas de cela qu’il est question !

 Mais revenons à cet appartement. En fait, il ne présentait en lui-même rien de particulier ! Une chambre à coucher, une zone de vie avec une table, un canapé, plus une cuisinette ouverte sur le séjour. Le coin-cuisine était réduit à sa plus simple expression : à peine de quoi poser deux casseroles sur le fourneau. Enfin, une salle d’eau où l’on aurait pu se laver les dents dans le lavabo tout en prenant une douche.

 Non, c’était cette vue que j’aperçus par la fenêtre dès que j’entrai dans la pièce principale. En plus, le soleil brillait de sa superbe. De toute évidence, une des raisons qui rendaient le site si avenant. La lumière suggère tant alors que l’obscurité efface l’émotion pour ne laisser subsister qu’une sensation de vide.

 J’aimais ce monument. C’est vrai, je l’appréciais. Mais, il s’agissait plutôt d’un sentiment empreint de nostalgie. Quand je portais encore des culottes courtes [je suis né à Grivegnée], je l’observais depuis ma chambrette. À cette distance de quelques kilomètres, la coupole de l’église du Sacré-Cœur se confondait avec le reste de la construction, ce qui rendait l’ensemble encore plus mystérieux. J’ignorais ce qu’il représentait. Moi, je voyais un étrange vaisseau spatial avec des formes baroques, ventrues de part et d’autre, comme on en voyait dans les anciens magazines de science-fiction, où tout se représentait en rondeurs et pansu. Bien sûr, à l’époque j’ignorais ce que signifiait le mot baroque, et même aujourd’hui on aurait plutôt pu le qualifier de steampunk. Encore un terme que je ne connaissais pas, et pour cause : il ne fut inventé que bien plus tard !

 Drôle d’imagination ! allez-vous me dire. À ma décharge, à cette période, ma vie était remplie de fusées et de rêves de conquêtes spatiales. La Lune décrochée, on attendait la suite avec avidité. L’Humanité s’envolait vers des sommets inaccessibles. Nous étions en droit d’espérer davantage. Nous allions vite déchanter, mais ceci est une autre histoire…

 Ce monument me servait de point de repère sur la ligne d’horizon qui délimitait la frontière de mon univers réduit, là, où s’arrêtait mon regard de gosse, au-delà duquel s’étendait le monde des adultes n’existant que dans les atlas du cours de géographie. Pour le gamin que je campais, la Lune me semblait plus accessible que le reste de la Planète, de leur Planète.

 Cette ultime frontière, je l’avais à présent, en 2019, devant les yeux. Assis à la table, je la contemplais.

 J’avais ouvert mon ordinateur portable sur une page vierge, car j’avais envie de me lancer dans la rédaction d’un roman. J’aurais bien aimé le placer au cœur d’une histoire, ce phare, mais une histoire qui aurait raconté quoi ?

 L’écriture n’est pas mon métier, juste un hobby qui m’aide à exister comme d’autres se réalisent dans le pingpong ou dans les compétitions de bras de fer dans les bistrots. Non, mon vrai job est emmerdeur professionnel. C’est ainsi qu’un ami qualifie mon travail.

 J’utilise mes talents comme voix off dans les publicités qui passent à la radio. Il se fait que mon timbre particulier convienne à ce genre d’exercice, accrocheur, agréable, tout ce qui plait ou déplait d’ailleurs. Comme le visage, la voix sert à séduire, entre autres. En ce qui me concerne, je peux la ranger au portemanteau de mes atouts, comme un chapeau ou une casquette, si vous voulez.

 Ne dit-on pas qu’un type qui possède plusieurs qualités détient plusieurs casquettes ?

 Enfin, bref, un producteur fut impressionné alors que j’animais des soirées dansantes. Enfin, producteur : n’exagérons rien ! Ce type présentait un magazine dans une radio locale de Seraing. L’émission s’appelait : les poules et les cochons d’abord. Putain ! ne riez pas : c’est authentique ! Ma main à couper que certains s’en souviennent encore !

 Bref, je fus nommé animateur à temps partiel. L’on m’approcha pour des journées évènementielles à Cora. Comme parfait inconnu, mes prestations restaient peu onéreuses. Mais, mine de rien, je progressais dans le métier, une petite place au soleil, si vous voyez. Dans le milieu, le bouche-à-oreille [c’est le cas de le dire] compte pour beaucoup.

 Bien sûr, je dus suivre des cours de diction, apprendre à poser ma voix et maitriser ma respiration. Une troupe de théâtre amateur m’accueillit. Je cultivais l’ambition de parfaire mon jeu d’acteur.

 L’on pense toutes ces qualités innées, mais en fait, mes prestations se révélèrent catastrophiques. Aux débuts, mon ton ampoulé artificiel en fit rire plus d’un. On levait les yeux au plafond, on pouffait, le poing devant la bouche. Je jouais faux comme l’on chante faux ! Il est difficile d’admettre que l’on est mauvais, mais je dus me résoudre à me remettre en question. Puis le temps passa, je pris de la bouteille…

 Ainsi, à présent, je peux me vanter d’égayer le réveil de milliers de Liégeois et Liégeoises qui s’étirent dans le lit, la langue pâteuse, extirpés de leur sommeil par le timbre nasillard de leur poste de radio bon marché fabriqué en Chine. Le coup de manivelle qui démarre la journée comme on lance le moteur d’un vieux tacot. Attention, rien à voir avec le coup de bambou de monsieur le matin ! Le type qui dort sur la béquille depuis une bonne heure et qui doit attendre cinq minutes interminables avant de pouvoir aller pisser… Vous ne voyez pas le rapport ? Moi non plus…

 En y pensant, c’est dingue ! Je m’éveille moi-même tous les matins. La première phrase qui sort de ma bouche, avec plus ou moins de variantes, alors que j’émerge de l’inconscience, s’approche de :

 — Ah ! la ferme, Pierre-Alexandre…

 Oui, c’est mon prénom. Mais, bien entendu, personne ne sait qu’il s’agit de moi… Une voix off, quoi, tout ce qu’il y a de plus anonyme, cependant tout à fait reconnaissable.

 Ben, vous allez me dire : voix off, ça coule de source, à la radio ! Ce sont toujours des voix off, à la radio ! Eh bien, non… Pas depuis que je travaille pour la publicité audiovisuelle. La téloche ! La télé, quoi !

 La pub pour la moutarde : c’est bibi ! Oh ! j’en ai fait plein. Me rappelle plus de tout. Il y a quand même seize ou dix-sept ans que je bosse là-dedans. Mais celle pour la moutarde m’a permis de décoller dans le métier. En plus, j’adore la moutarde ! Sur les saucisses grillées : un délice ! Tartinée dans les croquemonsieurs : une tuerie ! Mais je m’égare. Excusez-moi : déformation professionnelle…

 Voilà, voilà, toujours cette page blanche ! Il faudrait peut-être que je place mon personnage principal, mon héros ! Ça serait déjà un bon début. Ben oui, un minimum quand même ! sinon, autant lire un cours de math ! Quoique, Thalès et Euclide pourraient être assimilés à des personnages ! Mais, je me vois mal dévorer un cours de math ! Quoique j’aurais bien croqué la prof que je lorgnais à l’école avec des yeux de merlan frit… Ceux qui ont eu une titulaire qui enseignait en minijupe et talons aiguilles me comprendront… [Soupir d’adolescent]

 Dans l’écriture, d’aucuns prétendent qu’un gusse ne peut exister s’il n’a pas été décrit par l’auteur jusqu’au moindre poil de cul ! Enfin, ça n’a jamais été dit certes en ces termes, c’est moi qui lance des obscénités !

 Moi, ça m’emmerde de dépeindre quelqu’un ou quelqu’une. Oui, c’est de la pure paresse ! Mais, je me réfère surtout à mon expérience de lecteur [j’adore lire]. L’auteur a beau s’échiner à dresser le portrait de son personnage, je reste toujours sur ma première impression. Et puis, cela serait bien fâcheux si quelqu’un de mon entourage se trouvait une quelconque ressemblance avec l’une de mes créatures ! Il y en a pourtant qui serait heureux de se reconnaitre.

 Tenez, quand j’étais au collège, je dessinais des bédés pornos avec dans le premier rôle l’un ou l’autre camarade de classe. Je reproduisais assez bien les visages, le reste je l’inventais. Je leur revendais mes one-shot sous le manteau, comme un revendeur de drogue. Je les représentais avec un membre très avantageux, et c’est sans doute pour cela que j’avais mon petit succès. Ah ! l’orgueil masculin…

 Bon, il est temps que le petit cochon se présente !

 C’est assez embarrassant de se décrire soi-même. On ne sait quoi dire. L’on a toujours peur d’en dire trop ou pas assez. Ça vous ennuie si je saute cette partie ? Si ! Vous n’allez pas m’obliger à me prêter à l’exercice, tout de même ? Ce que je raconte ici ne suffit-il pas à prouver mon existence ? Ah ! punaise, vous êtes chiants !

 Pff ! Qu’est-ce que je vais pouvoir bien dire ? Que je possède deux mains et une paire de pieds et qu’ils ont tendance [surtout les pieds] à picoter quand une trouille primale me saisit ? Voilà ! restons-en là. Pour l’instant, c’est bien ainsi !

 J’imagine déjà votre réaction :

 — Oh my God! Qué scandale : on se moque du lecteur ! Remboursez ! Remboursez !

 Quel monde ! Je vous jure : il y en a toujours pour rouspéter. Jamais contents. Ah ! mais vous l’aurez voulu !

 L’on me trouve beau ! Comme un Dieu ! Un grand brun au regard ténébreux…Quoi ? Quoi ? Vous ne me croyez pas ? Oui bon, j’exagère un peu. Mais, c’est la faute à l’autre, là ! L’auteur ! Le sieur Leclercq ! Il n’avait pas besoin de raconter cette histoire à la première personne. C’est vrai, quoi !

 Donc, même moche, je suis beau ! Et si ça vous intéresse, je chausse du quarante-quatre. Voilà ! Vous m’énervez à la fin ! J’ai un roman à écrire, moi !

 Oui, oui, je fanfaronne ! Mais rassurez-vous, au fur et à mesure de l’avancement de cette histoire, le ton va se durcir. Je vais être plus sérieux parce que les circonstances feront que… On ne peut pas toujours rigoler, non plus ! Alors, pardonnez-moi si j’en profite tant que c’est encore possible.

 À propos de ce foutu roman, ma page était toujours aussi blanche que la blanche colombe ! Aussi vierge que la vierge-colombe ! Oh ! ça va… Je sais que c’est débile comme phrase. En aout, il y a de fortes présomptions pour que les colombes soient passées à la casserole ! Elles ont en outre pondu. Même plusieurs fois, si ça se trouve. Mais, on s’en fout ! Ce n’est pas un cours de sciences naturelles, après tout. Et si vous voulez mon avis…

 Minute, téléphone…

 Comme je le disais, je me tordais les méninges derrière l’écran de mon portable. Début aout, les vacances commençaient. Les vacances ! vous comprenez ce que cela signifie ? Les vacances…

 Le téléphone, bien sûr, c’était pour le boulot. Un collègue avait réussi à se casser une patte en descendant du train à la gare des Guillemins. Un Bruxellois qui arrivait de fait parce que j’avais pris mes congés. Un intérimaire que je devais à présent remplacer, car ce crétin n’avait rien trouvé de mieux que de glisser sa jambe entre le quai et le marchepied du wagon ! Ne me demandez pas de quelle façon, je ne savais pas que c’était possible. Lui ne s’en était pas privé ! Un Bruxellois quoi ! Un dikkenek qui se vantait de doubler des feuilletons télé et qu’on s’arrachait du nord au sud et de l’est à l’ouest. Une pointure pour la petite agence de pub dans laquelle je sévissais. Il avait consenti à reporter son départ sur la Riviera de deux jours, rien que pour nous ! Je vous l’ai dit : un Bruxellois ! Grand Seigneur ! Attention, je n’ai rien contre les Bruxellois. Je le dis pour ne pas que l’on me taxe de racisme interbelge ! Si, si, le racisme interbelge ça existe. L’union fait la Force ! C’est la devise du pays…

 Enfin, revenons à ce Bruxellois. Moi, je dis que s’il avait été aussi demandé, on ne l’aurait pas vu débarquer dans notre belle ville de Liège au lieu d’aller singer les vedettes à Saint-Trop !

 Ah ! j’éprouvais de la tristesse pour lui : finis les nichons siliconés qui rebondissent au-dessus des filets des jeux de plages. Il allait troquer ses slaches contre une jolie rigole en fibre de verre imbibée de plâtre malodorant.

 Ainsi, Anne, la secrétaire de l’agence, m’avait contacté. Pourquoi moi ? Eh bien, parce que je m’étais inscrit sur la liste des doublures juste au cas où… Ça payait mieux, lorsque l’on était rappelé daredare. Moi, ça ne me gênait pas. De toute façon, je n’avais pas prévu de partir en vacances. D’ailleurs, ça ne me disait rien. Moi, quand j’ai envie de me dépayser, je change de quartier, c’est tout !

 De toute manière, ce boulot, je n’ai que ça.

 Je ne vais pas au cinoche, ça coute la peau du cul. Mais surtout, je déteste l’odeur du popcorn ou le crissement des sachets de chips tout autour de moi. Je ne vais à aucune expo ni aucun concert. Trop de monde…

 Que voulez-vous ? C’est ma vie. Et ce sont les circonstances qui m’ont conduit là où je suis arrivé. Si j’avais pu choisir, je serais devenu milliardaire avec plein de bagnoles de luxe. Regardez-moi ! Je ne possède pas de voiture, même pas de vélo ! Une petite existence de petit intermittent du spectacle avec des revenus à peine supérieurs au seuil de pauvreté. Je n’imaginais pas que cela aurait pu empirer ! Et pourtant…

 Dès lors, vous comprenez, ce Brusseleer qui se cassait la figure sur le quai de la gare, pensez si c’était une aubaine ! Parce que, quand je dis que je prenais des vacances, ça veut dire qu’il n’y avait rien pour moi à l’agence ! Bien sûr, je percevais des congés payés, comme tout le monde, mais des vacances ! Ça faisait longtemps que je n’avais plus touché un ballon de plage ! Un pauvre mec, quoi. Enfin, à vous de voir…

 Ma femme avait sans nul doute senti ce côté looser que reflétait la quintessence de mon individualité. Tout ce qui m’arrivait de moche était du fait de la-faute-à-pas-de-chance ! Elle avait rencontré un gars qui la faisait marrer : encore la-faute-à-pas-de-chance !

 Moi, je déteste les guignols qui amusent les filles ! Les gros cons, imbus de leur personne et qui dodelinent de la tête quand ils marchent avec des airs de m’as-tu-vu ! Sales types !

 En y réfléchissant, mon manque d’ambition, notre précarité, toutes ces choses devaient l’effrayer. J’imagine qu’elle me voyait encore intermittent du spectacle à l’âge de la retraite en train de tourner des pubs pour des monte-escaliers. Ça doit être ça ! Ainsi, à presque cinquante balais, j’avais ma femme en main, comme dans la chanson Mec interprétée par Jacques-Ivan Duchesne.

 Bon, revenons à l’histoire qui nous intéresse.

 Je devais filer au turbin. J’avais branché mes écouteurs dans mon téléphone puis lancé le lecteur de musique : Pink Floyd, Comfortaby Numb. La version Live de 2016 à Pompéi. Deux kilomètres de marche à tout casser, assaisonnés des solos de David Gilmour.

 Anne m’attendait à l’accueil des studios d’enregistrement. Elle portait un débardeur blanc qui découvrait ses épaules déjà bronzées ainsi qu’un jean qui lui collait au corps comme une seconde peau. Ah ! misère… Chaque fois que je la voyais, j’avais un serrement au cœur. Dans cette histoire, elle n’avait pas eu beaucoup de chance.

 — Salut, me souffla-t-elle dans l’oreille en m’embrassant, merci d’être venu.

 — De rien. De toute façon, c’est ce qui était prévu en cas de pépin, non ? On a des nouvelles du Bruxellois ?

 — Une vilaine fracture ouverte. On l’a conduit à la Citadelle.

 — Ouche ! répondis-je avec une grimace.

 J’imaginais déjà le tibia ou le péroné du mec qui dépassait de son mollet ensanglanté. Mais le travail m’amenait. Il me tardait de connaitre les détails de ma mission :

 — C’est pourquoi ?

 — C’est pour doubler une pub pour de la lessive. Tiens, voilà ton texte. On commence l’enregistrement dans une demi-heure.

 Anne venait d’atteindre la quarantaine. Pas très grande : un mètre soixante, soixante-cinq peut-être. Elle aimait porter les cheveux coupés très courts. J’avais essayé de la draguer à plusieurs reprises, mais les hommes, ce n’était pas trop son truc, si vous voyez ce que je veux dire. Dommage, elle arborait une belle petite frimousse qui tranchait avec l’austère noirceur de sa coiffure. Enfin, sa beauté n’était pas perdue pour tout le monde, puisqu’elle vivait en couple avec une Jamaïcaine de dix ans sa cadette, et qui trainait un accent délicieux des Iles. Ayana ! Parfois, elle rejoignait Anne aux studios et elles allaient boire un verre après le boulot.

 Je les accompagnais quelques fois au bistrot, mais je ne me sentais pas dans mon élément. Ces deux femmes qui se dévoraient des yeux, ça me mettait mal à l’aise. Oh ! personne ne peut me qualifier d’homophobe, loin de là ! La passion sous toutes ses formes reste magnifique, et elles s’aimaient ces deux-là ! Ces regards qui se croisaient, ces mains qui se touchaient du bout des ongles, ces sourires de connivence, tout cela, et bien plus, détruits avec une telle cruauté !

 Non, pas mon truc. Moi, je préfère écouter les blagues salaces de mon ami Marc, derrière une 33 et un bol de cacahouètes salées. À Liège, ce ne sont pas les bistrots sympas qui manquent ! Mais, j’aurai l’occasion de vous reparler de lui plus tard. Encore un qui n’a pas eu de chance dans cette affaire !

 Après deux heures d’enregistrements, le clip pouvait être réexpédié au client. Mais, je voulais un résultat plus qu’irréprochable. Ensemble, avec le monteur et l’ingénieur du son, nous avions visionné cinquante-deux fois mes prestations. Satisfait, j’enregistrai une copie sur une clé USB pour ma page Internet. Chacun gère sa promo comme il peut ! D’ailleurs, tous les pigistes le font.

 Quand c’est moi l’acteur, c’est encore pire ! Là, on se coltine cinquante-deux prises, avec des angles différents, des jeux contrastés. Je ne vous cache pas que cela peut demander plusieurs jours pour une pub de vingt-cinq secondes !

 Nous soumettons les maquettes aux clients qui parfois exigent des modifications : un élément de décor qui ne figure pas sur le script, une couleur qui fait penser à un produit concurrent. Il y a des chicaneurs, j’vous jure ! Chaque marque possède sa chartre graphique, comme les partis politiques !

 Les chutes sont copiées toujours sur cette clé USB. Ensuite, je choisis pour mon site Internet les séquences qui mettent en valeur les différents aspects de mon jeu d’acteur. Que voulez-vous, je n’ai pas les moyens de me payer un agent artistique.

 Hein ? Bien sûr que c’est de l’art ! Vous croyez que c’est facile d’avoir l’air naturel tout en dégustant des saucisses barbecue trempées dans la moutarde !

 Hum ! en parlant de bouffe, cette journée m’avait affamé. La température portait encore à la flânerie en cette fin d’après-midi.

 J’avais envie de me balader en ville. Je me tapai un bon hamburger avec des frites, rue Joffre, près de la place Saint-Lambert. Oh ! je ne suis pas fan de nourriture industrielle. Je préfère préparer mes repas, mais à l’appart, on ne peut pas dire que la cuisinette permette de s’attaquer à des recettes très élaborées. Bien souvent, le four microondes joue les tops-chefs !

 Lorsque je me promène de la sorte, j’aime regarder les femmes. Je me construis des plans, imagine des choses, espère un sourire engageant. Mais, bien sûr, jamais rien n’arrive ! En conséquence, j’essaye de me persuader que la vie vaut mieux ainsi, sans personne pour m’imposer sa conception de l’Univers. Libre ! Je prends un air satisfait, comme pour m’en convaincre, surtout quand j’aperçois mon visage se refléter sur les vitrines des commerces. Mais cette expression réjouie n’est rien qu’un cache-misère sur le vide de mon existence. En fait, je ne sers à rien, dans ce monde ! Pire ! Ma seule présence sur cette planète allait engendrer les cauchemars les plus redoutés par des êtres humains !

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