Shuriken et Faux Semblants

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Brume envahissante, dévorant les paysages de sa bouche d’ombre. Orage étouffé au lointain, aux frontières exsangues de la ville. Une pluie battante cognait sans répit contre les vitres froides. Le vent assassin hurlait sa rengaine : un lâcher de fantômes virulents.

Rodolphe disséminait des armes dans sa maison comme un amoureux égrène des pétales de roses en direction d’un lit, pour l’amour - or, il ne visait que la mort. Un révolver bien en vue sur son canapé. Un couteau bien tranchant sur la table basse du salon. Un fusil suspendu dans la cuisine. Une hache dans l’évier de la salle de bain. Des shuriken sur les marches de l’escalier… Il en était certain : le tueur de la tempête, un sobriquet des plus ridicules, viendrait le visiter ce soir.

Quand la nature se déchaînait sur la ville ensommeillée, ce tueur en série sévissait en toute impunité : il n’était pas inquiété par les gendarmes qui, bien au chaud dans leur QG, jouaient au tarot en sirotant quelques bières. C’est ainsi qu’ils tuaient le temps lorsqu’ils recevaient l’alerte rouge dans leur messagerie : une interdiction formelle d’arpenter les rues, à cause de la tempête et des dégâts matériels qu’elle multipliait : arbres déracinés, panneaux qui s’écroulaient sur le macadam, vitres et voitures cassées…

Un arrêté préfectoral affiché dans toutes les administrations et placardé partout en ville, répété ad nauseam par les médias, et connu de tous, conseillait aux habitants de s’enfermer chez eux, voire de se barricader, toutes lumières éteintes une fois le soleil couché, ce que chacun faisait, exception faite de quelques étudiants aussi courageux que stupides, et de quelques personnes qui, frappées par Alzheimer, ne se rappelaient pas de ces recommandations.

Certains prétendaient que le tueur de la tempête n’existait pas, qu’il s’agissait d’une énième légende urbaine, destinée à effrayer les pucelles et les pleutres. En effet, les caméras de surveillance disséminées en ville n’enregistraient aucun mouvement ces nuits-là : ni piéton ni véhicule ne semblait se perdre dans l’opacité de la brume. Sur les lieux de chaque crime, il ne laissait, pour seul souvenir, que le corps inerte de sa victime. Pas d’ADN, pas d’empreintes digitales, aucune traces d’effraction, encore moins de lutte. Rien. Juste une porte ouverte sur la nuit.

Pourtant, Rodolphe était convaincu de son existence : il objectait aux incrédules que son rituel n’était pas une manière de tuer, mais une manière de dissimuler, de faire croire à une mort naturelle. Une seule récurrence : les soirs de tempête. N’était-il pas facile de s’y camoufler, de déjouer la vigilance des caméras tant la pluie tombait à verse, tant le brouillard à couper au couteau réduisait à néant la visibilité. Qui oserait, après tout, écumer les rues par temps d’orage, quand la grêle menace à chaque instant de tomber ? Personne, à part un fou - ou une folle, pourquoi pas ?

Avachi dans son canapé, Rodolphe l’attendait avec une patience d’ange, son revolver à ses côtés. Il avait bien laissé les lumières de sa maison allumées, la seule dans la rue : il avait vérifié. Patient, il fixait la poignée de la porte, dans l’espoir qu’intervienne une brève oscillation… et qu’elle s’entrouvre enfin. Cette attente l’angoissait au profond malgré sa décision de mourir ce soir-là. Que valait sa vie déprimante depuis que sa femme l’avait quitté pour un autre homme plus jeune, plus beau, emmenant avec elle son chien, ses enfants et même son ami d’enfance. Une vie pathétique, risible. La vie ne lui réservait plus rien, si ce n’est son lot de mauvaises surprises. Vivre seul ? À quoi bon quand seule une télévision vous guide au travers des jours mornes : c’est déjà être mort, invisible.

Une heure plus tard, alors que Rodolphe rabâchait ses échecs et en inventait d’autres en fouillant son passé, la clenche s’abaissa d’un coup sec. Une averse de grêle, assourdissante, mitrailla la façade de la maison, fouetta jusqu’au cri les volets métalliques. Une silhouette sombre, dissimulée dans un long manteau noir, s’engouffra d’un pas lent dans l’entrée. Elle ne laissait dans son sillage aucune flaque d’eau : ses chaussures étaient sèches, tout comme son manteau. Rodolphe, le visage mouillé de sueurs, s’empara de son revolver d’une main tremblante, par réflexe.

La silhouette resta immobile un moment, puis brandit une faux qu’elle cachait derrière son dos, pour un effet de surprise proche du néant : Rodolphe ne s’attendait pas à un déguisement, déplora son manque d’originalité flagrand. Malgré la lumière franche du lustre, il ne parvenait pas à discerner son visage, masqué sous un voile noir plus profond que celui d’une veuve Sicilienne qui, contre toute attente, refuserait de pleurer.

« C’est toi, le tueur de la tempête ? demanda Rodolphe, si étonné qu’il en oubliait qu’il tenait un revolver.

- Nous ne nous connaissons pas, je ne suis pas très à l’aise avec le tutoiement… mais oui, je suis le tueur de la tempête, rétorqua la faucheuse d’une voix masculine. Et j’ai bien d’autres noms !

- Pourquoi un costume aussi basique, s’étonna Rodolphe ?

- Fouilla ! Un costume ! s’insurgea le prétendu meurtrier. Un costume ? Beauseigne ! Ceci n’est pas un costume ! Je porte ce manteau depuis si longtemps que c’est une deuxième peau !

- J’ai vu le même à la Foir’Fouille ! Je le reconnais.

- Ça ne te viendrait pas à l’idée, stupide créature, que ma tenue ait inspiré vos pâles imitations ? Oser comparer mes étoffes soyeuses et d’origine à vos piats en polyester… Quel banadet tu fais !

- Tu veux dire que… »

Les yeux de Rodolphe s’écarquillèrent, sa bouche s’entrouvrit et il resta coi : alors qu’il s’attendait à subir l’assaut d’un psychopathe, il se retrouvait devant une faucheuse sans visage, verbeuse et armée d’une vieille faux rouillée qui n’avait pas l’air tranchante.

« Oui, c’est moi ! La grande faucheuse, la seule, l’unique ! Et oui, je suis un homme. J’espère que tu ne vas pas me demander de te montrer mes précieuses, ou je te bronque un coup.

- Euh… Non merci.

- Bien ! Venons-en aux affaires. Tu n’es pas crainteux ?

- Crainteux, ça veut dire ? Tu parles bizarrement je trouve, je comprends pas tout ce que tu dis.

- C’est du patois de chez moi. En gros : t’as pas peur ?

- Non, enfin, un peu… je veux mourir ! Je t’ai même déposé le choix des armes. J’ai un fusil, un couteau, des shuriken, une hache et ce revolver si tu veux changer un peu.

- Ce choix désarme, mais sans façon.

- Sans vouloir te manquer de respect, ta faux n’a pas l’air très aiguisée… J’ai plus peur d’agoniser avec le tétanos que de mourir en un coup.

- Bazut ! Je vais te montrer moi, si ma faux n’est pas efficace ! »

D’un coup bref, d’une violence inouïe, la mort se trancha la main droite : le membre tomba aussi sec, enveloppé d’un nuage noir aux odeurs de soufre. Et repoussa aussitôt sur son bras !

« Mon Dieu ! recula Rodolphe. C’est dément !

- Ceci dit, s’amusa la faucheuse, je ne suis pas contre un peu de créativité. Les shuriken me disent bien. Les autres armes, je les ai déjà essayées.

- Ils sont dans les escaliers.

- Ainsi disposés, ils font penser aux étoiles sur le Walk of Fame.

- C’est quoi ?

- La petite ballade des étoiles roses sur Hollywood. Tu sais, les noms de stars.

- Tu y es allé ?

- Ça m’arrive d’y tuer parfois. Juste des drogués en sampilles…

- C’est quoi des sampilles ?

- Des guenilles. Tu vas à Hollywood, tu t’attends à voir des jolies robes, des smokings, des paillettes quoi. Bon, tu vas croire que je suis du genre à gongonner… J’imagine que ça va être bientôt l’heure. Passons aux choses sérieuses !

- Attends un peu !

- Quoi ? Je n’ai pas que ça à faire ! Pas le temps de prendre une topette... J’ai une vieille cancéreuse qui m’attend à l’autre bout du pays !

- Elle peut bien attendre.

- La mort n’attend pas, jamais ! C’est toi qui risque de ne pas mourir. Tu vas tout pétafiner !

- Oh mon Dieu non, tue-moi, vite !

- OK.

- Non, attends !

- Quoi encore ?

- Attend un peu, J’aimerais voir ton visage, avant que tu me tues !

- Et pourquoi donc désires-tu voir mon visage ? Où désires-tu en emporter l’image ? Dans ta tombe ?

- Je suis curieux.

- La curiosité est inutile quand on n’en fait rien. Et tu n’en feras rien, vu que tu vas mourir ! N’oublie pas que tu n’as rien fait de ta vie, alors que tu avais toutes les cartes en main !

- Mais…

- Ta vie est lamentable. Une succession de mauvais choix. Tu m’as l’air d’un sympathique bobiat, même si t’es egraillassé ! Et me regarde pas avec cet air consterné ! Même tes psys le savent : ils s’endormaient pendant les consultations ! Du jamais vu ! Pour tout te dire, je m’attendais à ce que tu m’appelles plus tôt.

- Mais…

- Cesse de m’interrompre, à la fin ! Je te menacerais bien de mort, mais vu que c’est ce que tu souhaites, je peux te menacer… hum, voyons… de ne pas te tuer. Pense à la petite vieille qui m’attend. Elle souffre, si tu savais. Bien plus que toi.

- Non, tue-moi, je t’en prie ! Mais, ajouta-t-il du bout des lèvres, les yeux baissés, tu vas me regarder agoniser ensuite ?

- Ahhhh ! T’es pire qu’un garagnas ! Je vais finir par t’appeger et te laisser en plan. Réponds juste à ma question, qu’on en finisse : pourquoi tu t’es pas suicidé ? C’est tellement plus simple. Vous avez développé des moyens de le faire sans souffrir. En plus, j’aurais pas eu besoin de me déplacer.

- Je ne peux pas me suicider !

- Mais bien sûr que si, tu peux. Si tu n’as pas la force de le faire, je peux te donner les cachets que tu planques dans ton armoire à pharmacie. Un petit cocktail, ça te dit ? Je te les enfonce dans la bouche, ni vu ni connu.

- Non, on pensera que c’est un suicide. Le suicide est interdit, je suis catholique, je veux pas aller en enfer.

- Mais tu es déjà en enfer ! Fais pas ta pinareille !

- Tu… tu sais ce qu’il y a après la mort ?

- Bien sûr, mais je ne vais pas te le dire, ou tu ne voudras plus mourir. Bon, c’est pas tout ça, mais l’heure tourne. »

Sur ces paroles, la faucheuse se dirigea vers les escaliers et s’empara de quelques shuriken, qu’elle considéra avec étonnement :

« Ils sont neufs, ils n’ont jamais servi ! Ils ont l’air bien tranchants ! Je crois que je vais les garder, ça peut être utile quand quelqu’un court. C’est sans doute plus précis que le lancer de faux et plus confortable, murmura-t-elle en les enfonçant dans les poches de son manteau. Merci beaucoup !

- Heuuu. Tu vas me tuer avec quoi ? Héééé, héhéééé réponds… je t’en supplie, tue-moi ! insista Rodolphe.

- Humm, je ne sais pas ! C’est l’heure d’aller voir la vieille ! Je te visiterai peut-être une prochaine fois. J’espère que tu seras moins bavard ! Adieu, en un mot ! »

En moins d’une seconde, elle disparut dans un nuage d’encre sans passer par la porte laissée entrouverte ; la tempête avait cessé depuis longtemps, la grêle s’était figée en milliers d’étoiles qui scintillaient au firmament. Plus tard dans la nuit, des hommes en uniformes, alcoolisés jusqu’à la moelle, pénétrèrent la maison et trouvèrent une main d’ombre tranchée à même le sol, un homme au visage radieux, immobile sur le canapé, fraîchement décédé.

« Le tueur a encore frappé ! annonça l’un deux, qui frottait d’un doigt circonspect sa barbe d’une nuit. Regardez, c’est une main noire ! Le tueur de la tempête !

- Et merde ! Comme les autres, la victime n’est pas amputée, répliqua son collègue d’une voix pâteuse.

- C’est fâcheux, ça complique l’enquête, enchérit un autre en fredonnant la dernière chanson à la mode.

- On a qu’à s’en débarrasser, conseilla le quatrième. L’analyse ADN de ces putains de mains ne donne rien, ça paniquerait la population si ça venait à se savoir. Comme d’hab on enlève tout ce qui est suspect de la scène de crime. Regardez : il dort comme un bébé, avec un sourire débile sur le visage. Ça a l’air d’une mort naturelle, non ?

- Validé, j’appelle le légiste ! »

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