Chapitre 40

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Il était en pause, allongé sur son lit de camp, les bras croisés derrière la tête, le regard fixé sur les barres métalliques servant de support au matelas au-dessus du sien.

Six mois. Cela faisait six moi qu’il avait rejoint cet endroit. Six mois qu’il n’en était pas sorti et que chaque jour, quand il n’était pas à l’entrainement, il réalisait encore et toujours les mêmes tâches : nettoyer les feuilles d’arbres dans la cour – nombreuses en cette période automnale –, tondre la pelouse, préparer les armes pour les rares patrouilles, réparer les nombreux trous qui se formaient dans les bâtiments en décrépitude... Lui qui rêvait d’aventures dans sa prime jeunesse aurait certainement renoncé à s’engager s’il avait su ce que signifiait réellement le fait de servir dans les rangs de l’armée.

Et puis il y avait les horreurs de la guerre ; des horreurs prenant des formes bien différentes que ce à quoi il aurait pu s’attendre...

La porte s’ouvrit dans un fracas et deux de ses camarades de chambrée entrèrent bruyamment, en pleine discussion enthousiaste :

– ... choisi une autre que la dernière fois aujourd’hui. Une noire aux gros seins.

– Ouais, je l’ai déjà baisée elle. Assez farouche au début mais elle se met vite à gémir comme une petite chienne.

– Ah ah c’est clair. Je regrette pas, je pense même que je la reprendrai la prochaine fois.

L’un des deux hommes se tourna alors vers lui.

– Hé Dan, lança-t-il.

Dan lui prêta une oreille distraite. Leurs incessantes et nauséabondes histoires de fesses ne l’intéressaient pas.

– La rectrice veut te voir. Tu ferais mieux de te grouiller.

Il haussa un sourcil, mais son camarade s’était déjà retourné vers son interlocuteur, visiblement trop impatient de décrire avec d’écœurants détails ses exploits de la matinée. Peu enclin à subir encore et toujours la même litanie qui revenait toutes les semaines, il s’éclipsa sans demander son reste.

Que pouvait bien lui vouloir la rectrice, cette vieille peau avec son ton mielleux qui les considérait généralement comme des larbins à son seul service ? Depuis qu’il était arrivé ici, il ne pensait pas s’être particulièrement fait remarquer, que ce soit en bien ou en mal. Qu’avait-elle donc de si urgent à dire à un troufion de l’intendance ?

Ce fut ainsi à contrecœur qu’il se présenta à son bureau, croisant sur son chemin nombre de ses congénères revenant, le sourire aux lèvres, de l’habituel lieu de débauche hebdomadaire.

– Entrez, dit une voix après qu’il eut frappé à la porte.

Il s’exécuta. C’était une pièce de taille respectable, luxueusement décorée, mais baignée dans la pénombre. Il se demanda comment cet endroit pouvait servir de bureau. On ne distinguait même pas le mur du fond !

Madame Martone l’accueillit avec son habituel sourire faussement chaleureux. Elle portait une longue robe noire qui touchait pratiquement le sol et ses cheveux étaient attachés en chignon.

– Monsieur Brani, commença-t-elle d’un ton beaucoup trop courtois pour être crédible envers un simple soldat. Merci d’être venu si vite.

Dan demeura silencieux mais n’était pas dupe. Il n’avait pas vraiment eu le choix et ils le savaient tous deux. Il ne fallait pas qu’il se laisse amadouer ; qui sait quel sort pouvait bien lui réserver cette vieille sorcière ?

– Asseyez-vous je vous en prie, continua-t-elle dans le même registre.

– Je préfère rester debout, Madame.

Il savait qu’il ne devait pas faire de faux pas, aussi ne souhaitait-il pas prendre ses aises et par la même occasion baisser sa garde. Il plaça les bras le long de son corps et se maintint bien droit, en bon soldat devant un supérieur hiérarchique.

– Bien, comme vous voudrez.

Elle fit le tour de son bureau et se rassit sans le quitter des yeux, telle une prédatrice surveillant sa proie.

– Depuis combien de temps êtes-vous en poste ici, Monsieur Brani ?

– Six mois, Madame.

– Six mois... Et que pensez-vous de ce que nous faisons ici, au sein du Fort de la Rose-Epine ? Des faveurs qui sont réservées à nos troupes ?

Il hésita une seconde. Que sous-entendait-elle ? S’il avait pu être franc, il lui aurait répondu que cet endroit le dégoûtait et que le traitement qui était réservé aux innocentes Séléniennes retenues prisonnières sous leurs pieds ne correspondait pas à la vision qu’il se faisait de l’Empire. Mais cela, bien sûr, il ne pouvait se le permettre...

– Je n’ai pas à me plaindre, Madame.

Elle continua de le sonder d’un regard instigateur, à tel point que cela commença à le mettre mal à l’aise. Puis elle reprit :

– Bien. Monsieur Brani, je ne vais pas y aller par quatre chemins. L’Empire a besoin de vous pour une mission... un peu particulière.

Il s’efforça de conserver un air impassible, mais échoua visiblement à masquer une micro-expression trahissant une certaine curiosité.

– Je vois que j’ai votre attention. Souhaitez-vous en entendre plus ? Soyez simplement informé qu’il s’agit d’une information confidentielle qui ne devra jamais sortir de ces murs. Vous m’avez compris ?

Dan savait que ces questions étaient purement rhétoriques. Elle les posait pour la forme, mais ne lui laissait pas vraiment le choix. Aussi, avec une certaine appréhension, fut-il contraint de répondre :

– Oui, Madame.

– Bien, répéta la rectrice d’un ton satisfait.

Elle se releva et s’appuya des deux poings sur le bureau.

– La semaine prochaine, nous allons accueillir de nouvelles... pensionnaires. L’une d’elles détient une information capitale pour l’Empire. Nous avons besoin de vous pour obtenir cette information.

Son ton avait changé. Elle le fixait maintenant d’un œil dur, comme pour lui signifier qu’il n’avait pas intérêt à discuter les ordres. Pourtant, Dan était perplexe.

– Sauf votre respect Madame, je travaille à l’intendance. Je ne pense pas être qualifié pour... ce type de missions.

Après quelques secondes à se demander s’il avait bien fait de faire part de cette objection, Madame Martone lui répondit d’une voix sèche :

– Nous pensons au contraire que vous êtes tout à fait qualifié. Vous avez été un élève du célèbre Heïzo, n’est-ce pas ?

Dan ne put d’empêcher de hausser un sourcil. Il s’était toujours bien gardé de dévoiler cette information à quiconque au sein de l’armée. Comment savait-elle ?

Visiblement satisfaite de l’effet qu’elle venait de produire, elle reprit :

– Je disais donc que notre nouvelle pensionnaire arrivera la semaine prochaine. Bien entendu, elle ne le sait pas encore... Nous voulons que vous la rencontriez et que vous gagniez sa confiance. C’est tout.

A cette idée, le rythme cardiaque de Dan s’accéléra. Cela ne lui disait rien qui vaille... Il s’autorisa malgré tout à demander de plus amples précisions :

– Qu’attendez-vous de moi exactement ?

– Pour vous ce sera simplement une fille comme celles que vous voyez toutes les trois semaines, quand c’est votre tour de... prendre du bon temps. A ceci près que, exceptionnelle, vous la verrez toutes les semaines. Les mêmes règles s’appliqueront pour elle : pas de sévices physiques susceptibles de provoquer contusions ou séquelles, pas de pratiques sexuelles prohibées par le droit Impérial, obligation de pratiquer la pénétration vaginale au moins une fois par séance, éjaculation interne interdite.

Il fit de son mieux pour ne pas le montrer, mais la simple évocation de ces règles dégradantes lui donnèrent la nausée. On lui demandait donc de violer une autre pauvre innocente pour le bien de l’Empire ? Cela ne faisait aucun sens pour lui.

– En somme, vous me demandez de gagner la confiance de cette femme... en la forçant à avoir des relations charnelles avec moi ?

Madame Martone se rassit, un sourire en coin.

– Je suis sûre que vous trouverez une solution Monsieur Brani. Vous êtes un homme intelligent et plein de ressources. Pour le moment, comme je vous l’ai indiqué, votre seul et unique but sera de gagner sa confiance. Bien sûr elle ne devra se douter de rien.

Il soutint son regard pernicieux un moment.

– Et si je refuse ? finit-il par demander sur le ton du défi.

Il n’avait en effet aucune envie de participer à l’accomplissement des sombres desseins de cette vielle femme maléfique. Que risquait-il à refuser ? Quelques jours au trou tout au plus ? Il préférait largement cela à devoir tourmenter une pauvre Sélénienne qu’il ne connaissait pas et qui n’avait rien demandé, en lui faisant par-dessus le marché miroiter il ne savait quel espoir dans le but qu’elle le croie de son côté. Il n’avait pas non plus de famille à Eriarh, la rectrice n’avait donc aucun moyen de pression sur lui.

Le sourire sournois de cette dernière s’effaça soudainement de son visage ridé.

– Eh bien... commença-t-elle, de toute évidence contrariée.

Elle fut brutalement coupée par une autre voix – féminine – qui manqua de faire sursauter Dan.

– Reija.

La voix émanait de derrière le bureau de Madame Martone, dans la pénombre.

– Je vais lui répondre.

Etonnamment, la rectrice se tut immédiatement et baisser la tête.

Dan plissa les paupières pour essayer de discerner la personne dissimulée qui venait de prendre la parole et qui était apparemment avec eux depuis le début. Il put distinguer une silhouette assise dans l’obscurité, les jambes croisées. La silhouette se pencha légèrement en avant, révélant peu à peu son visage à la faveur d’un mince rai de lumière. Ses traits étaient fins et sa peau blanche comme le marbre. Dan aurait pu la trouver séduisante si ce n’était de son expression faciale qui dégageait une certaine forme de rudesse ainsi que de ses yeux aux reflets sévères.

Si on le lui avait demandé, il n’aurait pas non plus été en mesure de lui donner un âge. Elle paraissait plutôt jeune mais il émanait pourtant d’elle une étrange aura, bien plus mature que son apparence.

– Depuis vos débuts en ce lieu, reprit-elle, vous êtes habitué à retrouver une certaine Cynn n’est-ce-pas ?

Le sang de Dan ne fit qu’un tour. Il ne répondit pas, mais son mutisme fit office de confirmation malgré lui.

– A partir de maintenant vous ne la verrez plus. Et pour nous assurer de votre entière et inconditionnelle collaboration, nous allons l’isoler le temps que votre mission soit accomplie.

Puis d’ajouter dans un sourire mauvais :

– Nous ne voudrions pas que vous fassiez de bêtise...

Dan serra les poings. Comment savait-elle pour Cynn et lui ? Il n’avait parlé d’elle à personne et avait pris la précaution de ne pas attirer l’attention sur eux lorsqu’ils se voyaient un jeudi sur trois.

Le ton était donné. Il abandonna sa posture de bon soldat au garde à vous.

– C’est donc du chantage ? demanda-t-il en grinçant des dents.

Le sourire sur le visage de sa mystérieuse interlocutrice s’étira encore.

– Disons que c’est une simple précaution. Reija vous donnera tous les détails.

Elle désigna du menton Madame Martone avant de se pencher de nouveau en arrière, s’éclipsant dans l’ombre.

***

– Elle me fait confiance. J’ai fait ce que vous m’avez demandé, maintenant qu’attendez-vous de moi ?

Cela faisait plus de deux mois qu’il n’avait plus eu de nouvelles, pourtant ce jeudi matin il avait enfin été convoqué dans le bureau de la rectrice. Ou bien était-ce le bureau de la supérieure de la rectrice ? Il n’avait pas recroisé cette énigmatique femme, qui semblait pourtant savoir beaucoup de choses sur lui et sur ce fort transformé en prison, mais il avait beaucoup de questions à lui poser.

Ses pupilles sibyllines le fixèrent longuement alors qu’il faisait les cent pas devant le bureau de la dénommée Reija Martone qui, la mine basse, fixait son bureau telle une enfant qu’on aurait mise au coin.

– Votre mission n’est pas finie, Monsieur Brani.

– Cette pauvre fille est innocente et n’a rien à voir avec... tout ça ! explosa-t-il. Qu’attendez-vous d’elle ? Qu’elle vous révèle comment planter des carottes ?

– Nous nous passerons de vos avis, répliqua-t-elle d’un ton dédaigneux. Contentez-vous de suivre les ordres et tout se passera bien pour vous et votre amie. Dois-je vous rappeler une nouvelle fois que nous la détenons toujours ? Si vous voulez la revoir il faudra aller jusqu’au bout. Est-ce bien clair ?

Dan fulminait de l’intérieur. Il en avait assez d’être le pantin de cette femme aux intentions nébuleuses, mais il devait pourtant se rendre à l’évidence : depuis qu’elle retenait Cynn captive, il était à son entière merci.

– Maintenant que j’ai votre attention, je vais pouvoir vous exposer la suite des opérations. Ce matin, vous allez annoncer à la prisonnière que vous avez un plan pour vous évader d’ici. Vous n’êtes pas obligé de rentrer dans les détails. Vous lui expliquerez que ce plan pourra être mis à exécution dans deux semaines. Nous nous servirons de la relocalisation de certaines de nos troupes au sud pour rendre le manque de sécurité plus crédible.

– Elle ne voudra pas partir sans son amie, l’interrompit Dan.

Elle le fustigea d’un regard objurgateur pendant une seconde, comme pour lui signifier qu’il n’avait plus intérêt à la couper.

– Nous nous occupons de son amie, finit-elle cependant pas répondre d’une voix calme. Si elle vous le demande, dites-lui que vous ferez le nécessaire.

Circonspect, il la laissa malgré tout reprendre :

– Nous vous convoquerons sous peu pour les nouvelles instructions. En attendant, contentez-vous de rester vague. Disposez.

***

La veille de cette fausse évasion orchestrée, alors qu’il commençait à se demander si on ne l’avait pas oublié, Dan fut effectivement appelé au bureau de Madame Martone en plein milieu de soirée.

– Qu’est-ce qu’elle te veut encore cette vieille mégère ? demanda un de ses collègues en plein paquetages pour son départ du lendemain.

– Tu te la tapes c’est ça ? s’esclaffa un autre, déclenchant des rires gras dans la chambrée.

Dan ne releva pas et fila en silence. Quelles lubies allait-il encore devoir assouvir cette fois-ci ? Allait-il enfin pouvoir retrouver Cynn ? Il ne savait pas où était retenue la jeune femme, mais il espérait qu’elle allait bien. La pauvre devait se poser des questions...

Comme à son habitude, la mystérieuse femme était assise dans la pénombre derrière Reija Martone.

– Tout est prêt pour demain, lui annonça-t-elle sans préambule. Après que tout le monde aura rejoint sa chambre attitrée, vous emmènerez la prisonnière jusqu’au passage sous-terrain entre la salle des gardes ouest et l’aile qui abrite la réserve. Nous nous assurerons que le chemin sera dégagé. En bas des escaliers, vous prendrez à droite et continuerez tout droit. Quand vous arriverez à une petite alcôve dans la grotte, vous trouverez une jeune femme attachée. Sans vous poser de question, vous la libèrerait et l’emmènerez avec vous. Le chemin le plus au sud mènera vers une sortie escarpée. De plus amples instructions vous seront fournies à ce moment-là. Est-ce clair ?

Dan la jaugea un instant. Tout ceci ne faisait aucun sens pour lui.

– Qu’allez-vous faire à Eldria ? demanda-t-il.

Le visage de la femme demeura impassible.

– J’ai bien peur que ceci ne vous concerne guère. Une fois que vous aurez rempli votre part du marché, vous n’entendrez plus parler d’elle.

– Et qu’en est-il de Cynn ? Où est-elle ?

Elle eut un sourire en coin.

– Si vous suivez bien ces instructions, vous pourrez bientôt la rejoindre.

Une nouvelle fois il la sonda longuement. Elle n’avait pas l’air de mentir... Son instinct le poussait à se méfier d’elle et de la rectrice Martone, pourtant ses options étaient limitées. Il marchait sur des œufs et elle le savait.

– Cette fille que je vais devoir libérer dans la grotte, qui est-ce ? Quelqu’un d’important ?

– Oui, lui répondit paisiblement son interlocutrice.

Elle s’avança un peu plus dans la lumière. Dan recula instinctivement d’un pas. Il remarqua pour la première fois que ses épaules et ses bras dénudés étaient recouverts de marques profondes et de contusions.

– C’est moi, dit-elle, une lueur maléfique se reflétant dans ses yeux..

***

Peu à peu, l’éclat de vie au fond de ses sombres pupilles laissa place au néant. Son souffle surprit se tut à jamais. Comme en écho à cette mort aussi subite qu’inattendue pour la victime, la faible torche dans la main de Dan s’éteignit à son tour, les plongeant, Eldria, Salini et lui, dans l’obscurité totale. Les deux filles derrière lui se mirent à crier mais ce fut à peine s’il les entendit. Pour l’heure plus rien ne comptait à part ce besoin de vengeance inextinguible au fond de lui, besoin qu’il venait d’assouvir avec une déconcertante facilité. Le monde autour n’avait, l’espace d’un instant fugace, plus d’importance. Il avait rempli sa mission, celle qu’il s’était assignée à lui-même. Maintenant, il en avait une autre à remplir...

Soudain, alors qu’il ne s’y attendait pas, sa torche se ralluma dans une explosion de flammes. Le feu brûla brutalement de façon si intense qu’il dut la lâcher sous le coup de la surprise. L’alcôve toute entière s’illumina d’une inquiétante lueur rougeâtre.

Abasourdi, Dan fixa le mur devant lui. Des chaînes rouillées s’y balançaient doucement. Le corps que celles-ci étaient censées maintenir attaché n’était plus là...

Tout à coup, un rire strident résonna tout autour d’eux. Avec horreur, Dan se retourna...

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