Chapitre 37

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– Oh Eldria... répéta Salini, en larmes, en se ruant sur son amie restée hébétée sur le lit.

Elle la prit dans ses bras et la serra de toutes ses forces.

– Je suis désolée, j’aurais voulu arriver plus tôt. C’est... C’est horrible...

Eldria mit plusieurs secondes à émerger de sa léthargie. Salini se redressa et la fixa de l’air concerné et protecteur qui la caractérisait. Sans un mot, Eldria se redressa à son tour, sans se soucier des traces de sang sur son corps encore à demi nu. Elle se leva en tremblant, l’air absent.

– Eldria, qu’est-ce que tu...

Salini n’eut pas fini sa phrase que son amie s’effondra sur les genoux, tout près du corps inanimé de son agresseur. Le visage sans vie de celui-ci s’était figé dans un rictus de douleur et de stupéfaction. Une flaque sombre – son sang – était en train de s’étendre doucement sous lui.

Elle le fixa pendant un long moment, la mine impassible. Puis, d’un coup, elle plongea son visage dans la paume de ses mains et se laissa aller à pleurer à chaudes larmes. Elle aurait voulu ne jamais vivre cela, tout oublier.

C’était impossible.

Cette agression resterait gravée au fer rouge sur son âme.

A jamais.

Comme si sa personnalité reprenait soudainement le dessus, elle réalisa soudainement ce qu’il venait de se produire. Son bourreau était mort, transpercé alors qu’il était sur elle. C’était la première fois qu’elle voyait la mort de près, mais elle était trop sous le choc pour appréhender ce concept. Quelqu’un l’avait sauvée et ce quelqu’un c’était...

– ... Salini ?

La jeune femme, restée en retrait dans son dos, acquiesça du chef. Ses lèvres tressaillaient et ses pupilles étaient elles aussi embuées.

– Oui ma belle...

Elle s’accroupit à son niveau et la prit une fois encore dans ses bras.

– Je suis là.

Encore choquée, Eldria mit quelques secondes à lui rendre son étreinte, ce qu’elle fit quand elle prit enfin conscience que sa meilleure amie, qu’elle croyait disparue pour de bon, était là, en chair et en os avec elle.

Elle voulut lui dire « Tu m’a tellement manquée », mais les mots se perdirent dans sa gorge. Elle se contenta donc de la serrer davantage, de ressentir pleinement sa peau satinée contre la sienne, de sentir ses boucles d’or au parfum délicat.

– J’ai... tué un homme, réalisa Salini, la mine déconfite.

Son regard vague se perdit à son tour sur le cadavre encore chaud et à moitié nu à leur pied. Son teint était pâle et ses mains tremblaient. Pourtant, elle trouva la force de prendre Eldria par les épaules et de lui dire droit dans les yeux :

– Il ne faut pas que tu sois mêlée à cette histoire. C’est fini pour moi, mais toi tu peux encore t’en sortir. Il faut que tu t’en ailles, s’il te plaît...

Eldria eut un soudain déclic. Toutes ses pensées étaient désordonnées comme jamais, elle avait tout un tas de questions pour Salini, mais il y avait aussi Dan, Naïs, le projet d’évasion... Son instinct de survie prit le dessus. Elles ne devraient surtout pas rester ici ou c’était la mort assurée.

– Salini, écoute-moi.

– Non Eldria, tu ne comprends pas, c’est trop tard.

– C’est toi qui ne comprends pas, la coupa-t-elle. Nous avons un plan pour nous échapper de cet endroit.

A l’extérieur de la chambre devenue scène de crime, des mouvement lointains commencèrent à se faire entendre.

– Qu-quoi ? interrogea Salini sans comprendre.

– Il faut retrouver Dan, nous ne devons pas perdre une minute.

Elle se releva. La détermination se lisait désormais au fond de ses yeux azur.

Sa robe était toujours remontée jusqu’au-dessus de sa poitrine, aussi réalisa-t-elle qu’elle avait du sang sur son ventre, qui commençait à couler sur ses jambes.

D’ordinaire la vue de toute cette hémoglobine sur elle aurait dû la révulser, mais pour l’heure plus rien ne comptait à part fuir. Aussi tira-t-elle avec fougue sur le drap du lit et s’en servit pour s’essuyer tant bien que mal avec le tissu qui n’était pas déjà maculé. Elle ne devait pas éveiller les soupçons en sortant d’ici.

Elle balaya ensuite le sol du regard et retrouva bientôt sa culotte. Ou plutôt ce qu’il en restait. Le sous-vêtement était complètement déchiré et donc devenu inutilisable. Elle le jeta à contrecœur. Heureusement qu’il ne lui avait pas aussi déchiré sa robe, se dit-elle.

Elle rabattit en hâte son seul et unique vêtement sur elle et le secoua machinalement pour tenter de le défroisser. Se tournant ensuite vers Salini restée accroupie, l’air hagard, elle lui tendit la main.

– Vite, lui dit-elle.

Les bruits à l’extérieur se faisaient de moins en moins distants.

Après un temps de flottement, Salini finit par lui attraper la main et Eldria l’aida à se redresser. Sans perdre une seconde, celle-ci s’approcha ensuite de la porte et l’ouvrit doucement. Elle prit une profonde inspiration puis s’engagea à l’extérieur, Salini sur ses pas.

Vers l’inconnu.

L’adrénaline exhalait encore de tous les pores de sa peau et elle se sentait pantelante. Pour autant, elle fit son possible pour paraître la plus naturelle possible.

Sans se précipiter pour ne pas attirer l’attention d’éventuels gardes, elles se dirigèrent vers le bout du couloir. Eldria espérait y retrouver Dan, ou au moins ses traces. Sans lui, il leur serait impossible de s’évader.

– Tu es sûre de ce que tu fais ? murmura Salini.

– Oui, mentit-elle.

Salini n’était au courant de rien et elle n’avait pour le moment pas le temps de tout lui expliquer. La seule chose qui importait pour l’heure, c’était de s’éloigner d’ici le plus vite possible et de retrouver Dan. Il ne fallait pas que Salini s’inquiète et, sans le vouloir, les ralentisse.

Soudain, des voix s’élevèrent dans leur dos :

– Hé, vous là-bas !

Elles se tournèrent toutes deux dans un sursaut pour faire face au danger. Deux hommes, l’épée au clair, les appelaient depuis la salle commune à une trentaine de mètres. Ils portaient la même tunique en cuir rouge qu’Eldria avait vue sur le blond. Son sang ne fit qu’un tour.

– Arrêtez-vous ! leur crièrent-ils d’un ton menaçant en se précipitant vers elles.

– Merde ! lâcha Eldria.

Sans se donner le temps de la réflexion, elle attrapa Salini par la main et l’entraîna à toute vitesse dans la direction opposée.

– Ne les laissez pas s’échapper ! s’écrièrent d’autres voix.

Des pas précipités résonnèrent entre les murs. On se lançait à leur poursuite.

Très vite, elles atteignirent l’endroit peu éclairé où le long corridor faisait un angle. Dan n’était plus là, de même que Naïs et celui qui la retenait captive. Malheureusement, elles n’eurent pas le loisir de s’arrêter pour chercher des traces, aussi continuèrent-elles de courir en s’engageant dans des dédales qu’elles ne connaissaient pas, les hommes armés toujours à leurs trousses. Qui sait quel sort leur serait réservé si jamais ils les rattrapaient...

Le cœur d’Eldria battait à tout rompre. L’angoisse qu’elle ressentait lui donnait des ailes, mais elle savait que Salini et elle ne pourraient pas tenir le rythme bien longtemps. Elle devait trouver une solution, et vite.

Tout à coup, son amie l’appela derrière elle :

– Eldria ! Ici !

Salini s’était arrêtée devant une petite porte entrouverte qu’elle avait loupée dans le renfoncement d’un mur. La porte semblait donner sur un placard à balais.

Eldria s’interrompit dans sa course. Les bruits de pas se rapprochaient dangereusement. Il ne lui fallut qu’une seconde pour prendre sa décision. Faisant demi-tour en un éclair, elle se précipita vers le battant, se jeta dans la remise après Salini, et referma derrière elle.

L’instant d’après, elles entendirent leur poursuivants dans la coursive qu’elles venaient de quitter. Toutes deux, collées l’une contre l’autre en raison de l’exiguïté de l’endroit, retinrent leur souffle.

Les bruits de pas précipités devinrent de plus en plus forts, puis, à leur immense soulagement, de plus en plus faibles. Ils s’éloignaient.

Eldria et Salini, exténuées par cette course effrénée, haletèrent longuement. Eldria ne se souvint pas avoir jamais couru aussi vite de toute sa vie. Dans sa poitrine, son cœur menaçait de sortir par sa gorge.

– On est... mal, bredouilla Salini entre deux respirations saccadées. Ils vont finir par nous retrouver, c’est sûr.

Elle déglutit péniblement en se tenant les côtes.

– C’est quoi le plan maintenant ?

Eldria s’adossa contre un mur de la toute petite remise. La vérité, c’était qu’elle n’avait pas de plan.

– Je ne sais pas, dit-elle en toute franchise après avoir tant bien que mal repris son souffle. Je crois qu’on devrait les laisser s’éloigner et perdre notre trace. Ensuite on sortira et on avisera. Il faut qu’on retrouve Dan.

Salini fronça un sourcil.

– Pourquoi Dan ? Il peut faire quelque chose pour nous ? Tu sais où le trouver ?

Eldria prit une profonde inspiration, puis s’accorda quelques secondes pour expliquer la situation à son amie. Elle lui devait bien ça... Elle lui fit part du projet d’évasion, de ce qu’elle avait dit à Naïs, et enfin de ce qu’il s’était passé un peu plus tôt à quelques dizaines de mètres de là, quand Dan avait été violemment assommé.

– Oh... commenta Salini. Et dire que je n’étais pas là pour tout ça... Pour toi... Tu as dû te poser des questions.

– Que t’est-il arrivée justement ? rebondit Eldria, dont la curiosité avait soudainement pris le dessus. Comment m’as-tu retrouvée quand... Enfin... Tout à l’heure ?

Elle fit exprès de rester vague, non seulement car Salini avait commis l’irréparable pour elle et que cela la suivrait probablement toute sa vie, mais aussi parce-qu’elle s’interdisait formellement de repenser à son agression tant qu’elle ne serait pas sortie d’affaire. Elle ne devait pas flancher.

La jeune femme sembla troublée.

– Et bien... Quand je suis arrivée, j’ai vu le... blond. Il te tirait par les bras comme un sac de patates jusque dans une chambre. Alors j’ai eu peur pour toi et...

Elle n’en dit pas plus. Son visage, qui avait viré au rouge à cause de l’effort, était redevenu pâle comme un linge à la simple évocation de ce moment.

– Et pour ce qu’il m’est arrivée avant, ce serait trop long à expliquer maintenant. On devrait partir d’ici avant qu’ils décident de rebrousser chemin.

Eldria acquiesça du chef. Elles auraient tout loisir de discuter plus tard, quand elles seraient en sûreté. Il fallait juste espérer qu’elles en auraient l’occasion...

Elles s’extirpèrent chacune leur tour du placard dans lequel elles étaient restées serrées.

– Tu entends ? dit Salini.

Eldria tendit l’oreille.

– On dirait des bruits d’épées qui s’entrechoquent.

– Oui... Mais qu’est-ce qui se passe ici ?

– C’est peut-être Dan. On devrait aller voir.

Salini hésita quelques instants.

– Ok, concéda-t-elle, de toute évidence pas du tout rassurée. Mais restons sur nos gardes.

Eldria non plus n’était pas rassurée.

A mesure qu’elles avançaient discrètement dans des couloirs qu’elles n’avaient jamais arpentés, les bruits de combats s’intensifiaient. Bientôt, elles perçurent également des voix. Des voix d’hommes. Des cris.

– Il y a quelque chose qui cloche, dit Eldria à voix basse.

– Quoi donc ?

– On dirait qu’il y a des dizaines de personnes qui se battent. Ça ne peut pas être Dan seul contre tous...

– C’est... peut-être un très bon combattant ?

– Je n’en sais rien du tout, répondit Eldria en toute franchise.

Elle préféra ne pas songer à ce qui se passerait si Dan était arrêté ou, pire, s’il était tué. Salini et elle ne pourraient pas se cacher éternellement dans des placards à balais...

Au bout de quelques minutes à errer au hasard, scrutant les angles et surveillant leurs arrières pour ne pas faire de rencontre indésirable, Eldria remarqua un détail qui attira son attention devant une porte close.

– Là, il y a du sang, dit-elle en désignant le sol du doigt. On dirait une trace de pas.

Elle avait déjà accompagné Jarim à la chasse une fois, aussi savait-elle faire la différence entre du sang frais et des tâches plus anciennes. Or ici, le sang était bel et bien frais mais elle ne sut pas pour autant si c’était plutôt une bonne ou une mauvaise nouvelle. Au vue de la forme qu’avait la trace de pas, il était impossible de dire si la personne qui l’avait laissée entrait ou sortait de la pièce.

– Tu penses qu’on devrait entrer voir ? demanda doucement Salini. Et s’il y a quelqu’un derrière la porte ?

– Je n’entends rien du tout de l’autre côté, répondit Eldria.

– C’est effectivement un bon argument...

Elle eut un petit rire nerveux, comme pour tenter de se rasséréner.

Eldria devait en avoir le cœur net. Doucement, elle actionna la poignée, priant pour qu’elle ne soit pas verrouillée. Heureusement ce n’était pas le cas. Elles entrèrent donc dans une pièce obscure éclairée par une unique bougie, en prenant bien soin de refermer derrière elles pour ne pas être prises par surprise.

C’était une salle aux dimensions respectables, mais dont les épais rideaux avaient étés tirés. Des chaises avaient été posées à l’envers sur les quelques tables alignées contre un mur. Une conséquente couche de poussière s’y était accumulée. L’endroit semblait ne pas avoir servi depuis des lustres. Pourtant une bougie était allumée, quelqu’un était donc passé par ici récemment... Elles devaient redoubler de vigilance.

– Oh non...

Eldria se tourna vers Salini à quelques mètres d’elle, et qui venait de prononcer ces deux mots qui n’auguraient rien de bon.

– Tout va bien ? lui demanda-t-elle en chuchotant, pas rassurée par l’atmosphère lugubre du lieu.

– Viens voir...

Eldria attrapa la bougie et s’approcha de son amie. Ce qu’elle vit alors à ses pieds la transperça en plein cœur.

Naïs était allongée sur le dos à même le sol. Son pantalon avait été déchiré et jeté à côté d’elle, de même que sa culotte. Le haut de sa tunique avait été rabattu sur son ventre, laissant sa poitrine à l’air libre. La tête sur le côté, les paupières grandes ouvertes, une expression de terreur indicible déformait visage. Du sang coulait lentement d’une imposante entaille faite sur sa gorge.

Eldria sentit les larmes retrouver le chemin de ses paupières.

– On arrive trop tard, dit-elle d’une voix chevrotante. Elle ne méritait pas ça...

– Non, approuva Salini qui s’était remise à sangloter elle aussi.

C’était le deuxième mort auquel Eldria était confrontée aujourd’hui. Elle aurait voulu s’arrêter et pleurer toutes les larmes de son corps, mais elle ne le devait pas. Elle ne le pouvait pas. Il fallait qu’elle encaisse toute cette violence. Qu’elle fasse preuve d’une force au plus profond d’elle-même dont elle n’avait jusqu’alors jamais soupçonné l’existence, mais qui guidait inexorablement ses pas depuis qu’elle avait retrouvé Salini.

Elle se pencha sur Naïs et passa, avec une infinie délicatesse, la main sur son visage pour fermer à tout jamais ses yeux, au fond desquels l’étincelle de vie s’était définitivement éteinte.

– Tout ça c’est à cause de moi. Si je ne lui avais pas parlé de notre plan...

Elle prit ensuite une nappe blanche entreposée non loin et l’étendit sur son corps inanimé.

– Ce n’est pas de ta faute, dit Salini avec douceur en lui posant la main sur l’épaule. C’est la faute de ceux qui nous ont capturées. De ceux qui ont voulu cette foutue guerre et qui se servent de filles innocentes comme Naïs pour arriver à leurs fins.

Eldria posa sa main sur celle de Salini par-dessus son épaule. Elles restèrent ainsi toutes deux silencieuses une bonne minute dans un accord tacite, comme pour témoigner leur respect à l’innocente qui avait toujours été de leur côté et qui n’avait pas de famille pour la pleurer.

– On devrait chercher Dan, reprit Eldria en se détournant à contrecœur et en séchant ses larmes.

Salini ne dit rien, mais elle se doutait que, comme elle, son amie n’avait plus trop d’espoir de le retrouver vivant après ce dont elles venaient d’être témoins. Elles devaient malgré tout essayer si elles ne voulaient pas subir le même sort.

Au bout de la pièce il y avait une autre porte. Eldria s’en approcha.

– Tu es sûre ? chuchota Salini en la voyant approcher sa main de la poignée. L’agresseur de Naïs est peut-être derrière.

– Je prends le risque. En plus la clé est sur la serrure, rétorqua Eldria, déterminée, en tournant ladite clé.

Elle avait dépassé le stade de la tristesse et même de la colère. Elle était prête à sa battre s’il le fallait. Elle ouvrit la porte qui donnait dans une autre pièce sans fenêtre et donc encore plus sombre que celle-ci, puis rentra prudemment à l’intérieur en plissant les yeux pour tenter d’y voir quelque chose.

Soudain, sa bougie s’éteignit, les plongeant dans un noir quasi-complet. Avant qu’elle ait eu le temps de réagir, elle sentit une lame froide et effilée presser contre sa gorge.

Elle était prise au piège.

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