Chapitre 28

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Toute la journée durant, Daris fit un incroyable maître d’armes doublé d’un étonnamment doué professeur. Il entraîna aux bases du combat chacun des hommes de la ferme, épaulé pour son ami Yorden, le père de Salini, qui semblait lui aussi avoir reçu une formation militaire contrairement à tous les autres. S’agissait-il de compétences acquises dans leur jeunesse ? Jarim n’en savait rien et n’en avait jamais entendu parler.

A son plus grand désarroi il n’avait plus réussi à se remettre en situation de mettre en défaut l’oncle d’Eldria au combat singulier, malgré tous ses efforts. Il fallait tout de même noter que depuis qu’il avait brièvement aperçu cette dernière, son cœur s’était remis à entamer la sérénade dans son torse. Sans doute était-ce cela qui le déconcentrait tant ?

En fin d’après-midi, alors qu’ils commençaient tous à fatiguer après tant d’efforts, les femmes de la ferme leur firent une surprise bienvenue : alors qu’ils étaient occupés à s’entraîner, elles s’étaient affairées en secret à aligner de longues tables dans le champ jouxtant la ferme, comme il était généralement de coutume les jours de fête. Pour ne rien gâcher, elles avaient également concocté un repas digne des plus grands banquets : cochons rôtis, légumes en sauce à profusion, bière, vin... Tout était réuni pour passer une belle soirée avant le grand départ. C’est donc avec un plaisir non dissimulé qu’ils prirent tous place autour d’une grande table en bois massif, troquant leurs épées nouvellement acquises contre des choppes de bonne taille.

– Ce ne sera surement pas si terrible, lança Yorden à l’attention de Kelrin, qui les avaient rejoints en fin d’après-midi accompagné de quelques hommes, dont ses fils Troj et Aran. Avec un peu de chance, nous serons rentrés avant l’hiver.

– Oui, acquiesça l’un des hommes venu lui aussi de la ferme voisine. L’armée d’Eriarh s’est approchée des frontières, mais pour le moment rien ne laisse présager une invasion massive.

– Si vous voulez mon avis, renchérit un autre, c’est une simple manœuvre d’intimidation visant à faire baisser les taxes des traités commerciaux. Ils nous envoient là-bas pour faire de la figuration, mais au final c’est les gratte-papiers qui régleront ça entre eux. Et qui c’est qui paiera encore ? C’est nous, les paysans !

– Ouais ! approuva en chœur le cheptel d’hommes attablés en levant leurs bières.

Jarim écoutait la scène d’une oreille distraite. Il était assis face à Daris, qui ne faisait lui aussi aucun commentaire. Tandis que les autres enchaînaient joyeusement les verres en refaisant le monde, ce dernier se contentait de siroter le sien et de trinquer quand il fallait trinquer, tout comme Jarim. A gauche et à droite du jeune homme, Troj et Aran, quant à eux, faisaient montre d’une descente à toute épreuve. Alors qu’ils venaient à peine de se mettre à table, les deux garçons attaquaient déjà leur deuxième bouteille à eux tout seuls. Bien qu’il fut lui-même plutôt bien bâti, Jarim ne pouvait s’empêcher de se sentir gringalet à côté de ses deux amis d’enfance, qu’il n’avait plus revus depuis des années.

Les discussions politiques allèrent ainsi bon train à mesure que les bouteilles se vidaient et que les choppent se remplissaient. Des sourires joyeux et des rires gras remplacèrent très vite les mines sombres et les silences pesants de la journée écoulée. Pourtant, dans cette ambiance festive, Jarim scrutait régulièrement les environs, dans l’espoir secret d’apercevoir celle qui manquait à sa soirée. Il ne la vit pas à la table de service où plusieurs femmes commençaient à remplir d’opulentes assiettes, ni parmi le groupe de celles occupées à allumer les nombreuses torches préalablement attachées sur des bâtons tout autour des tables, et destinées à combattre le crépuscule qui ne tarderait pas à les recouvrir doucement mais surement de son voile sombre. Il devait lui parler, c’était ce soir ou jamais. Mais où était-elle ?

Ce fut finalement au moment où, après au moins deux heures d’apéritif et que le repas fut sur le point d’être servi – accueilli par un « Aaaah ! » appréciateur de la table des homme – qu’il l’aperçut enfin. Eldria portait une magnifique robe bleue azure, que Jarim ne l’avait vue porter que dans les grandes occasions telles que les mariages ou les baptêmes. Elle avait tressé une partie de ses longs cheveux bruns en couronne, tandis que le reste ondulait gracieusement sur ses épaules dénudées. Pour Jarim, le temps sembla ralentir pendant qu’il la dévorait d’un regard de braise, alors qu’elle s’avançait d’un pas léger en direction de l’attroupement qui s’était formé, remerciant à son passage d’un sourire timide, les joues rosies, les nombreuses personnes qui la complimentaient sur son élégance. Il l’observa se diriger vers un petit groupe de femmes en pleine discussion, qui l’accueillirent avec force flatteries, guettant impatiemment le moment où elle remarquerait sa présence. « Mon Dieu que tu es belle. », « Tu rayonnes comme un soleil » entendit-on au milieu des festivités.

Il voulut lui faire un signe, mais avant qu’il ait pu lever le bras Aran l’attrapa par l’épaule. Jarim eut à peine le temps d’échanger un regard succinct avec son amie, dont les pupilles s’étaient enfin furtivement tournées dans sa direction, avant que le gaillard ne le retourne avec force pour qu’il fasse de nouveau face à la table. Son haleine à elle seule exhalait déjà plus d’alcool que tout ce que Jarim avait bu.

– Tiens ! lui lâcha-t-il d’une voix rauque, en lui tendant une assiette débordante de viande et de légumes. Fais passer.

Le repas était visiblement en train d’être servi. Légèrement secoué par la forte poigne d’Aran, Jarim s’exécuta en attrapant l’assiette que lui tendait le jeune homme, et la fit passer à Troj, son autre voisin de table, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout le monde à table fut servi. Jarim put alors enfin jeter un nouveau coup d’œil dans son dos. Eldria ne le regardait plus. Elle semblait être en grande discussion avec sa tante. Déçu, il pivota de nouveau vers son assiette.

Alors qu’il s’apprêtait à attaquer son repas – et ce même s’il n’avait pas très faim – Daris, qui était resté plus ou moins mutique jusque-là, se leva. Les voix autour de lui se turent rapidement, et le silence se propagea aux tables alentours, autour desquelles tous ceux qui ne partaient pas en guerre le lendemain – principalement des femmes et des enfants – commençaient à s’assoir eux aussi. Depuis aussi longtemps qu’il se souvenait, et bien que cela ne semblait jamais avoir été clairement défini, Jarim avait toujours connu l’oncle d’Eldria comme une sorte de chef au sein de la ferme de Soufflechamps. Aussi était-il écouté avec attention et respect.

– Mes amis, commença-t-il, depuis que nous avons emménagé sur ces terres il y a presque dix-sept ans, que nous avons formé cette communauté qui s’est agrandie au fil des années, que nous avons surmonté les hivers les plus rudes et les étés les plus secs, que nous avons tissé des liens aussi forts que ceux du sang, aujourd’hui nous devons faire face à la plus grande épreuve de notre histoire. La guerre a été déclarée, et notre nation a besoin de nous.

Ses yeux se posèrent sur le groupe d’hommes assis à sa table.

– Demain, se seront nos amis, nos frères, nos pères, nos oncles, nos époux, nos fils, qui partiront au combat. Je sais que chacun d’eux trouvera la force de quitter sa famille, si c’est pour défendre une cause plus grande, plus juste.

Un silence quasi religieux s’était installé, tandis que la lumière des premières étoiles perçait peu à peu la voute céleste. Tout le monde avait cessé de boire sa bière pour se désaltérer plutôt des paroles de Daris.

– Nous savons quand nous partons, mais nous ignorons quand nous reviendrons. Aussi, je veux que chacun et chacune ici profite de cette dernière soirée de paix et de prospérité. Mesdames, embrassez vos époux. Messieurs, enlacez vos femmes. Mangez, buvez, dansez...

Il leva sa choppe au ciel.

– Et nous remettrons ça à notre retour !

Tous levèrent à leur tour leurs boissons.

– Pour le Val-de-Lune ! s’écria Daris.

– Pour le Val-de-Lune ! imita son audience conquise d’une seule et même voix.

Jarim, galvanisé par ce discours, se retourna une fois de plus vers celle qu’il aimait. Cette fois-ci, leurs regards se connectèrent enfin. Au milieu des applaudissements et des acclamations, une flamme s’était allumée au fond de ses yeux.

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