Chapitre 16

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Il s’était écoulé quelques jours depuis ce drôle d’évènement chez elle, et maintenant qu’il faisait partie du passé Eldria y repensait avec amusement. Jusqu’à preuve du contraire personne ne l’avait surprise ce jour-là, elle pourrait donc emporter ce secret légèrement gênant jusque dans la tombe ! Avec le recul, elle s’était également rendue compte qu’au lieu de sortir de sa chambre les fesses à l’air, elle aurait tout aussi bien pu utiliser le drap de son lit pour se couvrir, ou même un vulgaire rideau... La panique faisait parfois prendre des décisions étranges !

C’était la fin d’après-midi, et elle s’apprêtait à sortir de l’enceinte de la ferme pour se rendre au lac, situé à environ quinze minutes de marches au sud. Jarim lui y avait donné rendez-vous un peu plus tôt dans la journée, pour discuter de « choses importantes » selon lui. Etant tous deux très occupés par leurs corvées quotidiennes, le jeune homme n’avait pas eu le temps d’expliciter davantage.

Ce fut donc le cœur battant et les joues rougissantes qu’elle remonta le petit chemin gravillonné en direction des collines entourant la vaste étendue d’eau qui servait à la fois de lieu de pêche, de baignade et de détente aux habitants de Soufflechamps. Mais à cette heure, la petite plage herbeuse qui leur servait généralement de lieu de villégiature était déserte. Seul Jarim l’attendait, calmement adossé à un arbre et occupé à tailler un lot de flèches certainement destinées à sa partie de chasse du lendemain.

La relation entre Eldria et Jarim était en constante évolution ces derniers temps. Elle n’avait désormais plus aucun doute : elle en était amoureuse, et chaque instant passé en sa compagnie l’emplissait d’une douce félicité. Pourtant, elle ne savait pas réellement s’il était vrai que l’amour rend aveugle, mais elle aurait été bien incapable de dire si son ami ressentait la même chose à son égard. Certes, elle croyait parfois détecter des signes ou des attitudes chez lui pouvant laisser entendre que leur amitié n’en était justement pas qu’une... Mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt sur la frontière entre franche affection purement amicale et attirance dictée par des sentiments plus profonds. Bon, il y avait bien eu cette fois où elle avait cru voir une bosse se former dans son caleçon alors qu’elle se baignait non loin de lui en brassière et en pantalon moulant, mais après tout elle n’en était pas vraiment sûre... Et puis sa récente ouverture aux joies des plaisirs solitaires lui faisait peut-être voir des choses !

Elle était de plus en plus tiraillée entre deux choix qu’elle n’arrivait pas à départager : se montrer plus insistante avec lui au risque qu’il ne partage pas ses sentiments, ce qui pourrait mener à une remise en question de leur vibrante amitié, ou bien continuer à attendre qu’il fasse le premier pas, quitte à ce que cela prenne des mois, des années, ou bien qu’il ne se passe jamais rien...

Les choses allaient-elles changer aujourd’hui, en cette douce fin de journée estivale ? Jarim lui avait donné rendez-vous dans un lieu isolé, et plutôt romantique pour ne rien gâcher. S’était-il enfin décidé ? Allait-il lui révéler son amour à la faveur du soleil couchant ? Etait-ce cela la « chose importante » qu’il avait mystérieusement laissée entendre cet après-midi ? À mesure qu’elle s’approchait de son ami, son cœur tambourinait de plus en plus fort.

Jarim la gratifia d’un large sourire. Ses épais cheveux noirs tressés lui tombaient autour des oreilles, et son regard d’un bleu azure contrastait avec sa peau métissée. Sa mâchoire carrée et son front saillant cachaient en réalité un visage doux et jovial.

– Coucou El’, dit-il d’un ton enjoué.

– Bonjour Jarim, lui répondit Eldria en faisant mine d’être essoufflée pour elle ne savait trop quelle raison.

– Merci d’être venue.

– Oh... Pas de soucis. C’est rare d’aller au lac à cette heure.

Etrangement, un silence gênant s’installa après cet échange de banalités, ce qui était plutôt rare entre eux. Etait-ce bon signe ?

– Tu... Tu avais quelque chose à me dire ? demanda gauchement Eldria en tentant de dissimuler le mélange de peur et d’excitation qu’elle ressentait.

Il parut étrangement quelque peu déstabilisé.

– Heu, oui... Oui ! répondit-il. Tu hem... Ça te dit qu’on aille se baigner ? Il fait encore chaud et ça nous permettra de nous remettre de notre journée !

– Mais... Je n’ai pas pris mes affaires de bain, rétorqua Eldria un peu décontenancée. Il fallait me le dire !

– Ah oui... Désolé j’ai oublié. Et bien pas grave, tu n’as qu’à garder ta robe.

Son attitude n’était pas normale, il lui cachait quelque chose, Eldria en était sûre. À quel jeu jouait-il ? Mais avant qu’elle ait pu répondre quoi que ce soit, le jeune homme avait rangé dans son carquois la flèche qu’il était en train de tailler, s’était levé, puis s’était mis à courir en direction du lac.

– Allez, viens ! lui lança-t-il avec enthousiasme, avant de se jeter à l’eau tout habillé. Tu vois il n’y a pas mort d’homme !

Eldria hésita.

– Mais... commença-t-elle.

Elle cherchait une excuse valable.

– On va être trempés... dit-elle enfin timidement.

Jarim commença à faire quelques brasses, visiblement très à son aise.

– Ah oui je confirme, l’eau est mouillée... Allez viens !

Il tenta d’éclabousser Eldria restée sur la berge, mais celle-ci esquiva de justesse

– Hé ! lança-t-elle sur le ton du reproche.

Il recommença, mais cette fois-ci en impulsant beaucoup plus de force dans son geste. Une trombe de gouttelettes s’abattit sur le devant de la robe d’Eldria sans que cette dernière n’ait cette fois-ci le temps de réagir.

– Jarim ! Arrête ou je...

Le jeune homme riait aux éclats. Elle voulut paraître offusquée, s’offenser même, mais elle n’y parvint pas. Au contraire, elle était légèrement amusée. Et puis, mouillée pour mouillée... Sans crier gare, elle se jeta elle aussi à l’eau, essayant par la même occasion de prendre Jarim par surprise et de lui rendre la pareille.

– Ah ! À moi ! Au secours ! feignit le jeune homme tout en s’éloignant à la nage, forçant Eldria à se plonger toute entière dans le lac encore chaud pour le poursuivre.

Ils étaient tous deux bons nageurs, aussi se tournèrent-ils autour pendant un long moment, chacun essayant d’asperger l’autre le plus possible, leurs rires enfantins résonnant dans les collines alentours.

Le temps s’égraina à vive allure, et le soleil commença peu à peu à perdre de sa superbe. Epuisés, Eldria et Jarim sortirent de l’eau en débattant avec verve afin de décider lequel des deux avait le plus aspergé l’autre, chacun défendant avec force superlatifs son écrasante supériorité. C’étaient ces moments-là qu’Eldria appréciait le plus, des moments de bonheur et de pur insouciance. Elle ne voulait pour rien au monde perde cela et souhaita plus que jamais en cet instant précis que les Dieux, s’ils existaient, l’autorisent à passer le reste de sa vie avec son meilleur ami.

Les deux jeunes gens allèrent s’allonger côte à côte contre un rocher, pour reprendre leurs forces et profiter des derniers rayons que le soleil avait à leur offrir. Une longue minute s’écoula, sans qu’aucun ne juge utile de prononcer le moindre mot. Le cœur d’Eldria battait la chamade, mais ce n’était pas seulement à cause de l’effort. Elle était là, avec Jarim, et elle passait l’un des plus beaux jours de sa vie en sa compagnie... Elle l’aimait. Plus que tout. Et cet instant était magique pour elle. Elle ferma les yeux quelques secondes et déploya tous les efforts du monde pour rassembler son courage. Suffisamment de courage pour lui avouer. Tout. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle y songeait chaque jour, mais cette fois-ci c’était le moment. Elle allait le lui dire. Ses cordes vocales allaient bientôt transmettre la missive de son cœur. Mais quels mots allaient-elles choisir ? « Je t’aime et je t’ai toujours aimé » semblaient être appropriés, mais n’était-ce pas trop direct ? Peut-être fallait-il tout d’abord commencer par un simple « Jarim ? » pour attirer son attention, puis improviser ensuite ?

Elle y était. Dans une seconde, sa voix rendue chevrotante par l’émotion scellerait à jamais son destin. Elle s’entendrait prononcer ces mots qu’elle s’était si souvent répétés en pensée. Quant à ce qui se passerait ensuite... Elle verrait bien. Elle prit une profonde inspiration et s'apprêta à briser le silence, qui n'avait que trop duré.

– Eldria... lança finalement Jarim d'une voix douce à sa gauche, un centième de seconde à peine avant qu’elle ait pu émettre le moindre son.

Le sang de la jeune femme ne fit qu’un tour. Elle avait failli le faire ! A une demi-seconde près elle lui aurait tout dit !

– El’ ? répéta Jarim, voyant que son amie ne répondait pas.

– Oui ? répondit-elle faiblement, pratiquement les larmes aux yeux à cause de l’émotion.

Il se tourna vers elle, sa tête reposant sur son coude. Eldria ne le regarda pas, elle ne voulait pas qu’il s’aperçoive qu’elle était sur le point de pleurer.

– Je... J’ai quelque chose à te dire, reprit-il d’une voix mal assurée.

Elle tourna la tête dans le sens opposé. Elle ne voulait pas non plus qu’il constate que son visage était devenu écarlate.

– Heu... Eldria ?

Elle était trop submergée par l’émotion pour répondre.

– Hem, heu... On voit tes heu... tes seins...

Sur ces mots, qui mirent quelques instants à atteindre sa conscience, elle se redressa à toute vitesse et baissa la tête en direction de sa propre poitrine. Sa robe blanche, trempée, s’était plaquée contre sa peau et laissait effectivement apparaître clairement, par effet de transparence, ses tétons.

– Hiiii ! s’écria-t-elle soudainement en se tournant de façon à faire dos à Jarim, le temps pour elle de décoller le tissu mouillé de ses protubérances mammaires. Et tu n’aurais pas pu me le dire plus tôt ??

Elle lui jeta un regard noir tout en tenant le devant de sa robe entre ses doigts pour éviter que celle-ci n’adhère de nouveau. Le jeune homme parut sincèrement confus.

– Disons que je viens à peine de m’en rendre compte en fait...

Puis il fait mine de réfléchir quelques instants.

– Mais la vue était pas mal, conclut-il avec un sourire espiègle.

Eldria fut outrée.

– Hé ! Espèce de petit...

Mais elle ne trouva pas les mots. Ne pouvant décemment pas lâcher sa robe, elle lui infligea un coup de coude réprobateur, qu'il esquiva sans la moindre difficulté. Puis après un nouvel échange de regard, ils éclatèrent d’un fou rire qui mit plusieurs dizaines de secondes à s’estomper. Au fond, Eldria ne lui en tint pas rigueur. Après tout, et bien qu'elle se considérait elle-même comme relativement pudique, ce n’était que de la chair. Et puis le tissu n’avait pas non plus TOUT laissé apparaître. Pourtant, elle rougissait tout de même légèrement. Visiblement, elle lui faisait de l’effet...

Bientôt, Jarim reprit d’un ton sérieux :

– Vraiment, il fallait que je te parle.

– Je t’écoute ? lui répondit Eldria, de nouveau des étoiles plein les yeux.

Etait-ce enfin le moment tant attendu ?

– J’ai... Une nouvelle à t'annoncer, reprit Jarim dans un soupir.

– Oui ?

Elle le gratifia de son sourire le plus charmeur, comme pour l'encourager.

– Une mauvaise nouvelle...

– Oh...

Son sourire s'estompa. Sa première pensée fut que cela ne ressemblait guère à une déclaration d’amour. La déception la gagna, mais ce sentiment laissa vite place au doute. Jarim avait prononcé ces mots de façon si grave... Elle se sentit légèrement coupable d'être déçue.

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle d’une voix concernée.

Le jeune homme se leva et entreprit de faire les cent pas devant elle.

– Tu te souviens quand le vieux Kelrin est venu à la ferme il y a quelques semaines ? Avec Troj et Aran ?

Elle pâlit et déglutit péniblement. Et comment qu’elle s’en souvenait... Elle fit de son mieux pour conserver une mine neutre en lui répondant par l’affirmative.

– Et bien c’est de cela dont je voulais te parler. Il ne s’agissait pas d’une simple visite de courtoisie... Il était venu annoncer à ton oncle que la guerre est déclarée. Après plusieurs mois de défiance, l’armée d’Eriarh a franchi les frontières du Val-de-Lune.

Une nouvelle fois, Eldria pâlit, mais pas pour les mêmes raisons. Le rêve éveillé qu’elle était en train de vivre prit brusquement fin. Voyant qu’elle demeurait silencieuse, Jarim reprit :

– Nous avons reçu le message officiel d’un coursier ce matin ; tous les hommes en âge de se battre sont réquisitionnés. Nous avons pour ordre de partir dans trois jours, à l’aube. Nous ne vous avions rien dit jusque-là pour ne pas vous inquiéter, toi et toutes les femmes de la ferme... Je tenais à être le premier à te l’annoncer.

Eldria tenta de digérer l’information. La guerre ? Réellement ? Toutes ces considérations politiques ne l’avaient jamais vraiment intéressée. Elle savait qu’Eriarh avait toujours été une nation belliqueuse, mais de là à penser que cela pourrait la mettre en danger elle, et surtout ses proches...

– Je suis vraiment désolé, conclut Jarim avec gravité.

Se raccrochant à un ultime espoir, elle se leva à son tour et fixa ses yeux pâles dans ceux de son ami, dont elle était amoureuse et qui pourrait sortir de sa vie du jour au lendemain.

– Mais... C’est... c’est une blague n’est-ce pas ? Ça ne peut pas être réel, ce... ce n’est pas possible ! lança-t-elle d’une voix tourmentée.

Jarim lui posa affectueusement la main sur l’épaule, comme pour la consoler. Il fit non de la tête. Ses yeux ne mentaient pas.

Après quelques instants d’errance mentale, Eldria fondit en larmes. Jarim chercha à la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa. Puis, sans trop comprendre pourquoi, elle s’enfuit en courant, laissant son meilleur ami seul derrière elle. Le jeune homme la regarda s’éloigner, la mine basse, le cœur meurtri.

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