Mon île - 15 - La bataille

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Et les armes s’entrechoquèrent, se heurtèrent, résonnèrent les unes sur les autres.

Fils parait tant bien que mal les assauts répétés des deux Femmes proches de lui. Il essaya de piquer, de frapper, mais, trop accaparé à se défendre, ne parvint pas à placer une subtile touche pouvant le débarrasser d’une de ses assaillantes.

De l’autre côté, El Capitano, toujours bruyamment hilare, frappait, tapait, chargeait, tant et si bien et avec une telle furie, une telle démence que les deux Femmes, dépassées, le contenaient avec peine.

Au bout de trente secondes à se battre à ce rythme effréné, tous s’arrêtèrent pour souffler, bien que toujours en garde et sur le qui-vive.


C’est ce moment précis que choisit Corinne pour entrer en scène : d’un magnifique plongé piqué, il plana, le bec en pointe, jusqu’à l’arrière du crâne d’une des agresseuses du Capitaine. Heurtée avec force, surprise, elle cria un « ouille », ferma les yeux une demi-seconde et abaissa sa garde. Le Capitaine en profita pour se projeter vers elle, visant son sein. Mais avant qu’il ne la transperce, à son tour il émit un « ouille » et abandonna son attaque. Aussitôt, sans jamais comprendre ce qui venait de se produire, il reprit une position défensive.

– Qu’est-ce que… ce choc dans mon dos ! Qui ?!


El Capitano traduisit pour lui sa douleur :

– Commandante, êtes-vous obligée d’user de vos pouvoirs ? Un éclair, sérieusement ? Qui plus est dans le dos ! Cela est d’une bassesse.

– Ne parle pas de bassesse ! tempêta-t-elle. J’use de ce qu’il me plaît et aurais dû en abuser bien plus tôt.


Occupé à observer les guerrières devant lui, le Capitaine crut voir du coin de l’œil comme un flash vert jaillir de la Commandante jusqu’à El Capitano. Celui-ci ne broncha pas le moins du monde ; le Capitaine secoua la tête pour chasser ce qu’il admit être une simple vision.


– Qu’est-ce que tu crois ? Ta diablerie n’a plus d’emprise sur moi ! Il y a bien longtemps que j’ai trouvé comment m’en protéger.


Aussitôt cette révélation faite, El Capitano s’esclaffa, tout heureux de surprendre la Commandante.

Aussitôt cette révélation constatée, la Commandante dégaina une simple dague et s’avança d’un pas décidé vers lui.


– Viens, viens donc, à trois contre un le combat n’en deviendra que plus intéressant pour moi ! la défia-t-il la bave aux lèvres.


Subitement, à peine sa bravade terminée, El Capitano reprit les hostilités et d’un geste vif, rapide, fendit l’air avec sa rapière. Touchée, une de ses belligérantes lâcha son épée et constata dans la souffrance une longue zébrure sanglante allant de son avant-bras jusqu’à sa main.


– Zut, on en revient à deux contre un.


Le combat recommença de plus belle, le Capitaine attaqua la femme à sa droite et, à un contre une, le combat s’équilibra avant de tourner à son avantage : à deux reprises, il réussit à la toucher, lui occasionnant une coupure au coude et une autre à la cuisse. Touchée mais pas vaincue, elle recula ; il l’accula contre un arbre et fit pleuvoir une multitude de coups sur elle ; il lui cingla la poitrine et alors qu’il lui enfonçait sa lame dans l’épaule, elle lui tailla le ventre en réponse. Le souffle coupé, il se replia de deux pas en arrière, porta sa main sur sa plaie et s’aperçut, comme il le craignait, qu’elle ne l’avait pas loupé. Il se maudit de son inattention et d’avoir cru en une victoire trop évidente. Tous deux blessés respirèrent de grandes bouffées d’air sans se lâcher du regard. Au bout de quelques secondes, la femme blanchit, autant que son teint pâle pouvait le lui permettre, et en arriva à mettre un genou à terre. Satisfait, le Capitaine reprit conscience des autres ennemies autour de lui et comprit vite que, grâce à Corinne, il avait pu s’occuper à loisir d’une seule adversaire.


Corinne volait, vire-voltait, rapide, un coup d’aile sur la gauche, un autre à droite, esquivant ainsi gracieusement les coups désespérés d’une femme bien énervée et essoufflée de frapper dans le vide. Profitant qu’elle inspire longuement, Corinne s’élança sur le visage de sa rivale et, toutes serres dehors, se mit à le lui labourer d’une fureur jouissive. Hurlant et éprise d’une colère psychotique, la femme gesticula des bras avec frénésie et, par ces gestes répétés et névrosés, comme si elle chassait tout un essaim de guêpes agressives, toucha rapidement Corinne et l’envoya valdinguer au loin. Corinne rebondit à deux reprises sur le sol avant de s’arrêter sur le flanc. Sonné, il essaya de se redresser.

La femme évalua quant à elle ses blessures, se tapota le visage et s’affola d’y sentir plusieurs profondes griffures. Déchirée, braquée par cette agression honteuse et bien décidée à se venger, elle avança vers Corinne, arma sa jambe et shoota dans le pauvre animal pour l’envoyer valser à une vingtaine de mètres. Corinne, cette fois-ci totalement sonné, sombra dans l’inconscience.


Le Capitaine amoindri, courbé mais concentré, et la Femme blessée, meurtrie mais survoltée, se retrouvèrent face à face, en un contre un.


De l’autre côté, tonnait le fer :

El Capitano, face à deux adversaires, attaquait, se défendait, paraît et ripostait ; mais devant la multitude des feintes, des charges, des techniques diverses et variées employées pour le toucher et le faire plier, il commençait à vraiment se fatiguer. La femme, qu’il avait depuis le début de la bataille qualifiée de Revêche, piqua vers sa cuisse ; moins lucide, il eut tout juste le temps de dévier sa lame ; c’est alors que la dague de la Commandante monta vers sa gorge. Il s’en fallut de peu pour qu’elle la lui tranche, son esquive incomplète lui coûta une partie de sa longue barbe.


El Capitano grogna et jura :

– Faible ! Faible ! Tu n’as même pas la décence et le courage de m’affronter à la loyale !


Alors qu’il invectivait la Commandante, Revêche visa le cœur. Elle l’aurait touché et El Capitano aurait été vaincu si la dague ne l’avait pas déviée in extremis.


– Commandante, pourquoi ?! s’étonna Revêche.

– Il n’a pas tort, le combat final doit avoir lieu entre lui et moi. Va, et à deux, tuez donc celui qui se prétend être son fils. Aucun ne mérite ma clémence.

– Alors place pour cet ultime affrontement ! jubila-t-il.


El Capitano concentré sur la Commandante, tel un félin à l’affût de sa proie, esquissa quelque petits pas de côté à la recherche du meilleur angle d’approche.

La Commandante focalisée sur El Capitano, tel un serpent prêt à fondre sur sa cible, se dressa sur la pointe des pieds et attendit la moindre erreur pour le cueillir.

El Capitano jaillit, d'un large bond en avant, mima une attaque aux jambes mais remonta sa lame droit vers le corps. Parade, la Commandante ne se laissa pas avoir si facilement.

El Capitano enchaîna d’un fouetté, de haut en bas. Esquive et riposte gagnante de la Commandante sur le bras gauche. Grimace de El Capitano qui recula d’un pas et préféra maintenant attendre, pour mieux la contrer, que la Commandante se lance la première.

Offensive lente vers le ventre, pas-chassé pour l’éviter et alors qu’il s’apprêtait à répliquer, la main gauche de la Commandante l’atteignit à la gorge. Stoppé net par ce coup inattendu, il tituba, à moitié asphyxié. Elle ne lui laissa pas reprendre ses esprits et, avec vivacité, de sa dague lui trancha sévèrement l’abdomen. El Capitano serra les dents et contint deux autres attaques. La dague continua néanmoins à danser vers lui, à une vitesse folle, pour finir par se planter sur le côté de son ventre. Collée à lui, la Commandante hocha la tête, d’un air entendu, certaine que le combat arrivait là à son terme :

– Les années ont passé, El Capitano. À l’époque, peut-être aurais-tu pu me battre.


El Capitano articula une réponse tout en postillonnant quelques gouttes de sang :

– Il est vrai que toi tu n’as pas beaucoup changé. Comment disais-tu ? Vieille et… enfin, tu sortais toujours la même rengaine, un truc sur l’âge…

– Âgée mais pas vieille, clarifia-t-elle.

– Ah oui, c’est ça, âgée mais pas vieille, se rappela-t-il.


Au souvenir de cette phrase qu’elle lui avait si souvent répétée, un éclair de mélancolie les traversa. Gagnés par les regrets, revivant un passé, s’imaginant une vie qui aurait pu être tout autre, collés l’un à l’autre, pour la première fois depuis leurs retrouvailles, ils se sourirent avec complicité, amitié, tendresse et retrouvèrent presque leur amour perdu.

Se remémorant sa vie, revivant le passé, rongé par les regrets, El Capitano coupa court à ce brève interstice passionnel :

– Vieille, âgée, tout ce que tu veux mais plus pour longtemps !


Sur cette parole pleine de rancœur, El Capitano agrippa la Commandante et lui porta un violent coup de tête en plein visage ; puis un deuxième. Les fronts s’ouvrirent et le sang coula. Avant de sombrer et de subir plus encore, elle réagit et tourna la dague plantée dans le but de faire mal, très mal. El Capitano se retint de hurler et la repoussa avec force.

– Argh ! Vicieuse, tu aimes ça, hein ?


La Commandante s’essuya le front et effleura déjà un œuf-de-pigeon près de la plaie.

– Je ne sais pas qui est le plus pervers.


De son côté, le Capitaine, exténué, ployant sous les coups dédoublés, ne pouvant contenir ses deux combattantes, maintes fois coupé sans qu’il n’arrive à porter un seul coup, se déroba, flancha, et ce jusqu’à se rapprocher de El Capitano. Finalement tous deux se retrouvèrent dos à dos :

– Père, je crains que la situation ne soit critique.

– Fils, il n’est en effet pas impossible que l’on ait à craindre une situation critique.


D’une façon toute naturelle, les Femmes se mirent à nouveau à les encercler. Tous s’épièrent quelques secondes le temps de respirer un peu.

Celle qui avait été blessée à l’épaule par le Capitaine s’aida du tronc pour se relever, ramassa sa rapière et, avec difficulté, à son tour entra dans le cercle.

L’estropiée par El Capitano laissa, tel un membre infirme, son bras droit pendre le long de son corps, du sang goutta jusqu’au sol ; elle n’en tint pas compte et, de sa main gauche, récupéra son arme. Bien que moins agile ainsi, Estropiée se tenait à nouveau prête à en découdre.


– Père, je crains qu’elles ne soient encore toutes là.

– Fils, il n’est en effet pas impossible que l’on ait à craindre encore cinq Femmes.

– Aurais-tu un plan ? Autre que foncer dans le tas ?

– Bien entendu !


Et El Capitano se lança dans un grandiloquent discours se voulant enthousiaste :

– Fils, Capitaine, notre heure de gloire est arrivée, l’exploit que nous allons aujourd’hui réaliser restera dans les annales et constituera la victoire des hommes, des pirates, sur l’infamie féminine ! Notre victoire se répandra à travers les mondes et notre triomphe marquera le début de leur déchéance ! Cette espèce fourbe, dangereuse, fielleuse, ne doit plus se sentir invincible. Il est temps que ces Femmes apprennent à nous redouter ; il est grand temps que cette engeance qui s’autoproclame officier se courbe, s’agenouille, rampe et nous supplie de l’achever ! Fils, Capitaine, crois en moi, crois en toi, crois en notre lutte et n’oublie jamais que notre but est noble ! Nous devons gagner, triompher, la défaite est inenvisageable ! Pour toi, pour moi, pour nous, pour l’avenir, l’exploit est à portée, sois prêt à recevoir la consécration, Fils, Capitaine, EN AVANT, EN AVANT, FONCE, Fils, FONCE !


Pas si influençable, pas si crédule, le Capitaine ne fonça pas. El Capitano lui asséna un coup de coude dans les côtes et grogna :

– D’accord, je comprends, tu n’es pas né de la dernière pluie, mais FONCE, c’est ça le plan, fais-moi confiance !

– Pfff…


La main gauche appuyée sur son ventre, le Capitaine s’élança finalement. Il fonça droit vers Estropiée, comptant éliminer une concurrente au plus vite avant de s’attaquer à une plus valide. Il frappa d’estoc. D’un propre enroulé, Estropiée, qui se montra en définitive tout aussi habile de sa main gauche, fit voler l’épée du Capitaine dans les airs. Démuni, désarmé, décontenancé que le “ fonce ” s’achève en un clin d’œil, il sut que pour lui c’en était fini. Estropiée s’apprêta à lui porter le coup de grâce, la rapière pointée vers son cœur, quand soudainement El Capitano, en même temps qu’il rugissait de douleur, hurla un désespéré :

– Arrêtez !


Fils et Estropiée, étourdis par ce cri, tournèrent le regard vers lui et l’aperçurent, une dague dans le genou, couché au sol à hauteur de Défigurée.


– Joli lancé, Commandante, me voilà bien mal en point.

– Restes-en là ! tonna-t-elle en devinant son intention.

– Non, non, non. Je ne crois pas, dit El Capitano qui se redressait en s’aidant de la rapière comme d’une canne.

– Ne t’avise pas…

– Oh, oh, oh, j’avise ce que je veux ! Et tu te doutes que cette petite va m’aider à négocier. Car finalement : négocions. Je compte bien trouver une solution et la jolie Défigurée va m'être très précieuse.

– Lai… ssez… le… me… tuer… pas de… discussion, articula avec peine Défigurée.

– Chut, ma belle, chut. Garde ton énergie pour récupérer, tu as encore une longue vie devant toi. Du moins si Commandante se montre raisonnable, annonça El Capitano en tapotant le sol de la pointe, tout près du visage de Défigurée.

– Que veux-tu ? demanda la Commandante.

– Oh, aïe… tu ne m’as vraiment pas loupé, éluda-t-il par une plainte.


El Capitano baissa la tête et s’inquiéta un peu de tout le sang qui imbibait ses frusques au niveau de son ventre. Il toucha ensuite la dague figée, essaya de la tirer mais, sous le supplice, se ravisa.


– Abaisse ta rapière et laisse le Capitaine rejoindre son père, ordonna la Commandante à la Femme qui le menaçait toujours. Va, Capitaine, et vois, El Capitano, en ce geste ma bonne foi. Je décide qu’il soit épargné alors que nous l’avions vaincu. De ton côté, je pense que tu vas mourir de tes blessures et cette pensée peut suffire à ma vengeance.

– Il est probable que je ne guérisse pas très vite, ça c’est sûr. Continue !

– Écarte-toi de cette jeune fille, dis-moi où se trouve ce que tu nous as volé et je te promets que nous partirons. Cela te convient-il ?

– Hum… je ne sais pas. Tu as pointé le fait que j’allais peut-être même mourir, alors…

– Alors ? l’incita à poursuivre la Commandante.

– Père, le marché est acceptable. Nous avons perdu et nous nous en sortons. Reconnaissons notre défaite et donnons-lui ce qu’elle cherche, non ? appuya Fils qui venait de le rejoindre.

– Alors ?! perdit patience la Commandante.

– Alors, alors ! répéta El Capitano agacé. Vois-tu, Fils, dans ce marché je n’y gagne rien, moi. Je… aïe… quelle barbe ! Je vais y passer. Alors savoir que toi tu vas survivre, qu’elle va s’en sortir gagnante avec en prime son trophée, vois-tu, Fils, ça me désespère un peu.

– Mais… commença Fils.

– Mais, mais, mais quoi ?! Mais crois-tu vraiment que te savoir vivant peut me suffire ? s’emporta-t-il d’un ton dédaigneux.

– Père… se sentit offensé Fils.

– J’en demande plus ! Bien plus ! s’adressa-t-il à la Commandante.

– Alors demande ! le pressa-t-elle.


Pour ne pas lui donner satisfaction, il la fit attendre quelques secondes, avant de reprendre d’un ton plus apaisé :

– Je n’achèverai pas Défigurée. Elle aura la vie sauve. Je te donnerai même une boîte dont le contenu t’est inestimable. De ton côté tes Femmes laisseront le Capitaine. Tu vois Fils, je ne suis pas sans cœur.

– Tu as donc forcément une autre idée en tête, puisque jusque là, tout cela je te l’ai déjà proposé. Poursuis, ne nous fait plus attendre.

– Ah oui, tu n’as pas oublié d’être futée. Il est vrai qu’il manque une requête, et la requête c’est : TOI ! Je te tue à la place de Défigurée. Mais je suis bon joueur, tes Femmes pourront ensuite m’achever.


Pour ne pas lui donner satisfaction, la Commandante resta de marbre, bien qu’interloquée par la demande. Des pensées se bousculèrent dans sa tête, sa nature se rappela à elle et elle se sut piégée :

<< – Hum, tu nous connais, tu me connais bien, El Capitano. Tu sais que jamais je ne te laisserai sacrifier une fille innocente à ma place. >>

– Voici donc ce que tu es devenu, un réel être sombre, noir, détestable. Plus de bien en toi, plus de bonté, plus de lumière, plus aucune bienveillance, déplora-t-elle.

– Je… refu… se, s’exprima Défigurée.

– Elle refuse, qu’elle est mignonne. Et toi, Commandante ? Pourrais-tu, toi une âme immaculée, si blanche, si juste, pourras-tu vivre avec sa mort sur la conscience ?


El Capitano sonda la Commandante et comprit – tout comme il s’y attendait – qu’elle se plierait à sa folle exigence. Il en fut presque ébranlé :

<< – C’est donc vrai, tu es prête, toi, une officier, Marquise, à donner ta somptueuse et faste vie pour une de tes misérables soumises. J’ai de la peine pour toi, tu vaux tellement mieux. On vaut tellement mieux ! Ma vie, ta vie, nos vies, j’ai retenu la leçon, se doivent d’être notre seule priorité ! Peu importe qui, quoi, où, quand… je te jalouse, tu me dégoûtes, toi et tes pompeuses et grandiloquentes vertus, toi et ta sensibilité, toi et ta supposée pureté ! Tu m’as bien eu, tu m’as promis monts et merveilles, j’ai cru en toi, en vous, je me suis battu pour toi, pour vous et voilà où j’en suis ! Tu m’as trahi ! Traîtresse, alors que je t’aimais… vois ce que je suis devenu, vois ce que tu as fait de moi ! Je ne te laisserai pas gagner, jamais, hors de question qu’il ne me reste que mes lamentations ! >>


Le Capitaine sonda la Commandante et comprit – avec effroi – qu’elle allait, sans rechigner, sans se plaindre, se porter volontaire pour prendre la place de Défigurée :

<< – Défigurée – je regrette tant de nommer ainsi… Défigurée, tu peux être fière de ta Commandante, jamais je ne saurai me hisser à sa hauteur, je me sais bien incapable de donner ma vie pour un autre… quel qu’il soit. Hors de question que je me sacrifie, ma vie, j’ai appris ma leçon, j’en suis convaincu, compte et comptera à jamais plus que toute autre chose. >>


Le Capitaine tourna la tête, sonda El Capitano et comprit… à regrets. Et alors que la Commandante ouvrait la bouche, prête à assumer son choix, il tenta de mettre fin à cette macabre scène :

– Père ! Arrêtons le massacre, libère Défigurée, oublie ta vengeance et donne leur ce qu’elles veulent. Nous partirons ensuite.

– Laisse-la parler, Fils ! s’emballa-t-il, je crois qu’elle a quelque chose de plaisant à nous dire.

– J’accepte, dit-elle simplement.

– Merveilleux, merveilleux, merveilleux ! Si plaisant à entendre, s’extasia El Capitano en crachant du sang.

– Mais vous devrez mourir tous les deux. Ma mort pour les vôtres, à prendre ou à laisser, se rattrapa-t-elle.

– Oh, hum… Je te connais assez pour savoir que les négociations s’arrêtent là.

– Non ! Père… le Capitaine dévisagea Père et ce qu’il perçut en lui l’inquiéta. Père, rassure-moi, il est hors de question que…

– Fils, Fils, Fils, tempéra Père, comme tu le disais nous avons perdu. Mais il faut voir dans son ultimatum un moyen de partir plus qu’honorablement. Une commandante, nous allons tuer une commandante !

– Je m’en contrefiche ! s’emporta Fils.

– Oh, mais non, tu es contrarié, c’est tout. Repense à tout ça, repense à nous, et dis-toi bien qu’aucun autre que moi ne t’aurait accordé l’hospitalité sur son île, aucun autre que moi ne t’aurait façonné jusqu’à ce grand jour, tu me dois tout. Et puis sans moi, tu serais déjà mort il y a quelques minutes, une pointe dans le cœur. Alors bon, sois un peu reconnaissant et considère que tu as gagné du temps. Ah, et je te laisse aussi le privilège de la tuer de tes mains. Ne me remercie pas, grâce à moi tu marqueras l’Histoire. Cette Histoire même qui retiendra que, toi, tu as tué une commandante, une commandante Ivoire ! Marquise en son monde !

– L’Histoire ne retiendra rien, personne ne sera là pour la raconter ! protesta Fils.

– Détrompe-toi, aurais-tu oublié notre ami ?


Se rappelant, encore, encore une fois à leur bon souvenir, Corinne, les plumes ébouriffées, le bec ébréché, fit son retour en haut d’une branche :

– Caapiitaaiinee, jee naarreeraaii toon éépoopééee àà traaveers lees moondees, jee booniifiieeraaii taa léégeendee daans toouus lees rooyyaauumees, j’eexpooseeraaii tees eexplooiits miillee fooiis suubliiméés, jee chaanteeraaii tees loouuaangees, jee diicteeraaii dees pooèèmees, dees liivrees, dees biiblees, oouu mêêmee dees looiis tee coonceernaant ! Dees staatuuees tee seeroont éériigééees, dees baataaiillees see liivreeroont een toon noom, dees guueerrees see gaagneeroont, leeuur moondee seeraa déétruuiit, grââcee àà tooii, àà toon saacriifiicee, àà toon geestee héérooïïquee ! Caapiitaaiinee, jee tee lee proomeets, j’hoonooreeraaii taa méémooiiree toouutee maa viiee duuraant eet tuu traaveerseeraas lees aans, lees siièèclees eet lees éépooquuees ! Taa fuuneestee cééléébriitéé tee reendraa àà jaamaaiis ÉÉTEERNEEL ! Glooiiree àà tooii, Caapiitaaiinee !

– Réfléchis Fils, un privilège t’est ici offert. Veux-tu d’une vie peut-être plus longue mais sûrement banale, fastidieuse et sans aucune garantie de réussite ? Ou préfères-tu, ici, là et maintenant, devenir à jamais un héros divin ? Fils, Capitaine, mon digne Fils, valeureux Capitaine, je suis si fier de toi, nous avons lutté et nous pourrons dire, sans aucune honte, triomphalement, que nous avons vaincu ! Sois-en sûr, l’Histoire s’en souviendra.

– Bande de fous ! exhala la Commandante.


Le Capitaine ferma les yeux, inspira, expira, réfléchit et dut admettre qu’une vie terne constituerait un véritable gâchis face à la promesse d’une mort prestigieuse et d’un rayonnement universel et infini.


– Merci, Père. Merci, Corinne.

– Approche Commandante, que mon Fils te saigne. Tu te videras de ton sang le temps que, comme promis, on aille chercher ce qui vous revient.

– Sombre, El Capitano, sombre jusqu’au bout, plus rien ne te changera. Félicitations pour ton jeune sbire, tu l’as bien éduqué. Quant à ce satané perroquet, j’aurais dû l’inclure dans notre marché, en conclut la Commandante qui s’avançait d’un pas décidé pour mettre un terme final à toutes ces irrationnelles palabres et clore ainsi toute cette aberration morbide.

– Merci, Père.

– Oui, Fils, de rien, tu te répètes… hein ?! Ahh… Arghh… Arghh… Fils… FILS ! éructa-t-il dans un flot de sang noir, venu des entrailles, et coulant cette fois-ci pour de bon de sa bouche.


El Capitano s’écroula et, couché au sol, fixa son fils qui, dans sa main, tenait un couteau souillé et tâché de sang.


– Merci, Père, pour toutes tes leçons. Ton Freluquet a bien grandi et a tout retenu. Petite moralité, gratuite, reste toujours sur tes gardes. Et pour rappel, tu parles trop.

– Que… m’as-tu… fait…

– Oh, dit le Capitaine en regardant son couteau, je n’ai fait que te planter ceci dans le dos.

– Miséra… ble traître !

– Non, considère plutôt que je suis un élève appliqué. J’ai usé de mon côté obscur pour t’attaquer, comme tu me l’as enseigné.

– M’atta...quer… D’où sors-tu…

– Ce couteau ? Que croyais-tu ? Que je voyageais les mains vides ? Un bon pirate cache toujours une lame dans sa botte. Non, pas toi ? Ah.

– Ça n’est pas po… ssible ! Tu… Pourquoi ?!

– Comme je me gausse ! Je te rappelle que dans la vie, Père… euh, oublions veux-tu cette idée débile de père taré, hein ? El Capitano, dans la vie les plus forts terrassent les plus faibles, c’est ainsi. Mais les plus forts n’ont pas la garantie que la vie les garde en vie, seuls les plus malins vivent une vie entière. Tu as été fort, je suis malin. Alors j’ai usé, et disposé de tout, pour me permettre de vivre. Plus longtemps que toi.

– Je…

– Tutute ! Tu rien du tout ! Je… je… Tu sais, je n’ai pas oublié. Je n’ai pas oublié que par le passé tu as voulu me tuer ! Et qu’aujourd’hui tu voulais me faire tuer ! Je suis maître de ma destinée, je ne suis plus un exécutant, j’ai promis que l’on ne se moquerait pas de moi et que personne, plus jamais, ne me commanderait ! Plus jamais !

– Imp… udent…

– SILENCE ! Je gère et je gérerai ma vie comme je l’entends ! Je n’ai pas besoin de ta charité pour que mon nom devienne une légende ! Je veux vivre, je vais vivre, c’est tout ce qui importe et je te promets que ma vie sera longue, fastidieuse peut-être mais auréolée, je te le garantis, de réussite !


El Capitano toussa, cracha du sang, et lâcha d’une voix faible et étouffée :

– Me voilà… destitué… rabaissé... et te voilà… devenu… bien ambitieux… Capitaine.

– Laisse-moi m’amuser d’un dernier rappel, El Capitano : on ne tombe jamais plus bas que le sol.


Un dernier rire glauque, franc, résonna de la gorge pleine de El Capitano qui, dans un sourire satisfait, s’exprima une ultime fois :

– Et une fois à terre… on ne peut que se relever ?

– Non, pas toujours. Pas toujours.

FIN DE

" MON ÎLE "

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