22 - 4 - La cabine, malades.

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En l’air, Second saisit les mains du Capitaine et, de toutes ses forces, essaya de desserrer son étreinte. Le Capitaine ne lâcha rien, au contraire, de sa poigne vigoureuse, il serra plus fort encore.

Dans un instinct de survie, Second se mit à agiter ses pieds dans tous les sens. Il atteignit le Capitaine à la cuisse, au genou, dans le tibia. Rien n’y fit, le Capitaine, insensible, restait imperturbable.

Au bout de quelques secondes, Second commença à perdre de son énergie, ses doigts se contentèrent de griffer les mains du Capitaine, ses pieds, plutôt que de cogner, battirent dans le vide.

Quelques secondes passèrent encore et, après la survie, la perte d’énergie, vint l’agonie : la langue de Second sortit de sa bouche et se mit à pendre mollement sur le côté ; ses yeux commencèrent à se révulser ; ses bras, comme sa tête, devinrent lourds ; ses jambes s’arrêtèrent de remuer, seuls ses orteils s’agitèrent dans un ultime sursaut pré-mortel.

C’est alors que le Capitaine se décida…


Et alors, d’après vous, il s’est décidé à quoi ? À serrer jusqu’à lui briser l’cou ? À relâcher Second ? À relâcher puis à r’serrer, histoire de l’faire souffrir un peu ?

Bah non, il n’est pas comme ça l’Capitaine, va pas l’tuer tout d’suite, Second. Il a un cœur, des émotions, et Second c’est presqu’encore un enfant ! On n’tue pas les enfants, nous, les pirates.

Quoi ? J’ai dit que des fois des enfants étaient poussés à l’eau. Merde, quelle mémoire ! Mais tronquée ! J’n’ai pas dit ça comme ça, j’ai dit qu’des fois des enfants pouvaient tomber à l’eau… ou, charitables qu’on était, il pouvait nous arriver de les aider à sauter. Vous voyez la nuance ?

J’n’en ai pas l’impression ! Car si t’avais réfléchi, et tout compris, t’aurais d’ailleurs remarqué que ce n’sont pas les pirates qui tuent, c’est l’eau ! Non mais, on n’va pas rend’e les pirates responsab’es de tous les crimes, quand même ! En plus, j’avais aussi dit qu’tous avaient une chance de trouver une île pour s’en sortir… Rassurez-moi, on n’va pas r’commencer tout l’prologue, hein ? Parce que si faut tout r’commencer bah… ce s’ra sans moi !

Bon, on sait que l’Capitaine est formidab’e, si il le faut il pourra j’ter S’cond à l’eau plus tard, mais pour l’instant, il ne voudrait pas qu’les p’tits mouflards que vous êtes se la jouent encore "choqué" ! Alors il ne l’étrangle pas à en mourir et on r’prend :


Le Capitaine se décida à libérer Second. Il relâcha son cou, Second tomba au sol. Aussitôt, il ouvrit grand la bouche et se mit à aspirer, par saccades, dans un bruit rauque et enroué, de grosses bouffées d’oxygène. Malgré l’air qui entrait dans ses poumons, il pensa au pire : jamais il ne réussirait à s’en sortir et jamais il ne pourrait reprendre son souffle. Il s’imagina étouffer encore et encore jusqu’à en mourir.

Après quelques secondes passées à respirer cet air salvateur, à retrouver ses esprits, à se calmer, il réalisa qu’il allait vivre. Mieux, très rapidement il se rendit compte qu’il récupérait déjà.

Après un instant à savourer sa condition de survivant, il se décida à bouger son corps et en constata le bon usage. Il s’accroupit. Méfiant, avant d’oser se mettre debout, il leva les yeux vers le Capitaine. Ce qu’il vit alors le pétrifia, l’effraya, au point qu’il en oublia déjà même de respirer.

Le Capitaine se tenait là, au-dessus de lui, droit, impassible, à le regarder. Mais le plus terrifiant, le plus dramatique, le plus effroyable était la vue de cette épée tout juste sortie de sa ceinture. Doucement, le Capitaine la pointa devant le visage de Second. D’un geste lent il la leva et…

Second ferma les yeux, conscient de sa fin, conscient du ridicule de cette mort à venir, conscient de son exécution, résigné, il s’apprêta à recevoir un coup fatal.


Et donc ? Pour vous, le Capitaine va lui couper la tête.

Ah oui ? Pour vous, comme pour Second, c’est une évidence ? Le Capitaine ne l’a pas tué la première fois, il ne l'a pas étranglé, il l'a relâché, mais là, c’est bon, c’est certain, pour vous, il va y passer, Second… C’est bien ça qu’vous êtes en train de m’dire ?! C’est c’que vous voulez entend’e ?! C’est, si j’comprends bien, c’que vous m’demandez d’raconter ?! Alors puisque c'est comme ça, bah alors allons-y, et allons-y gaiement :

Le Capitaine lève son épée et d’un geste cruel la lui abat sur l’épaule, lui coupant un bras ! Mais c’nest pas fini, alors qu’une douleur atroce déchire Second, alors qu’il souffre le martyre, alors qu’il commence déjà à se vider de son sang, le Capitaine, de la pointe de son épée, lui crève un œil ! La douleur est telle que Second s’apprête à s’évanouir. Mais ce s’rait trop facile, le Capitaine ne lui en laisse pas l’temps, il lui donne un coup d’pied dans la mâchoire pour bien l’réveiller ! J’vous parle même plus des dents qui explosent et de la souffrance, douleur, douloureuse souffrance, que peut ressentir Second ! Je n’vous en parle même pas car le Capitaine continue, bah ouais ! Après avoir tourné un peu l’épée dans l’orbite, histoire de racler, il la r’ssort et frappe à nouveau ! Un coup fatal, dans la tête. Enfin, il s’y r’prend à deux fois, parce que l'premier coup a ripé, tranchant net un bout d’oreille. Au deuxième coup, naturell’ment, le cerveau coule et s’étale au sol. Voilà, s’en est fini, fini, FINI, de Second !

Ahh… pfff… c’est ça qu’vous vouliez entend’e ?! Mais vous êtes des malades ou quoi ?! Vous m’choquez ! Bande de MALADES !

Second, il ne va pas disparaître comme ça, Second. Je ré-pè-te : le Capitaine a un cœur, a des émotions ! Il ne va pas le tuer de suite ! Peut-être même pas du tout, d’ailleurs !

Donc il ne l’tue pas ? Bien sûr que non il ne l’tue pas ! Le Capitaine, il allait simplement se contenter de parler :


– Donc j’allais te dire, avant cette petite mise au point, que prendre mon épée, ça c’est vraiment important. Vois-tu, je la mets là, bien en place à ma ceinture.


Et le Capitaine, en accentuant le geste, rangea son épée dans son fourreau.


Voilà, et sans frapper Second ! Bande de malades, va ! J’suis choquée, vraiment, hein ! Vraiment… choquée.


Second rouvrit les yeux. L’épée pendait à la ceinture du Capitaine. Il respira. Le Capitaine, impassible, imperturbable, continua comme si de rien :

– Mais les chaussures, petit, dans ce cas précis, ce n’est pas essentiel. Sais-tu pourquoi ?


Au fait, j’vois qu’plus personne ne m’arrête et ne m’demande quoi que ce soit. J’vois bien qu’vous voulez juste du sang, qu’les définitions, maint’nant, ça vous passe par d’ssus la tête. Et bah j’continuerai ! J’continuerai, qu’vous l’vouliez ou non, mon rôle de dico, qu’ça vous plaise ou pas !

Impassible, car je l’sais qu’vous savez pas c’que ça veut dire, c’est ne pas laisser voir ses émotions ou ses sentiments.

Et un fourreau, vous savez c’que c’est un fourreau ?! Un fourreau c’est un étui pour l’épée. Quand elle pend à la ceinture, lorsqu’elle est rangée dans l’fourreau, ça évite les coupures accidentelles.

Imaginez, ce s’ra facile y’a du sang : Tiens, v’là que j’cours alors que mon épée est simplement coincée dans ma ceinture, pas dans un fourreau, et, v’là qu’au bout d’quelques mètres, j’ai mal, terriblement mal, j’m’aperçois alors qu’j’ai la jambe en sang, que ça ruisselle, jusqu’au sol ! Oh, zut, dans ma course l’épée a frotté contre ma cuisse et l’a tailladée en fines lamelles… Non, vraiment, optez pour l’fourreau !

Voilà, on continue :


Second ne répondit pas, toujours accroupi, il se pelotonna.

– Oh, hey, oh. Tu n’es pas vexé au moins ? Je me suis un peu emporté mais… c’est mieux que de finir à l’eau, non ? Bon, ne prends pas non plus ça pour acquis, je te préviens que ça peut toujours arriver.


Second ne répondit pas, peu rassuré, il se figea.

– Oh, tu as cru que j’allais te tuer ? Non ? Si ? Sérieux ? Je n’allais pas te tuer, oh… tout de même. Allez, c’était pour rire… et tu l’as bien cherché ! Reconnais-le !


Second ne répondit pas, incertain, il se contenta de hocher la tête.

– Ah, voilà, on se comprend. Bon, pour tout te dire, j’aurais pu, c’est vrai, te tuer. J’en ai tué pour moins que ça, c’est vrai aussi. Je reconnais que je peux sortir de mes gonds, c’est mon seul défaut. Utile, soit dit en passant, pour un pirate. Mais te tuer ? Non, quand même, pas toi, alors que je viens de t’élever au rang de second, non… puis quand même, pas le jour de ton anniversaire. Et surtout pas dans ma cabine, sérieusement, soyons sérieux !


Second ne répondit pas, interrogatif, il releva les sourcils.

– Bon d’accord, j’avoue, j’ai enterré quelqu’un sous le plancher…


Second ne répondit pas, inquiet, il regarda le sol.

– Mais non, pardi ! Comment veux-tu que j’enterre quelqu’un ici ! On est dans un bateau, réfléchis ! Et donc on en revient toujours au même, ceux qui sont morts ici, sont jetés… jetés à… ?


Second répondit, d’une voix retrouvée mais un peu cassée :

– À l’eau.

– À l’eau, confirma le Capitaine. Et ça tombe bien que l’on parle d’eau, car qui dit tempête, dit vagues, dit eau.


Second se releva, consterné, il répondit :

– On en est encore là ?! Après tout ça !

– Après tout quoi ? demanda, en toute innocence, le Capitaine.

– Mais après… après… moi... mon cou... après… après... oh, après tout laissez tomber, allez-y, je vous écoute.

– Je constate que tu as gagné en lucidité, en simplicité et en bon sens. Je sens que je vais t’étrangler souvent.

– Oh non ! Non, non, non ! s’emporta Second.

– Ah si ! Si, si, si ! mima le Capitaine.

– Oh non ! insista Second.

– Ah si ! décida le Capitaine.

– Oh non… supplia Second.

– Si, si ! décréta le Capitaine.

– Noonn, se plaignit Second.

– Siii, confirma le Capitaine.

– Non, hum… négocia Second.

– Si, hum… tergiversa le Capitaine.

– Non, hum hum, non ? proposa Second.

– Si, hum… hum… Si ! concéda le Capitaine.

– Non hum ? s’assura Second.

– Si hum, assura le Capitaine.

– J’accepte, mon Capitaine.

– Tu es dur en affaire, mais je suis heureux de continuer l’aventure avec toi sur de bonnes bases. Je te prédis un grand et long avenir parmi nous, les pirates.

– Je n’en doute plus, mais à propos de pirates…

– Tu me devras une histoire !

– Oui, mon Capitaine, avec plaisir, mon Capitaine, se réjouit Second.


Heureux de cette nouvelle amitié, le Capitaine… continua… comme si de rien :

– S’il y a des vagues, il y a de l’eau sur le bateau. Déjà je n’aime pas avoir les chaussures mouillées, ça met trois plombes à sécher. Ensuite, si on chavire, je préfère nager sans chaussures, c'est plus facile, ça enlève du poids et j’ai moins de chance de couler. Je te raconterai peut-être un jour comment j’ai survécu pendant des mois en nageant vers mon île… et sans chaussure !


Attentif et intrigué, Second déclara :

– Ça doit être une sacrée histoire, mon Capitaine !


Vous vous dites qu’il est un peu suce-boules, hein ? Hein quoi ? Vous n’vous l’dites pas… et tant qu’à faire c’est quoi "suce-boules"… Ah, euh... c’est comme euh…. euh… c’est une expression, pour dire qu’il aime euh… Pfff, pourquoi faut-il toujours que j’me mette dans des situations aussi inconfortables…

Suce-boules… des boules de glace ? Non ?

Suce-boules ! Deuxième extension du jeu d’la sodomie, sacré jeu ! Mais encore ?

Bon, ok, on y va. Boules, où est-ce qu’on en trouve ? Dans les glaces, facile. À la pétanque, bien. Boule, quoi Boule ?! Ah, dans Boule et Bill… euh, non, non ! On n’suce pas Boule, sans commentaire, suivant. Au billard ? Euh… oui voilà, le billard !

Donc, sucer les boules, expression un peu vulgaire pour dire qu’il faut bien astiquer les boules, de billard, jusqu’à ce qu’elles soient bien propres, bien lisses, afin que l’joueur s’active ensuite à bien viser l’trou avec sa queue… de billard, de billard !

Compris ? Suce-boules, c’est comme le fayot, c’est celui qui, je l’rappelle, fait du zèle et cherche à plaire. Là, le fayot nettoie les boules, on dit qu’il les suce. Ok ? Ouf… euh cool, cool !

Quoi ? En fait est-ce que c’est comme "lèche-cul"… Pfff, c’est ça, j’abandonne, c’est comme "lèche-cul"…


– Je ne te le fais pas dire, c’est une sacré histoire. C’est décidé, je te la raconterai un jour, promit le Capitaine.

– Merci, mon Capitaine.

– On y va ? Prêt à sortir ?

– Hum, avant, si je puis me permettre, mon Capitaine, est-ce normal que vous gardiez votre épée ? Si vous chavirez, pour nager, ce sera aussi du poids en plus, non ?

– Ah, je me délecte encore de voir que le manque d’air a tonifié ton cerveau. Tu es bien plus perspicace.


Perspicace, c’est êt’e plus intelligent, avoir de bonnes idées.

Mais bon, j’préfère vous prév’nir, vous les p’tits malades que vous êtes, n’essayez pas d’étrangler qui que ce soit pour le rend’e plus intelligent, ça n’marche pas !

Au pire au mieux, les idiots, étranglez les jusqu’au bout !


Second ne releva pas, le Capitaine poursuivit son explication :

– L’épée en plus, c’est une question de statistique. Elle ne me gêne pas pour naviguer et ne craint pas l’eau. Par contre, si je tombe, à la flotte, oui, comme tu le dis, c’est du poids en plus. Mais statistiquement, et par expérience, je sais qu’elle peut me permettre d’avoir plus de chance de survie une fois que j’arriverai sur une île.

– Je comprends, vous pourrez chasser pour vous nourrir.

– Ouais, enfin… je pourrais aussi voler les chaussures d’un autre ou couper un pied ou deux pour en obtenir.

– Oh, je n’avais pas vu les choses sous cet angle… mon Capitaine.

– Ne te tracasse pas, disons qu’avec mon épée je pourrais chasser, tout et n’importe quoi.


Second fut satisfait de cette réponse et n’eut plus rien à dire. Le Capitaine termina alors ce bref instant dans la cabine :

– Plus rien à dire ? Alors si je ne m’abuse, tu m’as réveillé pour gérer une situation délicate, non ?

– Absolument mon Capitaine, comme vous me l’aviez ordonné !

– Alors allons-y ! Qu’est-ce qu’on attend pour sortir ?


Le Capitaine passa la porte de sa cabine pour se rendre à l’extérieur. Second lui emboîta le pas.

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