09 - Le réveil

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– Bon sang de bois… furent les premiers mots du Capitaine.


Allongé au sol, il prit conscience qu’il s’éveillait. Pour se retrouver où ? Il ne se le demanda même pas, là n’étant pas sa première préoccupation. Pour l’instant, seule sa condition physique le contrariait. Il se sentait mou, flasque, sans énergie, comme après un sommeil trop court, peu reposant et précédé d’une nuit trop agitée. Il ouvrit donc difficilement les yeux ; plus précisément, il pensa à s’organiser pour les ouvrir :

<< – Que je commence déjà par un premier, le gauche. Disons plutôt que le droit sera le premier. En fait non, il est préférable que je débute par le deuxième, le gauche. Et si j’inversais ? Ne serait-ce pas mieux ? Oui, le premier, plutôt le premier. Après tout, il n’est pas trop tard pour changer d’avis, changeons le premier avec le deuxième. Non, finalement je vais en rester à mon idée, ouvrir d’abord le deuxième. Oui, c’est clair ! >>


Le Capitaine ouvrit donc logiquement, après sa réflexion sensée, l’œil droit. Sa paupière lui parut de plomb, mais sembla interagir avec la deuxième qui s’ouvrit dans la foulée. Une fois cette étape accomplie, il s’aperçut qu’il n’y voyait rien : toujours cette fichue obscurité. Dans un effort de concentration, il se demanda enfin où il était :

<< – Suis-je dans mon lit ? Non, je n’en ai pas l’impression. Peut-être suis-je allongé sur la table d’une taverne ? Possible, mais pas impossible. À moins que pas possible, mais impossible... bref. Mon plumard ? Ce serait bien. Jeté en prison ? Hum, fallait bien que ça arrive un jour ou l’autre. Mon matelas ? Définitivement, non. Je dois être mort ! Oui, il se peut que je sois passé de vivant à défunt ; dommage, quel gâchis de talents gâchés ce serait ; espérons en fait que non. Mon pieu ? Faites que je sois dans mon lit ! Et si j’étais affalé au sol dans la cale énigmatique d’un étrange bateau ? Hum, réessayons ça : étendu sur le plancher souple, à l’odeur d’herbe, d’un mystérieux navire, mal conçu, habité par une sorcière, belle mais pénible, s’amusant, joyeusement, avec son copain le cheval, fou, galopant dans tous les sens ? Oui, mais oui ! Que oui ! Ça y est, la mémoire me revient ! >>


Après quelques secondes passées à donc irrémédiablement se souvenir, il en arriva à résumer, de façon claire, précise et intelligente, sa condition actuelle :

– Fichtre mince !


Il se décida à se redresser mais, à l’image de ses yeux, il trouva son corps bien difficile à manier.

– Pffff… voici tout ce qui lui vint à l’esprit pour exprimer son ressenti.


Dans un effort qui lui parut à la limite de l’humainement réalisable, il parvint à s’asseoir. Une fois la position stabilisée, il commença par s’occuper de son cou. Après une hésitation, il le fit d’abord craquer judicieusement un coup à gauche, puis un coup à droite. Il bougea ensuite les épaules, les deux en même temps, ce qui lui évita d’avoir à privilégier l’une à l’autre. Enfin, sans ordre préétabli, il étira ses bras jusqu’à ses mains, ses mains jusqu’à ses doigts, et ses doigts jusqu’à ses ongles. Ceci étant, il reprit peu à peu le contrôle total de son corps.

– Bon, bon, bon… voici tout ce qui lui vint à l’esprit pour exprimer sa satisfaction.


Le Capitaine plia les genoux, prit appui sur le sol et, avec une souplesse rigide n’appartenant qu’à lui-même, se mit debout. Il leva les bras au ciel et s’étira encore une fois de tout son long. Cette fois-ci, c’est son dos qui craqua.

– Ouch, aïe, ooohh… voici tout ce qui lui vint à l’esprit pour exprimer sa renaissance.


Il attendit patiemment, au moins quatre bonnes secondes, dans le silence et le noir, avant de reprendre la parole :

– Ça y est, je crois que tout est à sa place. Êtes-vous toujours là ? Tiens, on dirait que ce satané bourricot ne court plus. Suis-je resté endormi longtemps ? À quoi était-ce dû, d’ailleurs ? Il s’agit là de magie, hein ? Suis-je votre prisonnier ? Suis-je enfermé et perdu à jamais dans les ténèbres ? Bon, allez-y, dites-moi tout, parlez !


De façon inaudible pour le Capitaine – je rappelle que la télépathie se fait sans bruit –, la Générale s’adressa à la Commandante :

<< – Il est vrai que, contrairement à nous, il ne voit rien. Je te laisse arranger cela. Explique-lui aussi que nous ne le détenons pas. Pour ma part, je vous attends, conduis-le moi rapidement, qu’il puisse enfin me rencontrer. >>


La Commandante, après avoir reçu les instructions de la Générale, prit alors la parole :

– Je suis bien évidemment toujours là, Capitaine.

– Et bien évidemment, j’ai comme l’impression que vous êtes toujours toute seule, Commandante. Qu’en est-il de votre cheval, âne, ou de ce truc à quatre pattes qui gambadait débilement autour de moi ? A-t-il magiquement disparu ? Je ne l’entends plus.

– Disons que vous allez bientôt faire sa connaissance.

– D’un canasson ? Oh bah alors là, vous ne mesurez pas mon impatience ! Et votre étrange Générale fantomatique, ne devais-je pas la rencontrer ?

– Vous allez d’ici peu tout comprendre. Arrêtez de vous poser tant de questions, vous en devenez exaspérant. Suivez le mouvement, et contentez-vous de me suivre.

– Je ne suis pas de ceux qui marchent derrière ! Je reste toujours à l’avant, tel un guide !

– Oui, je me rappelle, vous étiez le premier à vous lancer à l’abordage, ironisa-t-elle.

– Je ne m’étendrai pas sur le fait qu’un guide doit savoir s’effacer, rayonner à distance, pour laisser une part de gloire et d’honneur à ses hommes, dit-il sans croire une seule de ses paroles.

– Non, ne vous répandez pas, vous en tomberiez bien bas.

– Pensez-en ce que vous voulez. Je crois, moi, pouvoir dire que vous étiez totalement absente lors de notre arrivée, prit-il plaisir à lui rappeler.

– Je n’en avais nullement le besoin, se défendit-elle.

– Pour sûr ! La pauvre petite chatte, que vous êtes, a eu peur de la grosse bagarre. Miaouuu, j’ai préféré rester cachée dans ma cale, l’imita-t-il.

– Une quoi ? Une bagarre ? Et une grosse ? Laissez-moi rire, je n’allais tout de même pas me déplacer pour une si petite querelle. Vous savez, je me suis sentie bien fatiguée rien qu’à observer à distance ce simulacre d’abordage. N’imitez plus le chat !

– Si vos femmes avaient eu le courage de se battre, vous auriez pu avoir le droit à un peu d’action. Mais non, ces dames ont préféré se contenter de danser et de fuir ! Miaou, miaou.

– Vous pouvez les en remercier, sans cela il y aurait eu des pertes chez vos hommes. Cessez, je n’aime pas les chats !

– Ne dois-je pas plutôt rendre grâce leur guide suprême ? Qui les a guidées, depuis sa sombre cale, où elle s’était cachée, terrée, blottie. Oui, je parle de vous, c’est vous leur guide. Alors à vous écouter, merci d’avoir préservé mon équipage, petite chatte.

– Vous me flattez, je n’aurais jamais eu la prétention de me qualifier de guide. Vous m’égratignez, avec votre "petite chatte", oubliez définitivement cette appellation, et vite.

– "Commandante en sécurité arrivant après que tout danger soit écarté", vous correspondrait-il mieux ? se ravit-il à répondre.

– Bien trop long. Hum… plus modestement, voyez-vous, je me verrais plus comme une divinité, s’amusa-t-elle à répliquer.

– Rien que ça ! Laissez-moi rire à mon tour, petite…


Un raclement de gorge rageur le fit s’interrompre. Satisfaite, elle enchaîna comme si de rien :

– Un jour, vous vous inclinerez devant moi, promit-elle, convaincue de ses paroles.

– La seule raison de m’agenouiller devant vous, serait pour vous…

– Oui, oui… soit ! Je vous vois venir, je sais ce que vous êtes prêt à faire en cas de disette, s’empressa-t-elle de l’arrêter, ne voulant surtout pas en entendre plus.

– Je disais disette mais…

– N’en dites pas plus ! Revenons-en à notre mission : la Générale m’a demandé de promptement vous conduire à elle.

– D’accord, d’accord, comme vous le voulez, regretta-t-il.

– Voilà, très bien, faisons comme je le veux, le félicita-t-elle.

– Moui, allez, illuminez donc un peu la pièce que je vous suive.


Devant si peu de résistance, la Commandante resta immobile.


– Bon, on se bouge ou on reste plantés là ? Vous venez de me dire que vous aviez des ordres, allez, hop, hop, hop !

– Vous me sidérez. Vous en faites des tonnes, vous êtes un guide, vous allez de l’avant, vous ne marchez jamais derrière, et là, tout simplement, naturellement, comme ça, sans vous rebiffez, vous me sortez un « je vous suis ». Vous êtes incroyable !

– C’est à dire qu’en fait, je ne connais pas le chemin, énonça-t-il le plus évidemment du monde.

– Je vous propose donc à nouveau de me suivre.

– J’accepte volontiers, mais ne vous y méprenez pas, c’est exceptionnel.

– Aucun risque que je ne me méprenne, fut tout ce qui lui vint à l’esprit pour exprimer son désarroi.


Désarroi ? Ça veut dire que l’Capitaine l’a scotchée ! Elle n’a plus rien à dire.

Comment ça l’Capitaine aurait pu la suivre avant pour, enfin, rencontrer l’incroyable Générale ? Bah non, et bah non ! Ils ont envie de discuter, alors ils discutent ! Non mais.

Comment ça ils discutent pour ne rien dire et ça n’fait pas avancer l’histoire ? Voilà, ah bah voilà, on y est ! Vous, les jeunes, vous n’savez même plus prend’e le temps d’discuter ! Faut qu’tout aille vite et à deux cents à l’heure !

La morale, mes p’tits pirates, c’est qu’dans la vie, y’a pas l’feu, faut savoir prend’e son temps. Prenez vot’e temps !

Quoiqu’des fois, un p’tit coup rapide… Quoi ? Non, rien, ça c’était d’trop, c’était gratuit, c’est juste parce que j’ai toujours l’esprit mal tourné… Non, il n’y aura pas d’explication, pas la peine d’insister !


– Et donc, où allons-nous ? Où est l’insaisissable Générale ? demanda le Capitaine.

– La Générale est venue, vous a vu et elle est repartie. Elle vous attend officiellement dans son… haras, dit-elle dans un demi-sourire, heureuse de l’image trouvée.

– Quoi ? Son haras ?! Elle vit avec les chevaux ? À moins qu’elle ne cherche un étalon ? déclara-t-il d’abord agacé par sa propre incompréhension puis, dans un demi-sourire, heureux du symbole trouvé.

<< – Incorrigible >>, soupira-t-elle.

– N’aurait-elle pas pu patienter ici ? À moins bien-sûr que je me sois endormi durant des jours entiers ! s’énerva-t-il en se rappelant qu’il avait été victime d’un sortilège, ou de quelque chose dont il ne comprenait pas la nature.

– Votre sommeil n’a été que de courte durée. Calmez-vous, je sens en vous qu’une pointe de tension commence à venir.

– De la tension, elle est bien bonne celle-là ! Voyez-vous, je me sens un peu paumé, car depuis bien trop longtemps, je ne sais plus ce qui se passe, et je ne sais pas ce qui m’attend. Alors, je ne me calmerai, et pour votre information je ne suis pas encore si énervé, que lorsque tout ce sera éclairci ; et le plus vite sera le mieux ! Et je dis aussi ça dans votre intérêt, car mes hommes vont s’inquiéter et risquent de débarquer ici, à tout moment !

– Relativisons, aussi long que cela ait pu vous paraître, tout n’a finalement duré que le temps d’une descente. Vos hommes sont toujours là haut, pour eux tout va pour le mieux, vous n’êtes pas l’objet de leur attention.

– Oui, bon, peut-être. Le contraire m’aurait étonné, ils doivent être accaparés… très, trop… par vos maudites femmes !


Puis, baragouinant pour lui-même :

<< – Je vais les reprendre en main, ces nigauds vont m’entendre quand je vais remonter. Je vais leur apprendre le sens des priorités ! Enfin, si d’ici là je ne suis pas mort de vieillesse… >>

– Ils n’ont aucune raison d’être préoccupés, vous n’êtes en rien captif.

– Captif de mon aveuglement en tout cas ! Ne serait-ce d’ailleurs pas plus aisé que l’on puisse se voir pour converser ? – Oui, ils sont toujours dans le noir ! Je vous rappelle que je ne vois rien ! RIEN ! Et je crois que ça fait au moins vingt fois que je vous le dis ! Et ça, ça commence aussi sérieusement à me déplaire !

– Voilà que mon pauvre petit bout de chou recommence à avoir peur du noir. Oh, mon pauvre petit bout de chou, répéta-t-elle toute amusée.

– Je vais vous en foutre des putains de "petits bouts de choux", moi !

– Savez-vous que, d’après des études très sérieuses, énoncer tout haut des grossièretés procure un certain soulagement ? Mais par contre, ce n’est pas un signe de grande intelligence, se délecta-t-elle à lui dire.

– Oh, oh, oh, c’est que ma petite chatte, miaou, miaou, fait sa maline. Vous ai-je déjà dit que les grossièretés, c’est comme les pets ?

– Toujours dans la finesse. Je ne veux même pas savoir !

– Soyez rassurée, pour l’instant vous m’entendez, mais ne me poussez pas trop, sinon vous allez me sentir, se délecta-t-il à lui dire.

– Ne me faîtes jamais ça ! menaça-t-elle, écœurée qu’une telle chose puisse se produire.

– S’il le faut, j’en serais capable !

– Cela serait répugnant !

– Ça serait naturel !

– Vous êtes immonde !

– Et vous, bien trop précieuse !

– Et dire que j’ai employé le verbe "plaire", vous concernant !

– J’ai usé de l’adjectif "charmante", et je le garde… mais j’ajoute "chiante" !

– Puisque je suis chiante, nous allons rester dans le noir. Moi, je suis à mon aise. Et tac !

– Madame la menteuse va bientôt me dire qu’elle voit très bien sans lumière ?

– Je vois en effet parfaitement bien dans le noir. Et oui, c’est un de nos dons, monsieur le "je n’ai pas l’esprit ouvert".

– Un de vos dons... je mentirais en disant que j’ai hâte de voir les autres.

– Enlevez la "chiante", et j’allumerai !

– N’allumez pas, et je ferai la statue. Statue ! déclara-t-il en se figeant tel un enfant capricieux.

<< – Assez ! MAIS ASSEZ ! Commandante, Capitaine : BOUGEZ-VOUS ! >>

Furieuse de leurs enfantillages, la voix forte de la Générale résonna dans leurs têtes pour les rappeler à l’ordre.


– Euh, mais qu’est-ce-que… s’interloqua le Capitaine, stupéfait d’entendre cette voix éclater au sein de son propre crane.

– Chut, il est grand temps d’aller rencontrer la Générale.

– Allons-y, oui… allons-y, je vous suis, ne trouva-t-il rien d’autre à dire.

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