L'Enfant et la Plante

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 Le vent souffle sur les décombres d'une ville morte et poussiéreuse. On peut entendre au loin le bourdonnement des combats qui, inlassablement, se poursuivent en dévastant tout sur leur passage. Les ruines encore fumantes des bâtiments alentours dégagent une odeur de bitume et de béton chaud qui empeste l'atmosphère. Les plantes sont pour la plupart carbonisées ou ont été écrasées par les véhicules militaires. Des cadavres jonchent le sol de tout côtés. Tout semble mort à des kilomètres à la ronde. Tout? Pas si sûr… Un tas de débris au milieu de la rue vient imperceptiblement de bouger. Quelques morceaux de ferraille et de gravats tombent sur le côté et une petite main émerge. Un enfant, au visage plein de crasse et d'égratignures, apparait lentement. Les jambes et les bras tremblants, il se redresse avec peine, puis regarde autour de lui d'un air perdu et apeuré. Le son d’une explosion plus ou moins proche lui fait tourner la tête, puis il se met à courir dans la direction opposée, comme une fourmi fuirait face au danger. Il court, ne se retourne pas. Les façades délabrées des bâtiments défilent devant lui. Il ne sait pas où il va. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il s'éloigne des explosions. L'espace de quelques instants, il s'arrête. Il ferme les yeux un moment, comme si, quand il allait les rouvrir, tout cela ne serait qu'un mauvais songe. Hélas, non... Il reprend sa course, tourne à gauche, passe le coin d'un immeuble, saute par dessus une barrière... Plus loin. Toujours plus loin... Tant que ses jambes peuvent le soutenir, il continue, porté par une force intérieure implacable qui le pousse à sauver sa vie à tout prix. Au détour d'une ruelle, son pied gauche heurte un morceau de bitume et il s'étale de tout son long, les mains en avant.

 Il relève la tête, la secoue pour reprendre ses esprits. Devant lui, à quelques centimètres à peine, il remarque une petite pousse verte qui perce courageusement les craquelures du béton. Malgré les larmes qui menacent de lui rouler sur les joues, un sourire d’émerveillement se dessine sur son visage. Il passe ses mains sales sur ses yeux, étalant un peu plus la suie et la poussière sur ses pommettes. Il regarde autour de lui, se lève, et va dégager quelques débris. Il déniche le casque d’un soldat, sûrement mort depuis peu, au vu du sang encore poisseux dont il est orné. Puis il se met à le remplir de terre. Le petit garçon retourne ensuite vers la plante et la déracine avec une très grande précaution, presque avec amour. Il lui marmonne quelque chose d’un ton apaisant et replante la pousse à l’intérieur du casque, avec la même attention. Après un rapide coup d’oeil autour de lui, il remarque une canalisation à moitié arrachée d’un bâtiment, qui recrache un mince filet d’eau. Il s’en approche et donne quelques gouttes à sa nouvelle amie. Puis il se met dessous pour boire lui aussi. Il en profite pour se débarbouiller. Soudain, une nouvelle explosion retentit, plus proche que la dernière, faisant trembler le sol. L’enfant s’empare en vitesse de la plante et reprend sa course effrénée.

 Il ne sait pas dans quelle direction il court. Surtout, loin des bombardements. Toujours aucune âme qui vive. Des cadavres désarticulés ou démembrés partout où il pose les yeux. Il prend une petite ruelle, une autre… Au loin, le bruit des machines, du métal, du feu… Et de la mort. Une ancienne place de jeux. Des balançoires détruites… Des corps d’enfants… Encore une ruelle étroite. Il lui semble voir un des grands axes de la cité au bout. Il sait que c’est dangereux de passer par là, mais il pourra peut-être se repérer s’il reconnait le quartier. Il s’arrête pour reprendre son souffle et observer la situation. La plante va bien, elle semble même avoir repris un peu de vie. Il regarde à gauche, rien. À droite… Oui! Le square où il allait se promener avec sa mère et son père. Son coeur se serre en le voyant. Les larmes recommencent à monter, mais il se retient. Il jette à nouveau un regard à la plante, puis semble plus déterminé que jamais. Il se lance.

 Si ses souvenirs sont bons, une fois le square passé, il devrait pouvoir suivre à nouveau les ruelles jusqu’à la sortie de la ville. Il court aussi vite qu’il le peut. Il passe le bac à sable, le kiosque à musique… Non! Des soldats en combinaison de combat et armés jusqu’aux dents bloquent la sortie. Il se jette derrière les restes d’une ancienne statue. Elle représentait un bienfaiteur idéaliste, le bras en avant et le doigt pointé vers le ciel. Il croyait en l’homme et sa capacité de se projeter vers l’avenir. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un amas de plâtre et de métal, le bras et le haut du corps complètement fondus par la chaleur d’une arme thermo-magma. Ne plus faire de bruit. Devenir invisible, devenir inaudible… Les soldats discutent entre eux de la meilleure façon d’égorger les rebelles et de violer leurs femmes, tout en riant grassement. L’un d’eux ramasse quelque chose sur le sol. Il le montre à ses camarades en rigolant: c’est la tête tranchée d’un homme. Il la jette en l’air et tente de la viser avec son arme. Une rafale de trois coups déchiquète la tête qui retombe en masse informe de chair et d’os. Le petit garçon essaye de ne pas écouter et se focalise sur sa survie. Comment faire pour sortir de sa cachette sans se faire repérer? S’il tente une sortie, il a toutes les chances de finir comme cette tête… Il lui faut une diversion. Ou alors profiter d’un moment d’inattention des soldats? Ils ont l’air occupés à rire de leur boucherie, serait-ce le bon moment? Je dois tenter le tout pour le tout! Il sort lentement de sa cachette, le plus silencieusement possible, sa précieuse plante toujours sous le bras. Un pas… Deux… Cinq… Les soldats semblent toujours en train de se gausser. Dix… Onze pas… Une arme est faite pour tuer, montrer sa supériorité par la force, l’agression… A quel moment l’homme avait tant dérapé qu’il en était réduit à ça? Quinze… Vingt… Son pied fait crisser un bout de tôle. L’un des soldats, un peu en retrait, le remarque.
  - Hé! Les gars! Un rebelle!
 Tous se retournent et braquent l’enfant dans un cliquetis de blasters-mitrailleurs.
 - Bouge plus, gamin, ou t’es mort!
 Il est terrorisé.
 - Retourne-toi! Lentement!
 Il s’exécute en tentant de cacher la plante dans son dos. Un des soldats remet son arme en bandoulière et s’approche de lui.
 - Qu’est-ce que tu caches, petit? Fais-voir!
 Malgré la peur aux tripes, il continue de garder la plante derrière son dos. Il soutient le regard du soldat et lui répond:
 - Non! C’est… C’est la vie! Vous, vous ne faites qu’apporter la mort!
 - Arrête de déconner, gamin. Passe-moi ça!
 Alors que le soldat s’approche pour arracher la plante à l’enfant, un petit objet rond venant du ciel vient tomber près du camion où se tient le reste de la troupe, juste au pied d’un des hommes. Celui-ci baisse le regard.
 - Grenade! À terre! L’explosion tue trois militaires sur le coup puis projette l’enfant et le soldat quelques mètres plus loin. Des cris et des coups de feu proviennent de l’autre bout de la rue. Une troupe de rebelles déboule en tirant sur les militaires. La bataille commence. L’enfant est coincé sous le corps inerte du soldat qui voulait lui prendre sa précieuse pousse. Il fait rouler le cadavre sur le côté et se dégage tant bien que mal. Alors que les tirs fusent de tous côtés, il cherche sa plante du regard. Ouf! Elle n’est qu’à quelques mètres! Un tir de blaster-mitrailleur tombe juste à ses pieds, faisant voler des éclats de bitume et créant un petit nuage de poussière. Il saute sur la gauche, s’empare de la plante et court jusqu’à la ruelle la plus proche. Il jette un regard en arrière pour être sûr de ne pas être suivi, et reprend sa course effrénée dans la mégapole.

 Cela fait maintenant des heures qu’il avance inlassablement au milieu du gris et du béton. Il ne sait plus du tout où il se trouve, complètement perdu. Il tente tout de même de garder une direction en se fiant au Soleil. La Cité, immense pieuvre tentaculaire, recouvre presque entièrement le continent. Les hommes, dans leur débauche, avaient continué de construire jusqu’à étouffer la terre. Ils s’étaient multipliés comme des insectes et l’inévitable était arrivé: la guerre globale. Les dirigeants étaient tous morts et ne restait plus qu’une anarchie sanguinaire et dévastatrice. Les rares survivants étaient devenus de véritables bêtes, féroces, assoiffées de violence.

 Alors que l’enfant arpente les ruines d’un quartier autrefois riche et resplendissant, le Soleil commence à se faire bas sur l’horizon. Il regarde sa plante, toujours vaillante malgré les difficultés.
 - Il est temps de trouver un endroit où dormir, tu ne crois pas?
 Au détour d’une rue, il remarque un bâtiment dont le haut à été pulvérisé. Le premier étage semble encore tenir debout sauf un endroit effondré qui laisse entrer quelques rayons solaires. Il se glisse à l’intérieur par une fissure. L’endroit ressemble à un grand hall d'une ancienne banque. De vieux comptoirs de réception en bois jonchent le sol autrefois parfaitement carrelé. Il repère un endroit moins touché que les autres et s’installe pour passer la nuit. Il retourne un des bureaux pour s’en faire un abri, cale le casque de soldat contenant la plante, et s’allonge en dessous. Le silence de la nuit a quelque chose d’effrayant, mais il parvient quand même à s’endormir…

 Il vole. La lumière qui l’entoure est presque aveuglante, mais il se sent bien. Les nuages l’empêchent de voir devant lui. Il prend de la vitesse et tente un piqué. Il pense pouvoir redresser avant d’arriver à la limite des nuages, mais une force le retient et l’empêche de se contrôler. Le voilà maintenant en train de chuter, et incapable de freiner sa descente. Les nuages se grisent à mesure qu’il avance dans la masse cotonneuse. Il regarde autour de lui et remarque des obus noirs, menaçants, filant à toute vitesse avec lui. Le sifflement du vent se fait de plus en plus insistant, jusqu’a devenir omniprésent. D’un coup, les nuages s’écartent et laissent la place à une terre dévastée. Il tombent de plus en plus vite. Tout, en bas, n’est que fumée et ruines. L’impact au sol semble inévitable. Mais, alors que la fin approche, l’enfant puise dans ses dernières ressources, ferme les yeux et pousse un cri:
 - STOP!
 Il devrait être mort à présent, écrasé sous son propre poids. Pourtant, il ne ressent aucun choc. Timidement, il rouvre les yeux, et s’aperçoit qu’il est en lévitation à quelques mètres du sol, toujours encerclé des bombes. C’est… Un rêve? Je peux contrôler mes rêves? Il lève les bras en direction des bombes et elles se démantèlent toutes sous ses yeux, pour retomber en boulons et en ferraille au sol. Doucement, il descend sur le sol, lui aussi. D’un geste de la main, il balaye devant lui, et les ruines des immeubles se désagrègent tout autour. La fumée nauséabonde se dissipe complètement et laisse le ciel dégagé. Au loin, il aperçoit la jeune plante, en terre. Il s’en approche en lévitant. Une voix intérieure s’impose à lui.
Je suis désolée, mais à ton réveil, tu mourras.
 - Que… Comment ça? Mais… Je ne veux pas mourir!
Ne t’inquiète pas. Votre destin est de finir ainsi. L’homme ne survivra pas à cette guerre.
 - Mais tout le monde n’est pas comme ça! Je veux vous sauver!
Il est trop tard. Vous avez étés bien trop loin. Et nous n’avons pas besoin d’être sauvés.
 - Alors quoi?.. C’est... la fin?
Pour vous, oui.
 Le ciel se couvre d’un voile noir impénétrable. La terre autour de la plante se met à trembler et d’énormes racines se jettent sur l’enfant et l’enserrent.
 - Lâche-moi! Qu’est-ce que tu fais?
J’atténue ta douleur. Aie confiance. Viens avec moi.
 Il se fait entraîner dans le sol par les racines qui le tiennent fermement. Alors qu’il ne reste plus que sa tête hors de terre, il demande, étrangement calme:
 - Et maintenant?
L’univers continuera sa route vers l’infini, nous ne sommes qu’un infime maillon dans sa lente marche. Un jour, peut-être, toi et moi ne formeront plus qu’un. Nous serons l’évolution… À bientôt, petit homme.
 Les racines finissent d’entraîner l’enfant sous terre. Tout devient noir. Il ne voit plus rien. Simplement le néant. Il essaye de bouger ses bras. Il ne ressent plus de douleur. Plus de tristesse. Juste une sensation de bien-être qui l’envahit. Il sent qu’il peut bouger les bras, il lui semble qu’ils sont devant ses yeux, mais il ne distingue rien. Alors il décide de se coucher et de s’endormir en attendant. Recroquevillé, il s’endort paisiblement dans un sommeil empli de songes étranges.

 Dans la vieille banque en ruines, un contingent de soldats se réfugie pour la nuit. Un des éclaireurs appelle son supérieur.
 - Venez voir! J’ai trouvé un truc bizarre, chef!
 Un homme au visage balafré s’approche. Le soldat fait un pas sur le côté. Sous un ancien bureau, une petite plante a enfoncé ses racines dans la terre, faisant exploser le casque de soldat qui lui servait de pot. À ses côtés, le corps d’un petit garçon, étalé sur le ventre. Le soldat le retourne du pied pour voir son visage, mais le corps de l’enfant s’était transformé en écorce…

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