Chapitre 22 Bâtir le futur - Partie 1

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– Qu'est-ce que ça veut dire, souffla Jacob.

– Que s'est-il passé, s’inquiéta Tabatha.

– Sin fo expliquez-vous, exigea l’un des voyageurs.

 Le cerveau de Sin fo tournait au ralenti. Elle n'arrivait pas à croire ce qu'elle avait sous les yeux. Elle bafouilla :

– Il n'y a... Il n'y a rien !

– Ça je le vois qu'il n'y a rien, s'emporta Wayne. Ce que je vous demande, c'est pourquoi il n'y a rien ! Où est-il ce village imprenable ?

– Je... Il était là, dit-elle sans quitter le lac des yeux. Il devrait être là, insista-t-elle en tendant la main devant elle.

 Sin fo était complètement perdue. Des larmes lui montèrent aux yeux, et elle ouvrit plusieurs fois la bouche sans qu'aucun son n'en sorte. Wayne était hors de lui. Tout en parlant, il s'avança vers Sin fo en la pointant du doigt.

– Vous nous avez menti ! Vous aviez promis de nous mener dans un endroit sûr, et vous n'avez fait que nous mettre en danger ! Mais répondez-moi quand je vous parle !

 Il avait sèchement posé ses mains sur les épaules de Sin fo pour qu'elle le regarde en face, mais Hank lui saisit le poignet et lui tira le bras en arrière.

– Restez correct mon vieux, si vous ne voulez pas avoir affaire à moi.

 Wayne hésita une seconde avant de retirer sa main de l'épaule de Sin fo. Soudain la jeune femme le repoussa violemment et partit en courant le long des berges. Hank fit mine de la suivre, mais Jacob le retint.

– Elle a besoin d'être seule. Laissez-lui un peu de temps, d'autant que nous avons un autre problème à régler dans l'immédiat, ajouta-t-il avec un mouvement de tête.

 En effet, presque tous les habitants de Cosrock se mirent à parler en même temps, produisant ainsi un vacarme assourdissant à travers lequel Hank fut bien incapable de comprendre un seul mot.

 Sin fo courut à travers les hautes herbes le long des rives du lac. Elle entendait au loin les cris de ses compagnons, mais elle n'y prêta pas attention. Il fallait qu'elle sache. Tout en avançant, elle ne cessait de tourner la tête vers sa droite, en direction du centre du lac, mais la brume était maintenant complètement levée, et il n'y avait toujours pas trace de Ts'ing Tao.

 Néanmoins, elle refusait de se rendre à l'évidence. Elle continua de courir jusqu'à ce qu'elle pensait être l'emplacement de la ferme de Krabs, l'oncle de Reg'liss. Elle traversa un bosquet et déboucha sur une plage sablonneuse. Il n'y avait rien d'autre que des arbres aux feuilles brunies, des herbes hautes et des joncs dans l'eau. Elle ne baissa pas les bras pour autant. Elle secoua la tête pour dissiper sa fatigue et reprit ses recherches. Elle parcourut encore un bon kilomètre, revint sur ses pas, repartit, son allure diminuant en même temps que ses espoirs.

 Après plusieurs heures de marche, elle s'arrêta et évalua sa position par rapport à la montagne, au nord. Elle n'était venue que deux ou trois fois à la ferme de Krabs, et cela remontait à près de quinze ans, mais elle était sure de ne pas se tromper de région. Finalement, la réalité lui apparut dans son effroyable simplicité. Krabs n'habitait pas là, pas plus que sa famille, ou que n'importe qui sur Ts'ing Tao. Personne n'avait jamais vécu là, ou du moins pas encore. Sin fo n'avait plus la force de bouger. Elle s'assit dans l'herbe, passa ses bras autour de ses jambes, enfouit sa tête dans ses genoux, et elle pleura.

 Elle pleurait encore lorsque Hank la rejoignit une demi-heure plus tard.

– Sin fo, enfin je te retrouve, dit-il avec une voix soulagée. Est-ce que ça va ?

– Non, ça ne va pas.

– Excuse-moi, c'était une question idiote. Je peux m’asseoir avec toi ?

 Comme elle ne lui répondit pas, il s'assit à ses côtés sans dire un mot, la prit dans ses bras, et la laissa pleurer sur son épaule sans lui poser d'autres questions. Au bout d'un moment, les sanglots s'espacèrent, et Sin fo accepta enfin de parler à Hank.

– Il n'y a personne, Hank, personne.

– Je sais.

– Tous, ils ont tous disparu. Ma famille, mes amis, tout le monde. Sais-tu où nous sommes ?

– Bien sûr, répondit-il en déposant un baiser dans ses cheveux, nous sommes sur ton île.

– Non, je veux dire, où nous sommes précisément, toi et moi.

 Hank regarda autour de lui et répondit :

– Je l'ignore.

– C'est ici que vivait Reg'liss, avec son oncle. J'aimais beaucoup son oncle, c'était quelqu'un de bien. Cet homme a toujours travaillé d’arrache-pied, année après année, pour obtenir de la terre de quoi les nourrir, lui et son neveu. Et regarde ! Tout a disparu, il n'y a même plus trace de son passage !

– En fait, il n'y a pas encore trace de son passage, rectifia Hank.

– Crois-tu réellement que je vienne d'une autre époque, demanda Sin fo en cherchant ses mots.

– Avant de te connaître, je ne croyais pas possible qu'un mur sorte du sol en quelques secondes ou que deux îles séparées depuis des millénaires soient subitement reliées. Souviens-toi tout ce que nous avons vécu. Nous avons voyagé à travers différents mondes. Nous avons rencontré des hommes volants et des morts qui vivent. Depuis que je te connais, plus rien ne m'étonne vraiment.

– Donc, nous sommes en 2429 ?

– Comme je te l'avais dit, oui...

– Et je ne naîtrai que dans quatre cent ans... C'est assez perturbant comme idée.

– J'imagine.

– Toutes les personnes que je connaissais... Aucune d'entre elles ne viendra au monde avant des siècles.

– Je suis désolé.

– Je crois qu'au fond de moi, je le savais. Depuis ce jour où nous avons enterré ce corps à Zivatanerae, je sentais au fond de moi que tu disais la vérité. Je voulais m'accrocher à mes illusions, mais en réalité, je me suis résignée depuis longtemps.

 Après un instant de silence, Sin fo reprit :

– Reg'liss...

 Hank avait redouté ce moment. Il retint son souffle en attendant que Sin fo continue sa phrase.

– Il n'est jamais revenu ici, n'est-ce pas ?

– C'est un long voyage, peut-être n'avait-il pas envie de le faire seul.

– Je crois qu'il est mort.

 Elle avait dit cela avec un tel calme, une telle certitude, que Hank fut ébranlé et resta un moment silencieux avant de répondre :

– Il a pu s'installer quelque part, recommencer sa vie.

– Non, il n'est plus temps de se bercer d'illusions. Il est mort, j'en suis sure.

 Sin fo ne dit rien pendant deux minutes, puis elle s'essuya lentement le visage d'un revers de manche, se détacha de l'étreinte de Hank et lui dit en le regardant dans les yeux :

– Je suis désolée de t'avoir causé tant de soucis. J'ai fini de pleurer sur mon passé, il faut aller de l'avant désormais. Rejoignons les autres, j'ai aussi des excuses à leur faire.

– Prépare-toi au pire, on ne peut pas dire que ta côte de popularité soit au plus haut.

– J'ai l'habitude de gérer les conflits. Après tout, cela fait plusieurs mois que je supporte Tabatha, rappela la jeune femme avec un petit sourire.

 Ils retrouvèrent facilement leurs amis, car ceux-ci avaient installé un campement à l'endroit même où ils les avaient laissés. Lorsqu'ils arrivèrent, la discussion était animée autour du feu. Sin fo signala sa présence en se raclant la gorge. Toutes les têtes se tournèrent dans sa direction, et pendant un instant tout le monde se tut. Le répit fut de courte durée, car très vite des reproches fusèrent de toutes parts à l'encontre de Sin fo. La jeune femme leva les mains et fit signe aux gens de se calmer, mais sans succès.

– S'il vous plaît, écoutez-moi. Je vais vous expliquer. Calmez-vous...

– Silence, hurla Hank.

 Plus un bruit ne se fit entendre, hormis les pleurs de Nathan, qui avait été effrayé par le cri de Hank.

– Ma femme essaie de vous parler, alors écoutez-la !

– Merci Hank. Mes amis, je suis consciente que vous devez vous poser des questions. Vous vous dites sûrement que j'ai manqué à ma parole, que je vous ai trahis. Je n'en ai jamais eu l'intention. Je vais vous expliquer ce qu'il s'est passé, mais je vous demande de m'écouter jusqu'au bout sans m'interrompre. J'avais promis de vous mener sur mon île natale, je l'ai fait. C'est ici que je suis née, ou plutôt que je naîtrai. En fait, je ne verrai pas le jour avant 2899.

 Pas un membre du groupe ne réagit. Ce n'était pas par respect pour Sin fo, mais simplement parce qu'ils ne savaient pas quoi répondre à une affirmation aussi absurde. Sin fo en était consciente et c'est pourquoi elle enchaîna rapidement :

– Je sais ce que vous vous dites, et je me le suis dit moi aussi, mais je ne suis pas folle. J'avais un ami autrefois dont les pouvoirs magiques n'étaient pas bien définis. Un jour, nous nous sommes affrontés lors d'un tournoi, et il a lancé contre moi une attaque magique qui s'est également retournée contre lui. Nous nous sommes instantanément retrouvés à l'autre bout du royaume. Je suis donc sûre qu'il nous a transportés dans l'espace, et je pense que nous avons par la même occasion remonté le temps. Mon passé est donc votre futur, conclut-elle en traçant une ligne imaginaire entre ses deux index, et c'est pour cela que ma ville n'est pas encore là ou elle le devrait.

– C'est un bien joli conte, répliqua Debbi, mais concrètement, que fait-on maintenant ? Nos réserves de nourriture sont presque épuisées, et on est à un mois de marche de la première ville habitée.

– J'y ai songé, et voilà ce que je vous propose. Nous allons nous-mêmes fonder Ts'ing Tao.

 Indesit eut un petit rire aigu. Tout le monde la regarda, ce qui la mit mal à l'aise, si bien qu'elle eut du mal à articuler lorsqu'elle objecta :

– Construire une ville ? À quoi bon ? Le royaume est à feu et à sang, et vous proposez de fonder votre petite communauté ?

– C'est justement dans ces périodes de troubles que cela a le plus d'importance. Il faut rester unis contre l'ennemi commun.

– Une ville est une mauvaise idée. Tout le monde sait que c'est là que les djaevels attaquent en priorité.

– Vous êtes pourtant bien restée deux ans à Cosrock avec votre mère, intervint Hank.

 En entendant Hank s'adresser directement à elle, Indesit eut le visage qui s'empourpra, et elle fut incapable de lui répondre.

– Selon moi, la ville est la meilleure solution, reprit Sin fo. Nous serons à l'abri sur cette île, car personne ne sait que nous sommes ici. Pourquoi les djaevels lanceraient-ils une attaque sur une île qu'ils croient vierge et inhabitée ?

 La jeune femme vit sur le visage de ses compagnons que cet argument avait fait mouche. Elle continua donc en pointant son doigt vers le sud :

– De plus, nous n'en avons croisé aucun entre ici et Cosrock. C'est peut-être dû à la chance, mais je crois surtout qu'il n'y a pas, ou peu, de djaevels dans la région. C'est pour cette raison que nous devons rester ici, et la question de la ville tombe sous le sens. Si nous demeurons ici, nous n'allons décemment pas camper toute notre vie. C'est à vous de décider ce que vous souhaitez faire de vos vies, mais moi je reste, et toute compagnie sera la bienvenue.

– De quoi vivra-t-on, s’inquiéta Selina.

– De la chasse, de la pêche, et nous avons suffisamment d'eau à disposition pour être sûrs de ne jamais mourir de soif, dit Sin fo en désignant le lac derrière elle. Il nous reste des sacs de céréales que nous pourrons semer et cultiver. Nous ferons ici ce que nous avons toujours fait ailleurs, prendre possession de ces terres et nous en servir à notre convenance. Je sais qu'il est possible de vivre ici, je l'ai déjà fait. Bien sûr, les débuts seront difficiles, mais sur le long terme, je sais que nous pourrons vivre paisiblement ici.

 Sin fo jeta un regard à ses amis afin d’appréhender leurs réactions. Hank pinça les lèvres et inclina légèrement la tête en signe de soutien. Jacob affichait son habituelle impassibilité, avec peut-être un froncement fugitif. Tabatha s’était lancée dans une discussion enthousiaste à voix basse avec son ami Maxou. Avant de laisser les adultes débattre à leur tour, Sin fo se frotta les yeux du pouce et de l’index et conclut :

– Il se fait tard, et j'ai eu une journée éprouvante. Nous commencerons à nous installer comme il faut dès demain, mais pour ce soir, il nous faut un abri correct. Je m'occupe de cela.

 Sin fo s'éloigna un peu du groupe, s'agenouilla et fit sortir du sol une hutte de pierre suffisamment grande pour les accueillir tous. Elle revint vers eux en se frottant les mains sur les hanches et leur dit :

– Désolée, je ne pourrai pas faire mieux aujourd'hui, je n'en ai plus la force.

 Personne ne trouva à redire, car ils étaient trop heureux d'avoir un toit au dessus de leurs têtes pour affronter la nuit froide. Sin fo attrapa son sac, embrassa Hank et partit se coucher alors que les soleils étaient encore hauts dans le ciel. Les autres restèrent encore plusieurs heures à discuter autour du feu avant de la rejoindre.

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