Attention, espèce en voie de disparition

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Les plantes chantaient sous un soleil cramoisi, les derniers habitants de la forêt revenaient à leur tronc d'arbre. Une journée se terminait, et pour d'autres, elle commençait. Les grillons, lucioles et grenouilles se préparaient vigoureusement pour leurs sorties nocturnes, ils devraient reprendre la chanson des plantes, la prolonger jusqu'au lendemain. Tel était le cycle de la forêt.

Ainsi ils chantaient, hurlaient avec leurs tonalités suaves et sauvages. La lune caressait les feuilles des vieux chênes et se plongeait dans les étangs éparpillés dans la forêt. Les chanteurs nocturnes ne manquaient jamais ce moment, ils prenaient la relève et préservaient ce qu'ils avaient de plus précieux ; un endroit où revenir.

Mais cette nuit-là serait différente.

Alors que l'air vrombissait sous les sons grandiloquents des habitants de la forêt, une masse noirâtre apparut. Elle était immense et indéchiffrable, une sorte de boule prismatique aspirant toute la lumière environnante. Les grenouilles, surprises de voir une ombre éclipser les reflets de la lune dans leur étang, fuirent dans les bois. L'une d'elles se retourna, et dans un croassement de stupeur, elle ne put s'empêcher de beugler :

— Il... Il est là ! Le sac poubelle !

Sous le choc, elle perdit connaissance.

Quelques secondes plus tard, le sac poubelle s'approcha d'elle et l'engloutit. Elle avait disparu. Les autres grenouilles, terrifiées par ce qu'elles venaient de voir, partirent réveiller les habitants du jour.

— Mes amis, Il est là ! Réveillez vous, il faut se protéger ! s'exclamèrent les grenouilles en chœur, essoufflées et horrifiées.

Un petit marcassin entrouvrit l'œil, qui pourrait donc embêter ce petit loupiot à une heure pareille ? Il s'étira, se leva et scruta les environs. La nuit l'empêchait de distinguer les grenouilles, il fut pris d'un effroi qui lui glaça le museau.

— Qui... Qui es là ?

— Petit marcassin, il faut alerter les autres ! Va donc réveiller tes parents !

Les grenouilles tremblaient, l'ombre du sac poubelle progressait, elle voilerait bientôt la totalité de la forêt. Malgré son inquiétude, le petit marcassin acquiesça. Il émit des grognements. Ses parents bondirent hors de leur tapis boueux, la respiration saccadée de leur petit était anormale. La mère s'empressa de rejoindre son enfant et lui lécha l'échine.

— Bouglou, qu'est-ce qui te...

Et avant que la mère ait pu finir sa phrase, elle fut acculée d'une peur instinctive. Quelle était cette chose ignoble qui dévorait la forêt ? Le mari était tout autant pétrifié, les larmes roulaient sur son doux pelage.

— Vorga, dit-il, il faut partir. Et vite !

La maman se contenta d'un hochement de tête ; aucune miette d'énergie ne devait être gaspillée. Le petit Bouglou regarda ses parents l'air ingénu, il ne comprenait pas leur agitation, il ne comprenait pas ce sentiment qui l'accablait de tristesse. Était-ce la voix de la forêt ? Était-ce le vent lourd, porteur des hurlements de toutes ces vies arrachées ? Il n'en savait rien, mais le sac poubelle était là.

Le bourreau des forêts, le saccageur des espoirs, le destructeur de la nature.

La maman marcassin attrapa son petit et accourut le plus loin possible. Le mari fermait la marche, ses pattes raclaient la terre, comme si elles s'accrochaient à leur maison, leur forêt. Mais le mari était trop lent, le sac poubelle l'enveloppa et le déchiqueta. Ses hurlements insupportables explosèrent dans les oreilles poilues de la maman et du fils. L'enfant s'agita, comme pris par une convulsion de colère et de tristesse. La mère renforça sa poigne. Pas maintenant, pas question de mourir ici. Ses pattes fébriles galopèrent malgré son âge, elle portait son bébé et priait pour que le sac poubelle les lâche. Il n'en était rien. Le monstre avait grandi, mué par la chair de son mari, plus affamé que jamais.

La mère haletait désespérément, elle ne pouvait plus tenir la cadence inhumaine du sac poubelle. Ce dernier l'attrapa. Elle essaya de se libérer de son étreinte, en vain. Elle balança son petit loin d'elle avec toutes ses miettes d'énergie qu'elle avait accumulées durant sa vie. Il virevolta, il vit sa mère disparaître dans un trou noir. Il n'y avait plus rien. Le sac poubelle arrêta sa course, la forêt était un véritable dépotoir. Aucun chant, seulement le bruit des branches s'éclatant contre le sol dépouillé de ses habitants.

Quelques années plus tard, Bouglou revint à la forêt détruite, les massacres ressurgissaient dans son esprit comme des coups de tonnerre incongrus. Il avait perdu sa mère, son père, ses amis, son chez-lui. Quand il arriva à la forêt, il se demanda s'il ne s'était pas trompé, où étaient donc les lambeaux de bois, les vieux étangs, les champs de fleurs à perte de vue ? Il n'y avait qu'une grande structure brillante. Sa blancheur ignoble s'étalait sur un périmètre indéfinissable. Bouglou avança à tâtons, il reniflait la surface en quête de vestiges olfactifs, mais l'odeur était lourde d'un temps révolu, de souffrances cachées, d'existences insultées.

Il rentra discrètement dans l'immense bâtiment angélique, des créatures étranges s'agitèrent en face de lui et le fustigèrent de flashs infernaux. Il s'enfonça alors encore plus dans l'odieux bâtiment et tomba sur une inscription incompréhensible qui indiquait :

"Peaux de marcassins des bois, Espèce en voie de disparition"

Ses yeux se plongèrent sur les restes de son peuple, ses parents. Un torrent de larmes cribla son cœur de tristesse. Il se rappelait les zébrures de ses parents, leur vieille peau fibreuse et réconfortante. Il n'y avait plus rien. Bouglou rentra chez lui, une petite bauge soigneusement offerte par ses amis d'une forêt voisine.

Le soir même, Bouglou fut suivi par une créature du musée. Elle portait un sac poubelle.

Il ne tarderait pas à rejoindre ses parents.

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