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«… maintenu son genou sur la nuque de la victime pendant plus de huit minutes… »

« Maman, c’est long comment huit minutes ? »

Vous saisissez les petits doigts aux jointures si souples. Elle vous a toujours fascinée, cette souplesse. Quand vous la voyez replier ses pieds sous elle, cabrioler sur le canapé, se placer presque en grand écart pour agrandir son espace de jeu, vous vous demandez pourquoi vous l’avez perdue, vous, cette souplesse. Pourquoi l’adulte devient raide et crispé. Et mauvais.

« Ça me semble pas très long… »

Vous réfléchissez. Non, ce n’est pas très long. Devant un bon film ou un livre, huit minutes passent comme un claquement de doigts. Mais vous savez que le temps n’est pas absolu, qu’il se dilate, se compresse, qu’il n’est pas le nombre sur le cadran. Il se vit.

« Huit minutes, c’est le temps qu’on met pour aller à l’école. Tu sais, quand on part à huit heures et quart, parce que j’ai toujours peur qu’on soit retardées par une bêtise de Moki ou par un incident sur la route ; au final, on arrive tous les jours à huit heures vingt-trois. Huit minutes de marche…

— C’est pas long, moi je trouve que ça passe toujours très vite.

— Parce que tu n’es jamais pressée d’arriver à l’école. »

Elle rit. Vos entrailles se serrent.

« Tu te souviens de la tempête, cet hiver ? Celle qui a déraciné le bébé pommier.

— Oui ! Il y avait du vent, et de la pluie, et même des petites billes de glace…

— Des grêlons, oui. Et tu te souviens qu’on a essayé d’aller à l’école à pied ce jour-là ? Parce que je refusais de prendre la voiture pour si peu. »

Elle est parcourue d’un long frisson qui vous ferait rire en temps normal, le genre d’effet comique qu’elle manie si bien.

« Tu t’accrochais à moi, et le vent nous repoussait sans cesse. La pluie s’infiltrait dans nos cous, dans nos manches, même dans nos narines. Chaque pas était une lutte. Nous avons tenu peut-être une minute avant de faire demi-tour.

— Et on est parties en voiture !

— Oui… Maintenant, imagine que l’on ait continué. On remonte l’allée. Le vent vient de côté, il nous gifle et tente de nous faire tomber sur la pelouse. On a du mal à garder le cap, mais on y arrive. Notre corps est encore chargé de l’énergie de la maison, il est encore chaud, prêt pour sa journée. On tourne à droite. C’est la grande descente, celle qui donne envie de courir à toutes jambes, mais qui fait aussi un peu peur. On a l’impression qu’on ne pourra pas s’arrêter, qu’on continuera à courir jusqu’à s’aplatir contre le mur…

— Eurk !

— Mais aujourd’hui, le vent est face à nous. La pluie nous fouette le visage, on plisse les yeux, mais l’eau rentre quand même. Elle pique, elle fait pleurer. Le vent est glacé, il se faufile entre les dents de ta fermeture éclair, il traverse ton pantalon, qui est déjà trempé, qui colle à tes jambes. Il se prend dans tes cheveux, et à chaque bourrasque, il les rabat sur ton visage. Par moment, tu ne vois même plus la route. Les voitures défilent à côté de nous, leurs roues nous éclaboussent, leur déplacement fait tourbillonner l’air et le rideau de pluie. »

Elle frissonne à nouveau, mais toute comédie a disparu.

« Tu penses que ça fait combien de temps ?

— Au moins… Une heure !

— Non, on arrive en bas de la descente. Ça fait à peine deux minutes. Il nous reste encore du chemin jusqu’à l’école. La rue des hirondelles, avec les jolies maisons qui ont de petits jardins devant. Sauf qu’aujourd’hui, les jardins sont secoués de toutes parts. Les arbres perdent leurs branches, leur feuillage fait un bruit assourdissant. On doit prendre garde à ne pas se faire assommer, on tente de se dépêcher, de courir un peu, mais le vent nous rabat contre les clôtures. L’eau dégouline de nos visages, on passe notre temps à s’essuyer, à éviter de la respirer. Mais parfois, on échoue. Une goutte remonte dans notre narine, elle nous surprend et nous oblige à tousser, tousser encore. On en perd notre souffle pour quelques secondes qui nous semblent si longues. À ce moment-là, on regrette. Tu m’en veux d’avoir refusé de prendre la voiture, tu veux rentrer à la maison, te réfugier au chaud. Tu aimerais te mettre à l’abri du vent et de la pluie vicieuse, retirer tes vêtements gorgés d’eau, et filer au lit, sous la couette pour te réchauffer. Elle ferait comme un cocon contre la tempête. Mais nous sommes presque à mi-parcours, nous ne pouvons plus faire demi-tour.

« On tourne sur la rue du Limousin. On a le vent dans le dos, tout nous semble plus simple. Pourtant, rien ne l’est vraiment. Tu dois t’accrocher à moi pour ne pas te laisser emporter. Le trottoir est très étroit, et les voitures roulent vite. Nous devons être prudentes. Je te tiens du mieux que je peux, mais je sais que je te fais un peu mal. Je suis obligée de serrer ton poignet, un peu plus à chaque bourrasque, et en même temps, je dois moi aussi m’ancrer dans le sol. C’est difficile, je t’assure. À ce moment-là, je me déteste. Je hais mon entêtement ! Je ne rêve que d’une chose : remonter le temps pour pouvoir faire le bon choix. Je m’en veux de te mettre dans cette situation, toi, si fragile, ballottée par les éléments. La rue du Limousin est longue, interminable, mais c’est la dernière ligne droite, alors on s’accroche.

— On est bientôt arrivées ! Il reste le parc à traverser, et puis on y est !

— Le parc, oui. On se dit qu’on sera à l’abri derrière les haies, sous les arbres. Mais en réalité, ce n’est pas le cas. Les allées forment de puissantes rivières de vent, elles canalisent son énergie et la concentrent. Il est si violent qu’il nous coupe la respiration. Il va trop vite pour que nos nez puissent l’attraper. Une énorme branche tombe devant nous. Tu cries de peur et je te prends dans mes bras pour te rassurer, bien que je sois aussi terrifiée que toi. Je me demande s’il n’y aurait pas un autre chemin, plus sûr. Mon cerveau est aussi engourdi que mon corps, il est pétrifié par l’effort et l’angoisse. Je me maudis, ma chérie, je me maudis de nous avoir mises en danger. Pourtant, il nous faut encore avancer. Même si je ne crois pas en Dieu, je prie. J’implore son aide et sa clémence, qu’aucune branche ne nous tue, que le vent nous laisse un peu de répit. Mais Dieu n’entend rien dans le vacarme du temps. Alors nous avançons en levant la tête, en guettant les branches, les dents serrées et le cœur battant. L’école est toute proche, plus que quelques mètres…

— On y arrive ? »

Elle est blanche d’angoisse. Elle est blanche. Vous vous dites que vous êtes allée trop loin, que vous l’avez effrayée. Mais elle est blanche, et certaines choses seront toujours difficiles à comprendre pour elle.

« Oui, ma chérie. On arrive à l’école. Tu peux te mettre à l’abri de la tempête et oublier. Mais tu comprends que huit est un chiffre, n’est-ce pas ? Il ne représente rien. Huit minutes peuvent paraître aussi courtes qu’un battement de cils, ou plus longues que toute une vie. »

Le 25 mai 2020, trois policiers plaquent George Floyd au sol. Un des policiers place son genou sur la nuque de George qui gémit « I can’t breathe. Please ». Malgré le sang qui s’écoule de sa bouche et l’urgence vitale, le policier maintient sa position pendant huit minutes. Jusqu’à tuer George (et même au-delà). George a supplié pour sa vie à seize reprises, mais le policier n’a pas bougé. Le racisme tue.

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