• La demi elfe •

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Il faisait doux, ce soir-là. Jaïa et Loraen, après avoir bordé leur adorable petite fille, avaient décidé de profiter de la clarté de la lune pour marcher près du fleuve. Le bruit relaxant de l’eau qui s’écoulait lentement apaisait la jeune mère, l’aidant à se sentir plus proche de son élément. Sa peau laiteuse brillait sous l’éclat de la lune, et ses cheveux ondulés flottaient gracieusement sous l’effet de la brise légère du vent. Loraen ne pouvait détacher son regard de sa femme, si douce et gracieuse. La belle naïade lui rendit son œillade amoureuse avec autant de passion et de désir, et son sourire magnifique attestait de tout le bonheur qu’elle éprouvait à cet instant. Les deux tourtereaux étaient satisfaits de leur vie, même si cette dernière n’avait pas été très tendre avec eux. Plus particulièrement avec Loraen. Lorsque Thangil et Darasriel Igdrasil avaient appris que leur fils s’était marié à une créature de race différente, le pauvre sylvestre s’était retrouvé sans toit, sans vivre et sans argent. Pas de pitié de la part du roi des elfes. Thangil devait montrer l’exemple, et la trahison de son fils mettait son honneur en péril. Dès lors, Loraen fut considéré comme un renégat, non pas à cause de son amour pour la belle naïade, mais parce que cette dernière portait en elle un tout petit être dont il serait le père.

Cela ne comptait plus, car l’elfe était comblé. Entre une épouse magnifique et une petite fille adorable, il n’aurait pu rêver mieux, et il le savait parfaitement.

Celestiae, petit village féerique frontalier, avait accepté d’accueillir la famille renégate, et leur avait offert hospitalité, amitié et nouvelle vie. Cela n’avait pas été aisé de prendre un nouveau départ, d’autant plus que Loraen dormait habituellement dans un tissage au creux des branches de l’arbre familial. Mais au bout de dix longues années d’habituation, le sylvestre et sa femme se comportaient pratiquement comme de vraies fées. Hormis le fait, bien sûr, qu’ils n’étaient pas assez qualifiés pour déchiffrer les étoiles, comme leurs nouveaux hôtes le faisaient si bien. L’homme était devenu entraîneur dans la petite école de Celestiae et donnait des cours de chasse aux jeunes du village. Les enfants l’aimaient bien, cet elfe particulier qui leur apprenait à taper sur les gens. Peu à peu, il avait réussi à acquérir la sympathie et le respect des membres de la bourgade, et siégeait parfois au conseil du chef comme consultant étranger, pour aider les fées dans leur organisation.

Jaïa glissa sa main dans celle de son bel époux, et pria Nalii, la déesse des eaux, pour que leur bonheur ne se tarisse jamais. Ils s’assirent au bord de la rive, assez près pour que la belle femme pût plonger ses pieds dans la fraîcheur du fleuve, mais sans trop s’éloigner de leur maison. Loraen et elle passèrent un long moment ainsi posés, silencieux et émerveillés par le ciel qui se reflétait dans la clarté de l’eau.

Un sifflement aigu perça soudainement les airs, et les deux amoureux levèrent les yeux vers les cieux pour apercevoir son origine, et si la peau diaphane de la jeune femme avait pu se décolorer davantage, elle serait sûrement devenue plus blanche qu’un fantôme. Une flèche enflammée transperçait le ciel, traversant le fleuve et venait de se planter dans la paille de leur petite chaumière. Jaïa poussa un cri d’horreur en voyant leur toit s’embraser ainsi, et s’extirpa rapidement de l’eau pour aller sauver son enfant, suivie de près par Loraen.

La petite Astal, qui jusque-là dormait paisiblement dans sa couche, commença à trouver qu’il faisait bien chaud dans sa chambre, et se redressa péniblement du matelas de mousse qu’elle occupait. Lorsqu’elle comprit que les flammes qui mordaient le bois de la charpente n’étaient pas un simple rêve, elle poussa un hurlement strident et s’élança aussi vite que possible hors de la pièce. Elle manqua de tomber dans les escaliers tant la peur lui engourdissait les membres, mais Astal s’obligea à se relever sans pleurer. Comme son père le lui disait toujours, elle devait faire honneur à son nom puisque Astal, en elfique, signifiait « la vaillante ».

La demi-elfe sentait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Elle n’avait pas encore atteint le rez-de-chaussée, mais les flammes avaient déjà grignoté le bois jusqu’en bas. La fumée lui piquait les yeux et du sang coulait de son genou. Elle implora silencieusement Nalii de la sauver, par n’importe quel miracle, mais fut interrompue dans sa prière par le fracas du toit qui venait de s’effondrer, faisant trembler toute la bâtisse. Une vague de courage l’inonda alors, refroidissant tout son corps tremblant, et elle s’élança dans l’escalier, les yeux fermés pour ne plus penser au feu qui léchait les murs tout autour d’elle. Une poutre enflammée la rata de peu en s’écroulant à quelques centimètres d’elle, mais Astal trouva finalement la sortie de la chaumière.

La maison entière était en feu. Les flammes dansaient sur la charpente en un ballet magnifiquement destructeur. Son côté naïade intimait à la petite de fuir loin du brasier, de rejoindre le fleuve paisible où elle serait en sécurité, mais ses yeux restaient captivés par le spectacle qui s’offrait à elle. Ce fut le gémissement désespéré de sa mère qui l’arracha à sa fascination. Mais ce qu’elle vit alors ne la réjouit pas davantage. Devant elle, une horde de soldats encerclait l’habitation, armes pointées vers sa direction. Jaïa n’était pas libre de ses mouvements, entravée par plusieurs combattants, et Loraen effondré au sol, mal en point.

A en juger par la taille et l’inclinaison de leurs longues oreilles qui pendaient légèrement en dehors de leurs casques, il s’agissait ni plus ni moins de l’armée elfique.

Depuis toujours, le Caliawen et l’Herlyae entretenaient des relations pour le moins conflictuelles. Le tempérament fougueux et impulsif des elfes ne faisait pas bon ménage avec la douceur des fées, et les tensions ne cessaient de s’accentuer entre les deux pays. La menace de guerre planait depuis quelques mois déjà, mais comme des ambassadeurs avaient été envoyés au Sahir pour entamer des négociations pacifiques, les habitants espéraient voir ce danger disparaître rapidement. A en juger par la présence des soldats devant eux, lesdites négociations semblaient avoir échoué.

Parmi les militaires, l’un des elfes présentait tous les attributs de général. Son armure de fer brillant et de tissus vert émeraude, arborant les fières armoiries d’Alferilim, attestait de son grade, ainsi que la lourde épée forgée par les nains de Forgecuivre, dont le manche en cuir brun prouvait sa légitimité. Sous son heaume, on pouvait apercevoir quelques mèches noires de jais qui échappaient à la natte de guerre qu’il s’était tressé, et deux yeux translucides fixaient durement la petite fille et ses parents. La colère bouillonnait dans ses veines à la vue du couple hétéroclite. Comment le fils héritier avait-il pu s’accoupler de la sorte avec une créature aussi primitive ? Il comprenait mieux pourquoi le roi Thangil lui avait ordonné de s’emparer de Celestiae en premier. Cela leur permettrait de contrôler les barques de la rivière, et de s’implanter durablement en pays fée, mais ils pourraient également se débarrasser de la gêne que le prince représentait. De par les lois fondamentales du Royaume du Caliawen, Thangil ne pouvait menacer la vie de l’un de ses héritiers. Mais s’il se faisait tuer au cours d’une guerre, rien n’attenterait à son titre, ni à sa légitimité.

― Hyamendacil, souffla Loraen en relevant la tête avec un sourire faible. Mes prières ont été entendues. J’espérais que ce soit toi qu’il envoie ici.

Le prince renégat se releva douloureusement, une main posée sur ses côtes, mais ne laissa pas transparaître sa souffrance.

― De tous les généraux de mon père, tu as toujours été le plus intelligent.

― Loraen, grinça l’elfe. De tous les héritiers du trône, vous avez toujours été le plus rebelle. Laissez-moi vous épargner des paroles inutiles. Je suis fidèle à la couronne du Caliawen, et rien de ce que vous pourriez dire ne le changera. Le président Tal a insulté une fois de trop notre peuple, et le roi Thangil ne laissera pas cet affront impuni. Votre présence en territoire ennemi fait de vous un traitre. Et nous avons ordre d’éliminer les traitres de nos rangs.

Loraen redressa sa position et bomba le torse, ce qui lui arracha une légère grimace de douleur. Les soldats n’osaient pas approcher, mais ils serraient leurs lances, prêts à agir sur l’ordre du général.

― Je suis la couronne, dit-il d’une voix forte en dévisageant chaque elfe qui l’entourait avant de planter ses iris de glace dans celles de Hyamendacil. Je suis toujours l’héritier du trône de notre pays. Vous êtes ici en territoire ami, les fées n’ont aucun grief contre vous. En déclarant ainsi la guerre à l’Herlyae sans aucun motif, sinon un caprice d’enfant, mon père vous offre la preuve qu’il s’est abandonné à ses accès de colères. Il ne vous dirige plus, il vous utilise pour soigner son ego de monarque blessé. Hyamendacil, mon ami, tu sais bien que je ne suis pas un traitre. Je ne l’ai jamais été et je ne le serais jamais.

Le général fit un signe de tête pour désigner Jaïa, toujours maintenue immobile entre deux gardes. La jeune Astal s’était glissé entre eux et étreignait sa mère pour se rassurer.

― En épousant cette femme, tu as piétiné ton titre et tes privilèges.

― Epouser Jaïa a été une libération, objecta l’homme. Notre société s’attache à des idées fausses, qui nous déchirent du monde et nous divisent. L’apparence que nous affichons n’est qu’une façade superficielle. Que l’on soit elfe, fée, ou naïade ne changera jamais la personne que nous sommes réellement.

― Le métissage appauvrit notre patrimoine. Tu t’es absenté depuis bien longtemps, gronda le militaire, oubliant le vouvoiement protocolaire. Tu n’as pas vu les ravages qu’il a causé dans nos familles, sous nos toits. Je suis navré Loraen. Comme je te l’ai dit, tes belles paroles ne me feront pas changer d’avis.

Hyamendacil leva la main pour faire signe à ses hommes, quand le prince déchu s’effondra à genoux devant lui.

― Epargne ma femme et ma fille, murmura-t-il pour que lui seul l’entende. Je t’en supplie. Astal est prodigieuse. Ce n’est pas un monstre. Elle est le produit des meilleurs aspects de nos deux peuples. Prends le temps de la connaître avant de décider de son sort, et tu comprendras que son métissage est sa plus grande force.

Ces dernières phrases résonnaient dans l’esprit du soldat comme la dernière volonté d’un homme se sachant condamné. Il étudia alors la fillette. Son métissage, bien qu’extrêmement prononcé, la rendait si particulière que l’homme en perdit le souffle. Ses cheveux de nacre, ondulés comme ceux de sa mère, reposaient sur ses frêles épaules et se dégradaient en un bleu pastel sur leurs pointes. Ses grands yeux bleu océan brillaient de terreur, alternant entre ses parents et le général, et ses oreilles d’elfe, seul patrimoine que son père lui avait légué, révélaient d’autant plus la terreur qui habitait la petite fille puisqu’elles se rabattaient vers l’arrière. L’homme avait pitié d’elle. Cette pauvre créature n’était en aucun cas fautive de son métissage, elle n’aurait jamais choisi de vivre comme une paria, coincée entre deux mondes. Hyamendacil poussa un long soupir et murmura quelques mots au renégat. Loraen acquiesça d’un signe discret et ne bougea plus.

― Comment t’appelles-tu ? murmura le général avec douceur, en retirant son casque pour laisser apparaître son visage.

― Astal, lui répondit l’enfant timidement.

― Astal, répéta le général. C’est très dangereux de rester ici, tu sais ? Tu dois partir.

― C’est la guerre ? demanda-t-elle en relevant les oreilles.

Interloqué, le soldat fixa la petite un instant. Finalement, Loraen lui avait également transmis sa soif de combat. Il souria avec un peu plus de conviction cette fois-ci. La vie d’Astal allait être parsemée d’embûches et de problèmes, mais elle devrait faire avec.

Hyamendacil hocha la tête et fit un discret signe à ses hommes, avant d’entraîner gentiment la jeune métisse à l’écart. L’instinct elfique d’Astal venait de lui sauver la mise, mais également de la condamner à vie. La petite fille sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine. Les choses ne se passaient pas vraiment comme son père le lui avait dit.

― On va où ?

― Tu rentres chez toi, dit simplement le général.

Astal lança un dernier coup d’œil en arrière. Elle vit les larmes inonder les joues de sa mère, qui avait été libérée pour s’accroupir à côté de son époux. Loraen, lui, regardait sa fille avec un sourire. Il lui fit un signe de tête, et la demi-elfe le prit comme une approbation. Le cœur gros, elle suivit Hyamendacil sur son cheval.

Elle savait que ce jour allait arriver, son père l’y avait préparée, mais c’était beaucoup plus dur que ce qu’elle s’était imaginée.

Elle ne comprit pas tout de suite le véritable sens du sourire de son père. Non, ça, elle ne le réalisa que bien plus tard.

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