Léonore

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Je rattrape la seconde si prompte à repartir. Elle me regarde un peu surprise, mais ne se débat pas. Un chat apeuré qui se soumet à la moindre violence.

— Je t’emmène à l’infirmerie.

Je veux juste l’éloigner des autres, peut-être essayer de lui parler. J’informe nos deux profs qui veillent mollement sur nous les bras croisés sur leur petite bedaine d’anciens sportifs et entraine la seconde à ma suite sans la lâcher. Le lycée est grand, il nous faut quelques minutes de marches que je n’arrive pas à mettre à profit pour commencer une conversation. Ma cervelle fulmine contre le sac à purin qui lui a fait ça et je rage encore plus contre les gens de manière générale. Les mauvais. Tous ceux qui vivent à travers le mal des autres. Le fond de benne qui lève la main sur elle — ma main à couper qu’il s’agit de son père. La pouffiasse qui lui a arraché son sac. Comment est-ce qu’ils peuvent s’acharner gratuitement ? Qu’est-ce qui ne va pas dans leur vie pour que ce chaton en fasse les frais ?

— Bonjour, nous venons parce que cette demoiselle s’est blessée en sport.

— Mince, que t’est-il arrivé ?

L’infirmière scolaire a un air d’ogre, mais sa voix étonnamment fluette adoucit sa stature impressionnante. Elle ne se fâche pas du mutisme de la seconde qui lui montre simplement ses mains écorchées.

— Oh tant mieux, ce n’est pas grand-chose. Je vais bien laver pour enlever les gravillons et désinfecter, mais je ne pense pas qu’il y ai besoin de points de suture. Comment tu t’appelles ?

— Olivia.

Olivia. C’est un joli prénom. Je me rends compte à cette pensée que je n’ai pas lâché son visage des yeux. Je suis absorbée par ses traits que je trouve magnifiques. Il y a quelque chose dans le dessin de ses yeux et son nez qui est fin et harmonieux.

— Vous pouvez retourner en cours.

J’entends l’inquiétude dans le silence d’Olivia et décide de sécher la fin de la journée. Je l’attrape par l’épaule, remercie l’infirmière et nous sortons en direction des vestiaires.

— Que dis-tu d’un milkshake ? Ou d’un chocolat chaud vu le temps. Je te l’offre. Pour m’excuser de t’avoir causé des problèmes.

— Mais, tu vas manquer des cours à cause de moi.

— Ce ne sera ni mes premiers ni mes derniers.

Elle obtempère et il est difficile de savoir si c’est à contrecœur ou pas. J’ai bien peur que cet oisillon silencieux soit conditionné à ne pas émettre d’avis pour éviter toute forme d’agressivité. Je lui donne un petit coup d’épaule avec le sourire le plus engageant possible et je suis étonnée de voir qu’elle me répond d’un maigre sourire plutôt sincère.

Comme le lycée est un véritable moulin, il n’y a qu’à prendre nos affaires et sortir. Je vois sa posture se détendre à mesure que nous marchons vers le centre-ville. J’enfonce un peu plus les mains dans la poche de mon sweat et me contente de l’observer. Nous n’échangeons pas un mot, mais il est indéniable que ses méninges travaillent autant que les miennes. Maman me parle souvent des enfants maltraités. Il y a de tout dans leur comportement, du chien agressif au lapereau effrayé. Elle dit souvent que les plus difficiles d’accès sont les silencieux parce qu’ils sont souvent dociles, et faire la part des choses entre leur docilité et ce qu’ils acceptent vraiment n’est jamais simple. Je comprends. Olivia ne m’aurait pas dit non, mais aurait-elle aimé dire non ? Aurait-elle même envisagé de dire non ? A-t-elle même supprimé son avis à tel point qu’elle ne sait même pas qu’elle aurait voulu dire non ? Je dois gagner sa confiance d’une manière ou d’une autre.

— Où est-ce que tu veux aller ? me demande-t-elle.

— Je ne sais pas, tu as une préférence ?

— Non. Je ne connais pas de café.

Sa voix est un murmure à peine audible.

— Alors je te propose le chaudron magique, il n’est pas loin.

Et un des rares cafés/bar qui nous accepte. C’est toujours relou de trouver un endroit où se poser quand on est mineur.

Il fait frais, mais le temps clair nous invite à se poser en terrasse. Je ferme les yeux un instant et apprécie les rayons de soleil automnaux. Je me sens bien. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Je crois que la présence silencieuse d’Olivia crée quelque chose qui m’apaise.

— Mesdemoiselles, vous avez choisi ?

— Un chocolat chaud ça te va ?

Elle hoche la tête.

— Alors deux menus goutés s’il vous plait.

— Je vous apporte ça !

J’ignore sa crispation. Dans tous les cas elle sera gênée que je lui paye quelque chose.

— Bon Olivia, je vais aller droit au but. La situation est sérieuse. Le harcèlement scolaire est grave et interdit par la loi. Le harcèlement tout court, tu me diras. Et je vais peut-être te paraitre pénible, mais il faut faire quelque chose…

— On ne peut rien faire… me coupe-t-elle doucement.

— Tu te trompes. J’entends que tu ne veuilles pas te confier aux adultes. Soit. Mais dans ce cas, laisse-moi t’aider. S’il te plait.

Le serveur arrive à point nommé et détourne mon attention d’Olivia qui expire discrètement. Puis, chose que je ne pensais pas voir sur son visage de si tôt, ses yeux s’écarquillent d’un émerveillement sincère devant l’énorme tasse de chocolat chaud et les deux gros cookies qui suent leur gras sur les serviettes en papier.

— Bon appétit.

— Merci.

J’observe, satisfaite, le plaisir dans ses yeux mi-clos et sa manière de déguster petite bouchée par petite bouchée. Il est évident que mon choix de café n’était pas anodin. Nourris l’estomac auquel tu veux parler. Ma mère étant peut-être l’utilisatrice la plus chevronnée de cet adage. Je mange de tout, mais comme tous les enfants j’ai mes préférences. Si par malheur, il me venait à l’esprit d’être casse-pied trop longtemps, je pouvais être sure de me coltiner à la suite tous les plats que j’évitais soigneusement. « si tu as décidé d’être pénible, alors j’ai décidé de passer le temps en me faisant plaisir », me répliquait ma mère. Il me semble que mon record est de dix-sept jours. J’étais persuadée qu’elle arriverait au bout de ses recettes. La quatrième purée de panais au persil eut raison de moi.

— Comment tu peux m’aider ?

— Je pense qu’à partir de demain tu vas devoir te coltiner une bande de term’ un peu bruyants.

Son air inquisiteur agrandit mon sourire. Je ne doute pas de l’ouragan de pensée qui doit souffler dans sa tête, mais elle n’en dit rien. Un long silence s’étire sans que je cherche à le rompre. Avec n’importe quelle autre personne, j’aurais été mal à l’aise de tous ces blancs, mais Olivia les rend étrangement sereins. Elle se tait non pas parce qu’elle n’a rien à dire, ou par crainte ou je ne sais quoi, mais parce qu’elle réfléchit sincèrement à chaque chose que je lui dis. En attendant, je me prends à nouveau à l’observer. Ses vêtements frisent les guenilles. Les manches de son pull sont rongées par l’usure avec des trous aux coudes et aux poignets, le logo ne se distingue presque plus tant il a été lavé et j’avais déjà remarqué que son jean était si large qu’il ne s’agissait pas d’un souci de style. Mais là où on pourrait s’attendre à une… odeur de sal, disons-le, elle sent bon le savon. Il est évident que malgré tout ce qu’elle vit, elle prend soin d’elle.

— D’accord.

Je refais surface. Bon. Je me suis attendu à devoir négocier que l’on traine effectivement avec elle.

— Il va de soi que si tu veux être tranquille au CDI on ne va pas t’en empêcher ! Mais Hiro et moi ne serons pas loin.

Elle réfléchit à nouveau puis sa question à peine soufflée me prend au dépourvu :

— Qu’est-ce que tu veux en échange ?

Que dire ? Il est tellement évident pour moi que je n’attends rien d’elle. Chose qu’elle n’est surement pas en mesure d’entendre. Ou alors je lui fais croire qu’elle me paye d’une manière ou d’une autre ?

— Tu aimes lire n’est-ce pas.

Elle hoche la tête en baissant des yeux emplis d’une tristesse fugace que je ne comprends pas.

— Alors, apprends-moi.

— Comment ça ? dit-elle, un peu ahurie.

— Tu sais que je lis aussi, mais tu as dû remarquer qu’il ne s’agit que de BD ou manga. Éduque-moi à la littérature.

Son œil circonspect m’observe un long moment avant de s’éclairer d’une lueur d’intérêt. Elle commence à me questionner sur ce que j’ai déjà lu et petit à petit je la vois se métamorphoser de l’oisillon blessé au rapace fier et attentif. Elle me parle d’une multitude de titres, de la vie des auteurs, du contexte des œuvres, de ce qu’elle a éprouvé en les lisant. Je l’écoute. J’écoute son enthousiasme. Elle a une culture éclectique et incroyablement plus vaste que la mienne quand il s’agit de BD. J’entends néanmoins dans les noms d’auteurs énormément de classique et suppose qu’il s’agit de livres plus accessible. Des livres de bibliothèque et de CDI. J’imagine que son environnement familial ne lui permet pas d’acheter des livres.

— Excuse-moi, peut-être que je t’embête. Je te noie d’information.

— Non du tout, c’est passionnant. J’espère juste que tu seras indulgente envers ma mémoire.

Elle hoche la tête doucement. Son corps est brusquement pris d’un frisson et je me rends compte que le soleil n’est plus qu’une mince lueur derrière les maisons. L’air s’est franchement rafraichi et si j’ai le nez emmitouflé dans ma grosse écharpe, Olivia doit avoir froid malgré son sweat.

— Tu veux venir prendre un thé à la maison ? Je pourrais te montrer quelques BD en échange.

Olivia parut hésiter, mais elle refusa. Je me doutais que ce serait trop d’hospitalité. Elle me quitte sur un timide remerciement sans trop oser me regarder et l’envie est si soudaine que je me retrouve à l’enlacer sans réfléchir. Elle ne se dégage pas, reste le front posé contre mon épaule, les bras ballants. Nous restons comme ça peut-être une minute entière.

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