Léonore

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Il me suit sans un mot. Pas vraiment derrière. Il ne me reluque pas, il me fixe simplement. Du coin de l’œil, je vois l’air à la fois craintif et perplexe qui se tortille au fond de ses yeux. Encore une fois, je souris malgré moi.

— Fais gaffe tu risques de m’user à force de me regarder.

Il se raidit et détourne le regard. Hiro ne me croira pas quand je lui dirai que j’ai rendu le grand vaurien mal à l’aise.

— Je croyais que tu avais plus de bagou, Edmond.

— Je réfléchis.

— Bah voyons… ce n’est pas intuitif ?

— Bien sûr que non. Vois-tu, dame McCalla’han, baratiner est un art, et il faut connaitre sa proie pour l’exercer. Seulement, tu n’es pas une proie, ainsi donc, je ne vais pas te baratiner.

J’arrête mon pas devant le self, interloquée. Il a correctement prononcé mon nom.

— Je ne suis pas une proie ? Je sais pas si je dois me vexer ou m’en ravir. Féminisme à deux balles, ou je ne suis pas à ton gout ?

— Féminisme à deux balles évidemment.

— Ah ! Me voilà rassurée alors.

Je lui lance un regard en coin, et il a l’air entendu de celui qui manipule la même ironie. Je dois admettre qu’il gagne un point quelque part.

On attrape nos plateaux, et je me sers sans trop faire attention à ce que j’attrape, parce que de toute façon, quoi que ce soit, ce sera mauvais. Sauf si c’est frittes. Mais ce n’est pas frittes. Bœuf-pâtes. Yummi.

Faisant abstraction du mauvais moment culinaire qui m’attend, je m’installe sciemment en plein milieu du self pour afficher mon repas en tête à tête avec le grand vaurien. C’est une sorte de petite victoire personnelle pour faire rager les pimbêches. Je n’ai rien des standards étriqués de la beauté féminine adolescente et me range plutôt, presque volontairement, dans la catégorie des parias marginaux. Peut-être que la casquette à bords plats, le sweat et les Vans y sont pour quelque chose.

— Bon, Edmond, tu t’es dit qu’il y avait une nana dans ce bahut que t’avais pas encore dragué, c’est ça ?

— Tu es dure avec moi, je ne les ai pas toutes draguées.

— T’es sur ?

— T’as une image erronée de moi.

— Je vois ce que tu montres.

— C’est-à-dire ?

— Un mec qui regarde la carte des desserts le ventre plein. Une copine toutes les semaines et beaucoup de larmes qui ne sont pas les tiennes.

— Je ne pensais pas que tu achetais ton livre selon sa couverture.

Il me coupe la chique. Cette phrase est d’un banal, mais la répartie est juste. Je déglutis consciencieusement mes pâtes trop cuites et le gratifie d’un sourire sérieux bien qu’un tantinet moqueur.

— Alors, raconte-moi ta quatrième de couverture.

— Edmond est un homme. Pas de ceux que l’on appelle un vrai, non, un homme comme un animal que les hormones de l’adolescence conduisent malgré lui. Il aime les femmes. Et bien mal lui en prends, car il les aime toutes, leurs esprits, leurs différences. Le concept de n’en devoir garder qu’une seule pour la vie lui est difficile à appréhender. Edmond trouvera-t-il les réponses à ses questions ?

Je laisse son suspense flotter quelques instants, j’ai bien assez à réfléchir pour faire mine de le laisser mariner. C’était plutôt inattendu comme description. Curieusement sincère, très éclairé sur ce qu’il est et pourtant sa manière de le dire me fait penser à une parfaite fleur bleue : « je cherche le grand amour ».

— Et dans les deux semaines où nous sortirions ensemble, tu veux voir si je suis l’unique ?

— Tu sais, au début je suis juste venu te parler parce que j’avais peur de le faire.

— Peur de me parler ? Je ne te crois pas !

— Si, je te jure, tu es intimidante.

Je n’ai que les yeux écarquillés pour lui répondre. Le grand vaurien intimidé. On aura tout vu. Hiro ne me croira définitivement pas.

— Pourquoi ?

— Je sais pas… Peut-être parce que tu n’as qu’une seul pote, ça veut dire que tu es très sélective.

— Où que je suis particulièrement pénible à supporter.

— Pourquoi pas. On verra.

Je me lève sur ces mots pour débarrasser mon plateau. Il n’y a pas grand-chose à lui répondre si ce n’est que j’accepte sa demande implicite. Il peut trainer avec moi à loisir. À ses risques et périls. Hiro revient demain…

Les mains enfoncées dans les poches de mon short, je traine tranquillement les pieds jusqu’à la maison. Le soleil cogne encore, l’été n’a pas décidé de rendre les armes et j’apprécie l’ombre de ma casquette. Je penserais à prendre ma crème solaire demain. Les paroles du grand vaurien trottent dans ma tête au rythme de mes pas. Il est plutôt insolite dans son genre. Hiro le dirait charmeur, mais après tout, elle est un peu son personnage au féminin, à la différence que son air séducteur n’est que l’expression de son insécurité. Hiro est l’archétype de l’ado qui a l’art de montrer l’inverse de lui-même. Là où je suis un livre ouvert, enfin je veux dire par là que je me montre sans filtre, Hiro n’est véritablement elle-même qu’avec ses amis. Je ne pense pas qu’Edmond soit de ce genre-là. Il respire le « je dis les choses telles qu’elles me viennent ». Un autre point qu’il gagne quelque part.

Je m’arrête.

Le grand vaurien m’intéresse ?

Le malheureux caillou à mes pieds s’envole pour un lointain voyage.

Il m’a eu ! Berlingot ! Ça me soul d’avoir été harponnée en à peine trois phrases par ce beau parleur ! Me voilà simple moustique autour de sa lumière, aussi ridicule que toutes les autres nanas avant moi. Je m’exaspère.

Je reprends ma marche avec un pas renfrogner, et rumine jusqu’à chez moi. Mon sac subit ma mauvaise humeur et vol dans le salon, tandis que je jette mes godasses dans l’entrée.

— Que de violence !

— Ah t’es rentrée ?

Mam’ sort la tête de la cuisine au fond du couloir, ses mains salent tenues en hauteur devant elle à la manière d’une chirurgienne.

— Oui, mes derniers patients ont annulé, et je n’étais pas d’humeur à faire de la paperasse.

J’attrape un bout de pain avant de me laisser tomber sur une chaise et la regarde replonger ses mains dans un plat de légumes.

— Qu’est-ce’ tu prépares ?

— Des légumes rôtis aux fines herbes.

— Cool.

— Alors comment était ta journée ? Tu as retrouvé Hiroko ?

— Non, son avion du Japon a été annulé, elle sera là que demain.

— Mince, tu as dû t’ennuyer.

— Pas vraiment…

Mam’ se retrouve vers moi, intriguée par mon ton vaguement contrarié.

— Edmond est venu me parler.

Elle hausse un sourcil.

— Le grand vaurien.

— Ah ! Lui ! Le fameux coureur. Et alors ? Il a jeté son dévolu sur toi cette année ?

— Cette semaine, tu veux dire.

Mam’ ricane et glisse le plat dans le four. Avant de me rejoindre, elle se lave les mains, à la manière des médecins, cette façon un peu trop longue et un peu trop consciencieuse qu’ils ont de se frotter chaque millimètre de peau par rapport aux moldus.

— Et alors que t’a-t-il dit ?

— Qu’il aime toutes les femmes et qu’il est bien embêté de devoir n’en choisir qu’une seule.

Cette fois-ci mam’ éclate franchement de rire et j’attends, sans trop comprendre, qu’elle reprenne son souffle.

— Un homme comme il y en a des milliers. Cela dit, c’est pas forcément très courant à cet âge-là de penser comme ça. Les ados ont tendance à n’avoir d’yeux que pour une seule personne même si c’est pour une courte période.

— Mais il n’a d’yeux que pour une seule nana, ça dure une semaine quoi.

— Certes… Mais au fond, il n’a pas vraiment tort. La monogamie n’est pas particulièrement rationnelle sur le plan sociétal.

— Maman !

— Je t’assure. Qui décrète que tu ne peux aimer qu’une seule personne ? Regarde, on a bien plusieurs conjoints dans une seule vie, pourquoi pas en même temps ?

— Parce que ça se fait pas.

— Ah oui ? Pourquoi ?

— Bah parce que.

— Ça, c’est argumenté. Quoi qu’il en soit, le véritable problème c’est qu’aujourd’hui cette pensée est inégale. L’homme polygame sera au mieux un donjuan, au pire un salaud. La femme polygame, une pute dans tous les cas.

Je mastique mon bout de pain avec des yeux écarquillés. Elle m’en a mouché un coin.

— Mais si l’autre va voir ailleurs, c’est qu’il t’aime plus.

— Tout dépend des règles qui ont été établies au début, des définitions que chacun a d’aimer. C’est beaucoup une question de confiance en soi aussi.

— Alors tu veux dire que je pourrais sortir avec Edmond alors même qu’il continue de draguer d’autres nanas ?

— Non, c’est pas exactement ce que j’ai dit. J’essaie juste de te montrer un point de vue différent. De t’expliquer que ce qu’il ressent à un véritable fondement logique sans faire de lui un salaud. C’est le « libertinage », on va dire. Pour autant, tout ça ne convient pas à tout le monde, comme la monogamie ne convient pas à tout le monde. C’est ce qui fait toute la richesse de l’humanité.

— Ça t’irait toi ?

— Ton père m’a toujours dit que j’étais libre de vivre ma vie comme bon me semble lorsqu’il n’est pas là, mais je n’en ai jamais ressentit le besoin. J’aime ma solitude lorsqu’il est absent et j’aime le retrouver lorsqu’il rentre de ses missions humanitaires.

Je dodeline machinalement de la tête, mes yeux sidérés braqués dans les siens. On avait jamais parlé de ça avant, et je n’imaginais absolument pas mes parents comme ça.

— Je crois que je vais avoir besoin de réfléchir… dis-je en me levant.

— C’est près dans une heure.

— Ouais, ouais…

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