Malédiction

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Longtemps, mes nuits furent hantées par l'ombre planante d'un oiseau funeste. Majestueuse stature de condor, la tête déplumée, s'agrippant rageusement à mes chairs jusqu'à les transpercer de ses serres acérées. Son bec, formé en crosse, tranchant et crochu, déterminé à extirper les viscères de mon abdomen éventré. 

Longtemps, je me suis réveillé de ces rêves sursautant dans des draps humides de sueur, haletant comme une bête prise en chasse. Dès mon plus jeune âge, j'ai découvert que la peur avait une odeur, au même titre que la puanteur des poubelles s'entassant sous mes fenêtres ou que l'émanation du souffre lorsque l'on craque une allumette. L'odeur de la peur était celle qui s'échappait de mes pores lors de ces terreurs nocturnes ; lesquelles me mettaient dans un tel tourment qu'il me fallait des longues minutes, voire des heures, pour me sentir de nouveau en sécurité dans un état d'éveil.

Grandissant, l'ombre du condor devint étrangement rassurante. Les nuits durant lesquelles il ne me rendait pas visite demeuraient alors des nuits ternes, comme un sommeil au goût amer. Je regardais avec découragement les heures tourner si lentement, suppliant ma mère, le soir venu, d'aller me coucher sans prendre mon repas, dans l'espoir de plus vite retrouver mon auguste visiteur, cédant, en toute sérénité, mon corps à sa débauche de coups de becs piochant avec voracité au plus profond de mes entrailles.

Quelques années avant la disparition de ma mère, je me souviens de ce dîner en tête-à-tête que je lui avais organisé pour son anniversaire et durant lequel je lui racontais, avec toute la légèreté qu'il se doit, ce rêve à la récurrence quasi quotidienne. À peine avais-je terminé mon récit qu'au lieu des grands éclats de rire auxquels je m'attendais, ses yeux se révulsèrent et elle tomba de sa chaise emportant dans sa chute la nappe et son contenu dans un fracas de verres et d'assiettes brisés. Le vin rouge se répandant dans une flaque autour de son corps inerte, je la crus blessée jusqu'à ce qu'elle se relève d'un bond et déblatère si rapidement des prières au nom du père que je la crus possédée par un quelconque esprit frappeur.

Le lendemain aux premières lueurs de l'aube, après une nuit durant laquelle ni elle ni moi ne fermions les yeux, elle me poussait dans l'antre d'une diseuse avec pour unique avertissement d'être aussi respectueux qu'attentif aux paroles de la sorcière, sans oublier de poser au creux de ma main, avec une délicatesse toute maternelle, un billet finement plié qui paierait, si ce n'est l'hypothétique prédiction, la consultation. Nous n'avions jamais roulé sur l'or et que ma mère dépensa une telle somme, qui aurait pu être utile à la réparation de ce radiateur en fonte récalcitrant qui nous faisait faux bond depuis deux hivers consécutifs me fit réaliser l'inquiétude que lui avait provoqué mon onirique aveu.

La chiromancienne, comme on se la représente communément dans les clichés du vieux continent, était fardée d'une robe volante aux couleurs vives et d'un foulard épinglé à ses cheveux noir ébène relevés en une sortie de chignon, révélant la peau dorée d'un visage émacié. Bohémienne. Un coup d'oeil rapide dans son repaire, et je fus déçu de ne pas trouver de boule de cristal parmi le fouillis régnant sur les étagères branlantes. Vous prenez tout ceci à la légère, mais votre aura est dure et noire, aussi pesante que mille pierres que vous traînez derrière vous sans même vous en apercevoir, ses paroles s'accompagnèrent d'une invitation à prendre place autour d'un guéridon de bois massif. La suite de la consultation fut brève, et je n'en ai gardé que très peu de souvenirs. La diseuse tira seulement trois cartes de ses tarots, assez pour m'annoncer sa prédiction sibylline avant de me jeter acrimonieusement dehors.


L''oiseau dans son royaume patiente dans l'instant précieux où il fera de votre carcasse crucifiée son absolu festin. Retournez-vous et fuyez ! L'adversaire est trop grand, plus ancien encore que les Origines, plus puissant que la Mort elle-même.


Sornettes de cartomancienne ! Je ne pris aucunement l'affaire au sérieux, contrairement à ma mère qui, à partir de ce jour, ne fut plus vraiment la même. Une inaltérable tristesse au fond des yeux, l'inquiétude constante quand je rentrais avec le moindre retard à la maison, elle se laissa finalement aller aux affres de la maladie qui l'emporta une poignées d'années plus tard.

Cette Malédiction du condor, comme je me plaisais à en rire, est une superstition qui, comme beaucoup d'autres, fera rire les athées et les sceptiques. Je craignais moi-même, à l'époque où mon enquête a commencé, de ne pas aveuglément croire à toutes ces affabulations. Mais après de longues années de recherches qui me menèrent à découvrir des évènements si secrètement enfouis dans la mémoire du passé, je me mis de nouveau à redouter les visites nocturnes de l'oiseau de mauvais augure. L'odeur de la peur me replongea dans l'effroi.

J'entreprends ce récit alors même que des sombres évènements se déroulent toujours en ces lieux que j'ai rejoints, et rien ne m'avait préparé à ce que certains ici qualifient encore d’indicible. Il me semble pourtant essentiel de consigner l'histoire, de la figer dans l'espace et le temps, graver à la plume son écho pour qu'il résonne comme un avertissement aux générations futures. Je sais qu'un historien se doit d'être objectif, de tenir à l'écart de son récit toute once d'émotion, de pathos voire même d'opinion, mais les révélations concernant cette série d’événements qui eurent lieu en des contrées lointaines sont si tragiques, qu'il m'est délicat de garder le calme seyant à un historien. Pour ces raisons qualifiez-moi plutôt de chroniqueur, de scribe ou de greffier, à vous de voir.

Le matériau, aux prémices de mes investigations en ces lieux, fut fort divers. J'ai eu accès à de nombreux documents jusque-là tombés dans l'oubli : notes personnelles, échanges épistolaires, agendas, articles de journaux (notamment ceux reportant l'incendie destructeur du village voisin et la série de meurtres secouant la région qui le précéda, lors de ce que j'appelle désormais la seconde époque). Je m'étonne d'ailleurs que personne n'eut avant moi l'idée de relier, à force d'hypothèses et de nuits d'insomnie, ce réseau de preuves et d'indices afin d'élucider les mystérieuses tragédies se jouant alors, et ainsi mettre à mal les desseins du Malin ; car si ce n'est d'une entité maléfique suprême, c'est bien de lui qu'il s'agit. La source la plus complète d'informations fut cependant le journal intime de la défunte Clara Zuñiga dont la précieuse lecture me permit de retrouver la plupart des descendants des victimes et témoins oculaires de la Malédiction afin de les interroger.

Je tiens d'ailleurs à préciser qu'étant donné la gravité des évènements à suivre dans cette chronique et afin de respecter l'intimité des survivants et la mémoire des victimes, les prénoms et noms des protagonistes de cette histoire ont été, par mes soins, modifiés. Les dates précises du fléau qui les a accablés ne seront pas mentionnées (bien que tout historien ou spécialiste de ce vaste continent pourra, par ses connaissances ou quelques recherches approfondies, identifier avec précisions les années durant lesquelles les différents épisodes de la Malédiction se déroulèrent) et remplacées par une échelle temporelle s'initiant à l'an 0, année à laquelle les premiers signes de l'abomination se manifestèrent aux yeux de tous. Une échelle temporelle que j'ai dû, prenant en compte mes découvertes, scinder en deux périodes distinctes que je nommerai sobrement Première et Seconde époque.

Si les détails des lieux vous seront donnés au gré du récit et selon ses exigences, je ne peux achever ce préambule et entamer les faits de cette chronique sans vous toucher quelques mots du village dans lequel elle prend place. Nombreuses bourgades sont nées autrefois au pied de la cordillère, les populations attirées par les plaines fertiles et le climat clément et régulier, malgré des hivers rudes et neigeux. Certaines se sont développées, d'autres ont disparu. En des temps reculés, Machali n'était qu'un hameau, conglomérat de paysans aux croyances païennes, car si l'on en croit la traduction indigène, du dialecte araucan pour être plus précis Machali signifie littéralement peuple de sorciers (Machi = Sorcier / Li = Peuple ) . Pour beaucoup il ne s'agit que de folklore, héritage de rites impies pratiqués par des femme séniles pour faire tomber la pluie lors des périodes de sécheresse. Une fois encore, tout sceptique que je fus au prologue de mes investigations j'ai, peu de temps après mon arrivée, assisté à un rassemblement de sorciers sur les hauteurs del cerro – la colline – par une nuit de lune propice aux invocations et manifestations surnaturelles (selon les dires des hommes et femmes qui m'y avait alors convié). Inutile d'en dire plus pour le moment. Je ne voudrais pas prendre le risque de vous effrayer ou même de vous rebuter immédiatement aux révélations à venir. Mais comprenez, lecteur, probablement enfant d'un siècle nouveau, que malgré les apparences de votre confort et de l’opulence de la modernité dans laquelle vous vous complaisez aujourd'hui, les forces véritables et originelles, celles qui vivent à la fois dans les entrailles de la Terre et au firmament des cieux, ces forces omniprésentes invisibles à nos yeux d'humains, ces forces abominables venues de la nuit des temps, ces forces, quelque part, attendent leur heure pour ressurgir parmi les Hommes et les emporter dans un tourbillon de destruction.

Il est désormais temps pour moi de faire connaître au monde le récit de la Malédiction.


Mateo de Mano.


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