Chapitre 1

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Le soleil se levait à peine sur Londres. Un brouillard épais survolait la ville, tel un fantôme bien décidé à obscurcir la lumière de l'aube. Pourtant, dans les quartiers populaires, les volets étaient déjà ouverts depuis longtemps.

Dans les ruelles sombres, les mineurs avaient laissé leurs empreintes de pas dans la terre humide, témoins de leur passage vers les mines alors que la nuit recouvrait encore la capitale.

Dans l'un de ces passages obscurs, trébuchant sur les nids de poule et frissonnant sous ses vieux habits déchirés, Millie pressait le pas. Malgré le brouillard qui lui obstruait la vue, elle avançait rapidement, tournant sans hésiter aux coins des rues. Elle devait arriver au chantier exactement à l'heure de la pause des ouvriers, pour leur distribuer de l'eau. Elle avait encore du chemin à faire : l'église qui était actuellement en travaux jouxtait les beaux quartiers. Ployant sous le poids des deux seaux qu'elle portait sur les épaules, la jeune fille devait s'appliquer à ne faire tomber aucune goutte de leur contenu, ou elle devrait faire plusieurs voyages jusqu'à la fontaine pour les remplir de nouveau.

Au loin, elle entendit les cris de James, son ami vendeur de journaux. Elle fut tentée de le rejoindre pour le saluer, mais la position du soleil, pâle disque jaunâtre à travers le ciel gris, l'en dissuada : si elle voulait passer devant l'Académie Saint Henry, elle ne devait pas perdre de temps.

Millie bifurqua donc dans la direction opposée, longea un pâté de vieilles maisons décrépies, et déboucha sur un grand boulevard pavé où passaient déjà quelques calèches. Résistant à l'envie de poser son chargement pour souffler sur ses doigts gelés, elle se hâta vers un grand portail bleu foncé devant lequel patientaient quelques chevaux. Ce petit détour allongeait son parcours, mais cela faisait plusieurs mois que la jeune fille l'empruntait, rien que pour passer devant l'Académie. Comme à son habitude, Millie s'engagea dans la toute petite ruelle qui longeait l'immense bâtiment de brique rouge. Depuis là, on pouvait apercevoir, par-dessus le muret, la cour dans laquelle arrivaient les élèves. La jeune fille posa ses seaux avec un soupir de soulagement, écarta ses cheveux roux de ses yeux et se mit sur la pointe des pieds afin d'apercevoir l'intérieur.

Quelques professeurs, quasiment au garde à vous, y attendaient les élèves qui commençaient à se ranger en rangs serrés. Habituée à ce rituel de début de journée, Millie chercha des yeux celui qu'elle observait tous les matins. Malheureusement, le brouillard l'empêchait de le distinguer dans la marée de costumes bleus qui défilaient devant ses yeux.

Au risque de se faire repérer, la jeune porteuse d'eau s'appuya sur le muret recouvert de mousse et se hissa en haut, pour s'asseoir sur le rebord. En plissant les yeux, elle pouvait déjà voir un peu plus loin dans la cour, même si ce n'était pas non plus parfait. Soudain, son visage s'éclaira. Il était là. Malheureusement bien trop loin pour qu'elle puisse l'entendre parler avec ses amis comme elle l'espérait... Tant pis, elle n'avait plus le temps aujourd'hui, il allait falloir qu'elle y aille.

En s'appuyant sur ses bras, Millie s'apprêtait à redescendre du muret, quand sa main glissa sur la mousse et se tordit violemment, l'empêchant de se rétablir. La jeune fille ne put retenir un cri de douleur avant de perdre l'équilibre et de s'écrouler en bas du muret, dans la boue. Etalée de tout son long, elle espéra très fort que personne ne l'avait entendue... Malheureusement, des exclamations lui parvinrent, qui furent loin de la rassurer :

-...quelqu'un !

- Il espionnait les élèves !

- ...On va...ez avec moi !

Millie ne mit pas longtemps à comprendre qu'on l'avait prise pour un espion et qu'on allait tenter de la retrouver. Complètement paniquée, elle se releva, secoua ses habits boueux qui lui collaient au corps, plaça les seaux sur ses épaules et partit en courant, malgré tout son corps qui la faisait souffrir. Certaine qu'elle serait trop visible à s'enfuir par le grand boulevard, la jeune fille courut dans le prolongement de la petite ruelle et tourna sur la rue commerçante, en espérant pouvoir se cacher dans la foule. Slalomant sans hésiter entre les passants et les vendeurs ambulants, Millie avait cependant du mal à courir avec autant de poids sur les épaules. Essoufflée, elle s'arrêta durant quelques secondes et jeta un coup d'œil derrière elle.

Elle était suivie.

Quatre hommes, habillés de la même manière que les professeurs de l'Académie, bousculaient les passants sans ménagement tout en se hâtant vers elle.

Le cœur de Millie fit un bond dans sa poitrine. Si elle était arrêtée, elle était quasiment morte. Sans même avoir le temps de reprendre son souffle, elle ramassa son chargement et repartit de plus belle. Ses vieilles chaussures prenaient l'eau, l'alourdissant encore plus, comme si leur seul but était de la ralentir. Heureusement, comme le brouillard se levait, elle pouvait déjà voir le clocher de l'église juste au bout de la rue.

Ignorant les jurons de ceux qu'elle bousculait au passage, elle bifurqua soudainement dans un minuscule passage entre deux maisons qui penchaient dangereusement. C'était un raccourci, et la jeune fille était quasiment certaine que ses poursuivants ne le connaissaient pas. Ses forces s'amenuisaient, sa vue se brouillait. Mais elle courait.

C'était ça ou l'échafaud.

La place de l'église était juste devant. Encore quelques mètres...

- Eh ! Vous, là ! Arrêtez immédiatement, au nom de la loi !

Millie se raidit. La voix venait de l'autre bout du passage.

Ils l'avaient trouvée.

- Shit ! siffla-t-elle entre ses dents tout en accélérant l'allure.

Elle sortit rapidement du raccourci et se retrouva devant la porte principale de la cathédrale. Robin, le chef de chantier, était justement en train de superviser la mise en place de la nouvelle porte.

- Robin ! cria-t-elle toute essoufflée.

- Salut Millie ! Qu'est-ce que t'as foutu encore, fit son interlocuteur en la fixant de la tête aux pieds, Seigneur, tu t'es roulée dans la boue ou quoi ?

- Pas le temps de t'expliquer. Je te laisse les seaux ici, je reviens les chercher plus tard d'accord ?

Sans attendre la réponse, la jeune fille posa l'eau au sol, et délestée de tout ce poids, partit en sprint vers les quartiers pauvres. Pour être certaine qu'on aurait du mal à la retrouver, elle emprunta un bon nombre de détours inutiles, pour finalement parvenir devant la "rue des soupirs".

Ce funeste nom lui avait été donné en rapport à tous les pauvres qui y vivaient et à tous ceux qui y mouraient, sous deux planches de bois en guise de toit. Le sol de terre, martelé par des centaines d'habitants dès le matin, dégageait des relents de vomi et de charogne. Les corbeaux n'étaient jamais loin. Les maisons branlantes n'étaient pour la plupart plus que des tas de bois et de pierres, aménagés en abris de fortune où passaient la nuit parfois une vingtaine de personnes dans une même pièce. La plupart dormaient à même le sol, et il était fréquent d'en retrouver au matin qui ne bougeraient plus, assassinés pour quelques sous ou morts de froid. Des enfants pleuraient, réclamant de la nourriture qui n'arriverait peut-être que le jour suivant. Ici, la mort n'était pas qu'une éventualité, mais un quotidien. C'était l'enfer.

Et Millie y habitait.

Sans trop s'attarder sur le dénuement et l'odeur de la peur qui régnaient ici, la jeune fille traversa la petite rue sordide comme elle en avait pris l'habitude : en regardant droit devant elle. Pour ne pas voir. Ne pas croiser le regard vide et désespéré de ceux qui souffraient. Ne pas voir les enfants maigres, aux habits déchirés, qui jouaient dans la boue. Pour ne pas, encore une fois, sentir son cœur se déchirer.

Après quelques mètres qui lui parurent bien trop longs après sa course effrénée, Millie stoppa devant une petite porte de bois pourri, encastrée entre deux montagnes de pierres et de poutres qui avaient dû être des maisons.

Elle toqua. Trois coups brefs, deux espacés. C'était le code.

Non sans un grincement strident, le battant s'entrouvrit pour laisser entrevoir la tête d'un homme d'une soixantaine d'années, dont les cheveux tombaient sur des yeux ternes d'un noir profond.

- C'est à cette heure-ci qu'tu rentres, toi ? La prochaine fois t'as intérêt à t’grouiller, la Julie t'attend depuis des plombes ! grogna-t-il en s'écartant pour la laisser passer.

Millie acquiesça et pénétra dans la pièce, si sombre que pour les yeux, la limite des murs n'était plus qu'approximative. Dans un vieux fauteuil d'osier, en face de l'unique lampe à gaz, une vieille femme semblait fixer le vide, dans l'attente de quelque chose qui ne viendrait jamais. Ses mains abîmées et ses bras couverts de cicatrices laissaient imaginer la dure vie qu'elle avait menée jusque ces jours encore sombres.

- 'Jour Tantine ! fit la porteuse d'eau en sachant pourtant qu'elle ne répondrait pas.

Pressée de se débarrasser de la lourde charge qu'étaient ses godillots imbibés d'eau, Millie se dépêcha de les enlever et d'essorer ses chaussettes.

- Où est-ce que t'es encore allée traîner, pour revenir dans cet état ?! fit une voix derrière elle.

- Salut Julie, désolée pour le retard j'ai dû faire un détour.

- Un détour, un détour, et pendant c'temps-là, moi, j'attends ! Allez viens m'donner un coup d’pouce !

Millie connaissait la cadence. Depuis qu'elle avait été adoptée dans cette famille, avant tous les repas elle devait aider Julie à faire la soupe. Avant, la petite Anne était là aussi pour le faire avec elles. Anne. Une petite fille joyeuse, qui chaque jour allumait les cœurs éteints de tous ceux qu'elle croisait. Une petite fille à qui toutes les bonnes occasions semblaient sourire. Malheureusement, un après-midi d'hiver, on l'avait retrouvée gelée au bout de la rue. Millie chassa ces tristes souvenirs de son esprit. Elle ne devait pas y penser. Elle ne voulait pas.

Depuis qu'elle avait été adoptée ici, la jeune fille s'était imposé une règle fondamentale. Ne pas revenir sur les choses. La mort de ses parents, les nuits seule dehors, la faim, le froid, les pleurs, les disparitions, tout ça faisait partie du passé. Un passé qui ne devait en aucun cas changer l'équilibre de son présent qui était déjà si fragile. Son présent, c'était certes la pauvreté, le travail acharné, la douleur. Mais surtout c'était son violon.

Sa passion, son héritage.

Sa voix et sa façon de communiquer. Millie savait que ce soir, une fois de plus, elle ouvrirait le boîtier de cuir. Et que comme un enfant émerveillé, elle découvrirait, comme chaque jour, le magnifique instrument qui ne semblait attendre que la pression de ses doigts sur les cordes et le frottement de son archet.

- Millie ! Mets la table et arrête de rêvasser !

Prise de court, la jeune fille acquiesça et s'acquitta de sa tâche sans broncher. Chaque chose en son temps. Elle y penserait ce soir.

Quand le repas fut prêt, il était grand temps de manger, d'après l'odeur attirante qui s'échappait du chaudron posé sur le feu.

- Vous avez entendu parler de Saint Henry ? demanda Julie tout en remplissant quatre bols de soupe.

Millie tressaillit. Si l'information était déjà remontée ici, elle allait passer un très mauvais quart d'heure...

- Qu'est-ce qu'ils ont foutu encore ces bourges ? ronchonna le père adoptif de la jeune fille.

- Encore un élève disparu, figurez-vous ! En deux s’maines ça fait déjà trois, vous vous rendez compte ! Diana m'a confié qu'il se passait de drôles de trucs pas nets là-bas. Le soir, dans les couloirs on voit des éclairs, et ça prend aux tripes comme si la mort planait qu'elle m'a dit !

- Ils peuvent bien se tuer entre eux si ça leur chante, tant qu'ils nous laissent tranquille pour une fois... Ils ont bien assez à faire avec toute ct' histoire de sorcellerie et de disparitions.

D'une certaine manière, Millie était rassurée que personne n'ait parlé d'elle. Mais d'un autre côté, quelque chose l'angoissait.

Vraiment.

"Ça colle trop."

Les souvenirs de toutes les discussions qu'elle avait écoutées, en se cachant derrière le muret de l'Académie, refirent surface. Tout ce dont parlait le jeune homme qu'elle "espionnait" prit alors tout son sens.

Au départ, elle avait cru que c'était faux. Qu'il plaisantait. Mais s'il n'était pas le seul à en parler, seules deux choses pouvaient l'expliquer. Soit c'était une simple rumeur, soit c'était vrai.

Soudainement prise de nausées, Millie prétendit ne plus avoir faim et sortit dehors, sans même prendre le temps d'expliquer où elle allait. Dans son esprit, plus rien n'était clair. D'atroces images s'entremêlaient, se chevauchaient, des cris lui déchiraient les entrailles.

Mais personne ne les voyait, personne ne l'entendait. Elle était seule face à ces visions. Car à partir de maintenant, elle était la seule à savoir.

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