Chapitre 5 : 11:00-13:30

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Diego avait mis son jogging et ses tennis, après une douche et un rapide déjeuner. Revigoré, il entreprit de faire, au pas de course, le tour des hôpitaux de Madrid afin de retrouver Ana. Alors que les familles s'agglutinaient dans les services d'urgence dans l'attente de nouvelles des leurs, lui se contentait de parcourir du regard les queues et les petits groupes à la recherche de la silhouette, du visage, du regard d'Ana. Il ne demandait rien. On ne lui demandait rien, non plus. Il y avait assez d'appels, d'interrogations et de requêtes à satisfaire comme cela !

Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver à l'Hôpital Universitaire del Niño Jesús. Comme partout, la salle d'attente des Urgences était bondée. Des gens abattus, des cris de douleur lorsqu'un mauvais présage devenait réalité, des rires hystériques de soulagement lorsqu'un parent revenait avec son bon de sortie, des larmes silencieuses, des crises de nerfs. Et un remède dérisoire : des infusions de tilleul.

Comment savoir si Ana était venue et s'était inquiétée de lui ? Il n'eut pas le courage d'interroger le personnel infirmier et aide-soignant débordé qui n'arrivait pas à prendre en charge les blessés et leurs familles. Lui, il était vivant, sain et sauf, Ana aussi, alors, qu'est-ce qu'il fichait là ? Au milieu de tant d'infortune, de tant de douleur, de tant de tristesse. Mais une force inconnue le poussait à aller de l'avant. Tant qu'il n'aurait pas retrouvé la protection définitive des bras d'Ana, il ne se sentirait pas à l'abri. Il ne s'expliquait pourquoi et ne voulait même pas essayer. Il le savait, un point c'est tout. Il s'approchait, en jouant des coudes quand c'était nécessaire, regardait partout, pour constater qu'Ana n'était pas là non plus. Alors, il faisait demi-tour et reprenait sa course jusqu'à l'hôpital suivant. En un peu plus d'une heure, il passa ainsi de l'Hôpital del Niño Jesús au Gregorio Marañon et au Princesa, qui étaient les plus proches de la catastrophe.

Cours, Diego, cours !

Il avait fini par se lasser d'appeler Ana en vain. Le téléphone était toujours saturé. À l'Hôpital del Niño Jesús, on lui avait donné une liste des lieux d'accueil des blessés. Il pensa qu'Ana se serait rendue en priorité dans ceux qui se trouvaient en deçà du périphérique extérieur ; il y en avait neuf. L'un d'entre eux, l'Hôpital de la Paz, était assez éloigné des autres, presque tout en haut de l'avenue de Castellana. Il ne se découragea pas pour autant. Il adopta seulement une foulée moins rapide et des inspirations profondes et régulières. Il traversait les passages pour piétons, remontait boulevards et avenues, contournait les rond-points, foulant bitume, gravier, sable, pavé, gazon ou terre, gardant son cap, le souffle assuré. Il ne sentait plus son corps endolori.

Cours, Diego, cours !

Soudain, il remarqua une foule inhabituelle sur les trottoirs, dans la direction opposée à la sienne. Sa course en était rendue difficile car il lui fallait éviter tous ces gens qui descendaient vers le Centre. Il constata que de nombreux passants arboraient un même signe distinctif : un ruban noir de deuil, accroché au revers, dessiné sur le front, sur les joues ou sur une pancarte. Tous se hâtaient. Les visages étaient graves. Les voix houleuses. On entendait des jurons, des blasphèmes, des injures. Des chiffres affreux circulaient : 192 morts, 1400 blessés !

Il s'arrêta.

De nouvelles pancartes apparurent. Il y en avait de péremptoires, de grossières, de dramatiques. Beaucoup visaient l'E.T.A. Toutes disaient NON AU TERRORISME ! Diego eut un moment de doute. Il était presque certain qu'ils se trompaient, en ce qui concernait l'E.T.A. Le mode opératoire utilisé par les terroristes ne correspondait pas à celui de l'organisation indépendantiste. Mais, apparemment, le Gouvernement aussi pointait le doigt dans cette direction. Bien entendu. À la veille d'élections, c'était plus facile de s'en prendre à l'E.T.A. que de reconnaître les conséquences de son intervention armée en Irak !

La marée humaine qui convergeait vers la Puerta del Sol continuait à croître. Des jeunes, surtout. Lycéens, étudiants, travailleurs. Les trottoirs étaient pleins. Comme si Madrid s'était soulevée contre le terrorisme. Il ne pouvait pas ne pas en être. Cette obligation, pendant quelques instants, prit le pas sur celle de retrouver Ana, puis, soudain, il eut conscience qu'elle allait avoir une réaction identique à la sienne et qu'elle viendrait à ce rendez-vous citoyen. Le reste n'était plus qu'une question de chance et de la chance, aujourd'hui, il en avait, non ? Sans hésiter davantage, il reprit sa course, mais en sens inverse cette fois, vers la Puerta del Sol.

Cours, Diego, cours !

On pouvait à peine s'approcher de la Place. Aux donneurs de sang, accourus par centaines dès les premières heures de la catastrophe et qui continuaient à attendre stoïquement leur tour pour combler le sentiment d'impuissance et de culpabilité qui leur serrait le cœur, s'était jointe une foule compacte, hérissée de pancartes. Aux balcons, on avait tendu des draps avec le même ruban de deuil que beaucoup portaient. Le Gouvernement venait d'appeler à une manifestation unitaire pour le lendemain, dix-neuf heures, mais la jeunesse de Madrid n'avait pas voulu, n'avait pas pu attendre tout ce temps. Il fallait que la colère éclate et 45 années d'attentats pour beaucoup désignaient un coupable évident. Comment leur dire qu'ils se trompaient cette fois ? Partout la même affliction irrépressible, rageuse ou consternée, combative ou résignée, silencieuse ou hystérique...

Avec difficulté, Diego se hissa en haut d'un réverbère et se mit à balayer du regard la mer humaine qui avait envahi la place, en commençant par les bords.

Et soudain, il la vit. Une décharge d'adrénaline parcourut tous ses muscles. Ana était là-bas, de l'autre côté de la place, tassée contre la vitrine d'un magasin de vêtements. À son bras, une femme qui lui ressemblait étrangement. Même chevelure, même visage, même stature. Sa mère, sans aucun doute. Il se laissa tomber en bas du réverbère. Il ne connaissait pas la mère d'Ana. Leur histoire n'avait pas encore franchi cette étape symbolique. Les deux femmes levaient le poing comme tout le monde et leur voix s'unissait aux cris de rage de Madrid en ce onze mars de si douloureuse mémoire. Mais, déjà, Diego n'entendait plus rien. Sa bouche répétait : "Pardon, excusez-moi..." tandis qu'il fendait la foule sans un regard, le cou tendu afin d'apercevoir un peu de la chevelure d'Ana et ne pas perdre son cap.

Il se retrouva contre son sein, alors qu'elle ne s'y attendait pas. Et d'émotion, elle faillit s'évanouir. Il la vit pâlir, fermer les yeux et entendit le battement de son cœur se suspendre. Alors, il cria :

— Ana, mon amour, je suis là.

Son oreille remarqua comme le rythme de son cœur s'affolait, à présent. Elle ouvrit les yeux et passa ses bras autour de son cou, en lui susurrant, entre deux baisers :

— Diego, Diego, Diego, enfin !

©Pierre-Alain GASSE, mai 2004. Tous droits réservés.

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