La folie Fischer

9 minutes de lecture

Le 13 mars 2020

 J'ai appris tardivement à jouer aux échecs. Après une courte initiation au collège, je n'ai pratiquement jamais eu l'occasion de rejouer avant l'âge de trente ans, je ne me souviens pas non plus avoir été marqué par l'actualité échiquéenne à l'époque du match Fischer contre Spassky en 1972. C'est pourtant grâce à cet événement que les échecs ont connu un regain de popularité en France et dans le monde entier. Ce n'est qu'à partir de 1981 à l'occasion du match Karpov/Kortchoï à Mérano que je me suis passionné pour ce jeu au point d'abandonner le football et de m'inscrire dans un cercle d'échecs pour participer à des compétitions. Quand la fièvre des échecs vous domine cela peut devenir obsessionnel et chronophage, j'ai finalement arrêté la compétition dans les années 90, mais j'ai toujours gardé un œil sur l'actualité échiquéenne et je joue encore régulièrement des blitz sur internet ou des parties longues contre des programmes. J’ai progressé tardivement grâce à German avec qui j’ai pu partager d’innombrables parties dans la chaleur de l’été sur la terrasse. Il m’a aussi appris le vocabulaire russe des échecs.

 Ma bibliothèque compte cent cinquante-cinq livres sur le jeu d'échecs, mais paradoxalement je n'avais jusqu'alors, aucune biographie de Robert James Fischer, le joueur le plus emblématique de cette discipline à la fois, art, sciences et sport. Il faut dire que malgré une médiatisation exceptionnelle (les articles de journaux relatant ses exploits et ses frasques se comptent par milliers), peu de biographes se sont penché sur la vie de ce génie tourmenté au comportement singulier. C'est dire à quel point l'ouvrage de Christian Carisey "La folie Fischer" vient combler un manque en retraçant la totalité de la carrière et de la vie du Kid de Brooklyn depuis sa naissance en 1943 jusqu'à son décès en 2008. Je remercie les éditions Alma d'avoir accédé à ma demande impromptue en m'envoyant un exemplaire réservé au service de presse. À ma connaissance une seule biographie était jusque là disponible en français, celle de Franck Brady publiée aux éditions Payot en 1993, elle a été rééditée récemment aux "Forges de Vulcain" sous le titre "Fin de partie" en 2018, mais ne couvre pas les dix dernières années de la vie de Fischer.

 Le petit Bobby est un enfant surdoué, on lui attribue un QI de 180, supérieur à celui d'Einstein. Il naît à Chicago le 9 mars 1943 dans un contexte familial atypique qui marquera sa personnalité au même titre que la situation politique de la guerre froide. Sa mère est infirmière, elle parle plusieurs langues dont le russe, elle passera plus tard un doctorat en médecine, le mari de sa mère est un biophysicien allemand. Le couple se sépare, Regina fuit les persécutions Nazis en passant par Berlin puis Moscou, Paris et enfin Chicago. Regina élève seule ses deux enfants aux états-unis et lorsque le petit Bobby nait en 1943 à Chicago elle déclare pour père son mari Gerhardt Fischer, qu'elle n'a pas revu depuis plusieurs années, celui-ci est l'assistant du professeur Hermann Joseph Muller prix Nobel de physiologie. En réalité, le vrai père biologique de Bobby est Paul Nemenyi, un génie des mathématiques recruté par les autorités américaines pour travailler sur le projet Manhattan dont l'objectif est de produire la première bombe atomique. La mère du jeune prodige des échecs est surveillée par le FBI, son long séjour en Russie et ses relations avec des scientifiques américains de haut niveau la rende suspecte. Ajouté à cela que Regina est d'ascendance juive allemande ainsi que son premier mari, que Joan la soeur de Bobby (pionniére dans le domaine du tutorat informatique à l'Université de Stanford), épousera Russel Targ scientifique qui mènera des recherches sur la parapsychologie avec des fonds de la CIA et vous commencez à vous dire qu'on retrouve ici tous les ingrédients d'un bon polar, politico-scientifique avec des espions à tous les coins de rue. Vous êtes loin du compte !

 Revenons sur le jeune Bobby. C'est sa sœur Joan qui lui achète son premier jeu d'échecs, ce sera une révélation. Plus tard, il dira : « j'ai appris à jouer à l'âge de six ans, mais c'est devenu vraiment sérieux seulement à partir de sept ans !».

 À partir de là, Fischer consacrera sa vie à ce jeu. Ses progrès sont fulgurants. Ses points forts : la créativité, la concentration, la mémoire. Sa mère l'inscrit au club d'échecs de Brooklyn puis au Manhattan Chess club de New-york. Malgré son jeune âge, il pulvérise tous ses adversaires. En 1957, à quatorze ans, il devient champion des États-Unis et obtient l'année suivante le titre de grand maître international (GMI) un record de précocité. Mais il y a un revers à la médaille, le jeune Fischer est dépassé par son génie. Il quitte l'école pour se consacrer au jeu d'échecs qui devient son activité exclusive, il ne sort pas, il ne fréquente personne, il ne boit pas, il ne fume pas, il joue aux échecs, le jour, la nuit et dans ses rêves. Il veut devenir champion du monde. Mais il souffre de troubles psychologiques qui se traduisent par des manières déroutantes : "Il lui arrive de quitter un tournoi sur un coup de tête et de disparaître pendant plusieurs jours sans donner signe de vie. Il est incontrôlable et tout est prétexte à critiques, à réclamations, à doléances. Il se plaint de l'agitation des spectateurs, de l'attitude d'un juge au regard menaçant, de la lumière trop blanche qui éclaire l'estrade. Il est fantasque et colérique." (extrait page 62). Néanmoins, il réussira seul contre l'armada des grands joueurs russe qui dominaient le monde des échecs à l'époque de la guerre froide. Au cours du match de sélection des candidats, il inflige un mémorable 6-0 au Grand-maître russe Taïmanov qui ne s'en remettra jamais. Il récidive face au Danois Bent Larsen par le même score écrasant de 6-0, du jamais-vu ! Il remporte le titre mondial en 1972, après avoir battu l'immense champion Boris Spassky.

 Pourtant, quelque chose cloche dans son comportement. Déjà à cause de sa personnalité excentrique, il a freiné sa carrière qui aurait pu être beaucoup plus fulgurante, il a 29 ans lorsqu'il remporte un titre qu'il aurait pu conquérir plusieurs années auparavent. Beaucoup pensaient, à cause de son caractère changeant et perturbé, qu'il allait exploser en vol face à l'expérience et au flegme imperturbable de Spassky. Le début du match semble donner raison à ses détracteurs (surtout les Russes). Il perd la première partie après avoir volontairement donné un fou sans réelle compensation, prétextant l'influence néfaste d'ondes perturbatrices. Il ne se présente pas à le deuxième partie qu'il perd par forfait. Il est alors mené 2-0, un handicap presque insurmontable à ce niveau. Il exige de jouer dans une pièce isolée, sans caméras, sans spectateurs, il a peur d'être espionné à la fois par le FBI, le KGB et le Mossad ! Finalement, il se décide à jouer et balaye Spassky qui reconnaîtra la supériorité de son adversaire, par une attitude inédite : il se lève à la fin de la sixième partie pour applaudir. Fait extraordinaire, le lendemain de son sacre, Robert Fischer disparaît dans la nature et abandonne les compétitions. La pression est trop forte, il perd pied. Jusqu'alors il témoignait d'une certaine arrogance et son attitude étrange était attribué à l'originalité qui caractérise souvent les génies, mais le mal est plus profond. Robert Fischer se croit persécuté, il sombre dans la folie, devient membre de l'église universelle de Dieu, une secte adventiste qui prévoit la fin du monde et le retour de Jésus, il croit à la réalité du protocole de Sion, admire Hitler, développe un antisémitisme virulent. Il perd peu à peu son âme et devient incontrôlable jusqu'à se réjouir des attentats du 11 septembre 2001 à New-York. "C'est un joueur de génie à l'attitude détestable, un être vaniteux et faible, aux idées honteuses et dont l'obsession consiste à déjouer des complots imaginaires fomentés contre lui." (extrait page 142). Il fait un fugace retour aux échecs en 1992 pour un match revanche contre Spassky qui lui, n'a jamais arrêté la compétition. Il gagne à nouveau malgré une interruption de son activité de joueur professionnel de près de vingt ans. Mais les commentateurs sont unanimes, Fischer n'est plus que l'ombre de lui-même, il apparaît vieilli, barbu, presque chauve, usé par ses luttes contre des ennemis imaginaires. Après cette apparition fantomatique, il empoche le prix de 3 millions de dollards et s'exile d'abord en Hongrie puis au Japon. Il ne jouera plus jamais de match officiel mais seulement quelques parties avec des amateurs rencontrés occasionnellement, ou seul dans sa chambre aux volets clos.

 Le tableau est particulièrement noir, pourtant, on ne peut parvenir à détester totalement cet homme qui en fin de compte n'a fait de mal à personne si ce n'est à lui-même. Il a porté à son plus haut niveau une passion destructrice. Il s'est montré créatif dans tous les domaines du jeu d'échecs, aujourd'hui encore tous les joueurs d'échecs utilisent la pendule de son invention qui consiste à rajouter du temps après chaque coup joué pour éviter de tomber en Zeitnot, cette pendule s'est vendue à des centaines de milliers d'exemplaires du vivant de Fischer sans qu'il ne réclame la moindre royalties, c'est pourtant lui qui en détenait le brevet. Il est aussi l'inventeur des échecs aléatoires, une variante du jeu dans laquelle l'emplacement initial des pièces est tiré au sort, ce qui, selon Fischer, empêche les parties préarrangées et favorise le talent échiquéen pur plutôt que la mémorisation de centaines de variantes d'ouvertures. Une nouvelle démonstration de son génie paranoïaque.

 Enfin, lorsqu'on regarde les photos de l'époque, on ne peut qu'être qu'ému et attendri par le regard un peu perdu de cet enfant innocent, timide et poli qui, un jour de l'année 1949, découvre un jeu pas comme les autres. Il ne voulait rien d'autre que jouer et percer le secret des échecs. Pris dans la tourmente d'un monde en ébullition et privé d'un entourage familial stable, Il n'a pas maitrisé les débordements de son génie. Il est mort à l'âge de 64 ans, chiffre qui correspond au nombre de cases qui compose un échiquier !

 Le livre de Christian Carisey restitue dans sa totalité le destin peu commun de cet homme dont je viens seulement d'esquisser la trajectoire. En fournissant de nombreux éléments de contexte, l'auteur nous fait revivre une époque troublée par l'affrontement de deux mondes. À mi-chemin entre l'enquête journalistique et la biographie romancée, l'ouvrage de Christian Carisey permet aussi bien aux amateurs passionnés, au fait de l'histoire des champions, comme au simple curieux, joueur occasionnel, de passer un bon moment de lecture et de parfaire sa culture échiquéenne.

 Cet ouvrage est plein de qualités, toutefois il semble manquer à l'auteur une connaissance intime, de l'intérieur, du monde des échecs, ce qui aurait donné encore davantage d'autorité à son propos, car il ne traite que superficiellement du style et de la technique de jeu de Fischer. Mais il ne s'agit là que d'un avis personnel.

  Pour les néophytes, le parcours de Robert Fischer pourrait donner une image assez sombre du monde des échecs et en particulier des joueurs professionnels. Il faut tout de suite apporter des précisions. Depuis l'époque de Fischer, de nombreux champions se sont affronté pour conquérir le titre mondial, tous ont fait preuve de nombreuses qualités humaines, sagesse, fair-play, grande culture générale, pondération, sociabilité et ont beaucoup œuvré pour le développement du jeu d'échecs auprès des jeunes en soulignant ses vertus pédagogiques. Il n'est pas possible de tous les citer, mais voici les plus connus et représentatifs de ces nouvelles générations : Anatoly Karpov, Viswanathan Anand, Vladimir Kramnik, Garry Kasparov, le champion du monde actuel Magnus Carlsen et pour les femmes, Judit Polgar et la Chinoise Ju Wenjun.

 La devise de la FIDE (1) est Gens una sumus, « Nous sommes une seule famille ».

(1) Fédération internationale des échecs.

Bibliographie :

- "La Folie Fischer", Christian Carisey, Alma Editeur (2019) 225 pages.

- "Bobby Fischer", par Franck Brady, Payot (1993), 396 pages.

- Revue "Europe échecs" numéro spécial de mars 2008 consacré à Bobby Fischer.

- "Ethnologie des joueurs d'échecs", Thierry Wending, PUF (2002), 252 pages. Pour une approche scientifique de l'étude des joueurs d'échecs.

- "64 cases pour un génie" (Bobby Fischer against the world), film documentaire américain de Liz Garbus sortie en 2011, durée 94 minutes (visualisable sur youtube).

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 26 versions.

Vous aimez lire Gérard Legat (Kemp) ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0