L'auberge rouge

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19 décembre 2019

 Cela commence comme une nouvelle de Maupassant. À la fin d'un déjeuner mondain, au moment où les convives se trouvent dans cette heureuse disposition procurée par un repas exquis, l'un d'eux raconte une étrange histoire. Mais très vite, après quelques pages, on quitte l'imagier champêtre de Maupassant et l'on pénètre dans le monde de Balzac.

 L'auberge rouge est une réflexion sur la vérité, la justice et les tourments qu'imposent une conscience morale. Elle est présentée sous la forme d'une intrigue policière que Balzac a classée avec juste raison, dans ses études philosophiques.

 Cette nouvelle, assez courte, est cependant caractéristique de l'œuvre du grand romancier et révèle les traits dominants de son style : l'intensité dramatique, l'épaisseur des personnages, l'expression des idées philosophiques qui accompagnent l'histoire et l'invention dans l'écriture au travers de descriptions où les pierres, les paysages et les plus modestes personnages ont du génie.

 La trame est simple, un meurtre horrible est commis dans une auberge. Le mobile du crime est une énorme somme d'argent. Deux jeunes hommes liés d'amitié, sont soupçonnés. Sans se concerter, ils ont tous les deux envisagé le crime, mais un seul a réalisé son funeste dessein. L'innocent est accusé. Tourmenté par ses intentions criminelles il pense avoir commis l'irréparable dans une sorte de somnambulisme. Il se défend mal, met hors de cause son compagnon et à l'issue d'un prompt procès, il est exécuté.

 En dehors de l'aspect dramatique et de la psychologie des personnages Balzac, fin juriste, nous interpelle aussi sur la notion d'intention criminelle qui est le point de départ de la responsabilité pénale. Mais si l'intention constitue un élément moral, seule l'exécution (où la tentative d'exécution) est condamnable. Comme toujours dans Balzac, il y a l'histoire et ce quelle dit de la société. Le véritable coupable se procure ainsi impunément une immense fortune qu'il fait fructifier et devient banquier. C'est le moment pour l'auteur de distiller une petite phrase qui en dit long : "où en serions-nous tous s'il fallait rechercher l'origine des fortunes". Dénonçant avant l'heure la philosophie des libéraux qui prônent l'enrichissement individuel à tout prix, Balzac poursuit son idée et fera dire à l'un des personnages du père Goriot (1834) : "Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié." Ses deux citations sont dans une continuité parfaite, comme d'ailleurs certains protagonistes que l'on retrouvera dans le père Goriot et dans l'auberge rouge grâce à l'invention géniale du retour des personnages. Balzac n'écrit pas de romans isolés, il tisse une toile, une fresque gigantesque qui décrit le monde. Sur ce sujet, on ne pourra pas dire mieux que Victor Hugo dans son oraison funèbre à la mémoire d'Honoré de Balzac : "Tous ses livres ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l'on voit aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine...".

Pourquoi j'aime Balzac ?

 J'ai rencontré Balzac, il y a 54 ans en lisant l'article qui lui était consacré dans l'encyclopédie "Tout l'univers". Vous savez, cette encyclopédie pour la jeunesse, avec ses belles illustrations en couleurs dont les éditions modernes ne reproduisent que de pâles imitations.

 Ensuite, j'ai lu "La peau de chagrin" et "Illusions perdues", et j'ai subi de plein fouet l'impact de l'œuvre et de son auteur. Depuis l'onde de choc ne s'est pas atténuée et Balzac m'accompagne partout où je vais.

 J'aime Balzac parce que ses personnages ne sont pas simplement gentils ou méchants ; ils sont angéliques ou démoniaques. Ils ne sont pas chauds ou froids ; ils sont bouillants ou glacés. Ils ne sont pas amoureux ou indifférents ; ils sont passionnés ou impénétrables.

 J'aime Balzac, pas seulement parce qu'il communique à ses personnages une énergie qui les rend pittoresques et expressifs, mais tout simplement, parce qu'il leur donne la vie.

 Balzac a ouvert la voie au roman moderne, chacun le sait. Afin de décrire les mœurs de son temps, il a créé un monde peuplé de plus de 2000 personnages. La vie de Balzac est aussi un roman où le personnage principal est successivement : clerc de notaire, dramaturge, romancier, critique d'art, essayiste, journaliste, éditeur, imprimeur, fondeur de caractère et infatigable voyageur. Sa vie trop courte l'a empêché de mener à bien mille autres projets, tels que : l'exploitation de mines argentifères en Sardaigne, la culture d'ananas dans sa maison des jardies à Sèvres, l'exploitation des forêts d'Ukraine et bien d'autres entreprises encore.

 Balzac avait ses entrées dans tous les milieux sociaux de son temps. Il a tout vu, tout senti, tout analysé, tout décrit et tout vécu. Grâce à son don de double vue et à sa puissance d'observation, il pénétrait dans l'âme humaine et en décomposait tous les constituants.

 On reste stupéfait devant l'ampleur de son œuvre : 91 romans écrits en une trentaine d'années. Et quels romans !

 Cette œuvre est le résultat d'un travail de forçat qui le tenait rivé à sa table de travail parfois 18 heures par jour. On l'imagine en robe de chambre, la plume à la main, devant une cafetière fumante. Il se maintenait éveiller par une consommation abusive de café.

 Dans son Traité des excitants modernes, Balzac écrit : "Le café tombe dans votre estomac [...]. Dès lors, tout s'agite : les idées s'ébranlent comme les bataillons de la Grande Armée sur le terrain d'une bataille, et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées ; la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l'artillerie de la logique arrive avec son train et ses gargousses ; les traits d'esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent ; le papier se couvre d'encre, car la veille commence et finit par des torrents d'eau noire, comme la bataille par sa poudre noire."

Si vous hésitez à vous plonger tout de suite dans l'oeuvre monumentale de Balzac, je ne puis que vous recommander de commencer par lire l'une de ses meilleures biographies, celle d'André Maurois : "Promethée ou la vie de Balzac", Flammarion (1974).

Bibliographie :

Balzac, l'Auberge rouge, l'oeuvre de Balzac en 16 volumes, (volume 12), le club français du livre (1967)

Adaptation au cinéma :

L'auberge rouge, réalisé par Jean Epstein en 1923 (noir et blanc muet) avec David Evremont et Léon Mathot.

Plusieurs adaptations portant le même titre s'inspirent plus ou moins de l'oeuvre de Balzac, comme le film d'Autan-Lara, sorti en 1951 avec Fernandel.

Mots rares :

Balzac est probablement, parmi les romanciers français, celui dont le vocabulaire est le plus étendu.

intussusception : Assimilation spontanée, intuitive (propre à une personne)

"Cette intussusception de nos âmes et de nos sentiments établissait une lutte mystérieuse entre le fournisseur et moi." Page 234

Extemporané : Qui se fait, qui se produit au moment du besoin; immédiat :

"Donc, la décision à prendre doit être un fait extemporané de notre conscience, un concept soudain, un jugement instructif, une nuance fugitive de notre appréhension intime assez semblable aux éclairs qui constituent le sentiment du goût." Page 242

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