Chez Sigrún

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 Je n’aurais pas pu refuser l’invitation. Il faut avouer que j’étais curieuse de rencontrer la personne capable de supporter la trombine moustachue de Bilal depuis des années, et ce jusque dans son lit. Celle qu’il disait entretenir, et celle avec qui il se chicanait la moitié du temps. En effet, avec Bilal, les tiraillements de couple standard, comme le reste, prenaient des proportions grotesques. Chaque semaine, lors de sa pause cigarette du matin, mon collègue saisissait l’occasion pour déverser sur moi sa détresse et apaiser ses nerfs. Ils s’étaient disputés la veille:

 “Je n’en peux plus de cette femme. Elle ne m’écoute jamais ! Elle n’a pas de cervelle ! Je n’ai jamais vu quelqu’un de si égoïste. On dit que les islandaises sont de sacrées caractérielles, eh bien, elle ne fait pas exception. C’est même une des pires, si tu veux mon avis. Tu verrais à quel point elle est insupportable... Et son fils, alors, un boulet monumental et sans avenir ! Une tristesse. Elle n’a pas su l’éduquer. Je perds mon temps avec ces deux-là, je te jure ! Un jour viendra, je prendrai les deux pantalons que j’ai là-bas, mon vélo, et j’irai n’importe où mais je les laisserai se débrouiller et ils ne verront plus jamais ma face.

 Deux jours après, il arrivait au travail l’air apaisé, plein d’espoir:

— Nous avons eu une longue discussion hier soir et nous voilà repartis sur de bonnes bases. Il faut bien se chamailler de temps en temps, c’est le lot de tous les couples. Nous avons établi de nouvelles règles à la maison. Son fils a promis de faire des efforts, et tous les soirs je lui ferai pratiquer le drone, afin de le sensibiliser au pilotage.

 La semaine suivante, le même drame avait lieu en pire.

 Je me suis donc rendue chez eux un samedi soir, sans m’attarder sur ma tenue puisque, de toute façon, ma garde-robe offrait peu de choix. C’était très bien ainsi, car Sigrún m’a reçue en robe de chambre mauve, legging et crocs roses. Lorsqu’elle a ouvert la porte, j’ai dû élever mon regard afin de considérer son visage implanté au-dessus d’un corps haut et massif. Digne de ses racines islandaises du côté paternel, elle avait les yeux bleus, le nez en trompette et une chevelure blond platine arrangée d’un brushing rigide. Les rides de la soixantaine approchant parcouraient son visage passé aux UV et un rouge à lèvre rose brillant signalait ses lèvres fines. Elle portait des lunettes aux montures violettes dont les coins s’étiraient en pointes. Ses oreilles supportaient le poids de grosses boucles en faux verre blanc qui brillaient de maniere ostentatoire. Son peignoir feutré suivait les courbes d’une poitrine généreuse et d’un abdomen épais. En me fiant à la description que son concubin m’avait fait d’elle, je songeais que ses bourrelets généreux lui étaient apparus quelques années après leur rencontre.

 En passant le seuil de la porte, je découvrais avec étonnement l’espace où mon collègue se réfugiait chaque soir, et où avaient lieu les scènes de ménage.

 En un coup d'œil circulaire, j’ai compris que l'intégralité de l’appartement était régie par deux thèmes. Les chiens et le violet. Chaque objet obéissait au moins à l’un des deux critères. La présence de blanc et de noir était aussi acceptée - notamment pour les murs et les meubles, permettant de faire ressortir la couleur favorite de la maîtresse de maison. Sur toutes les étagères, étaient exposées des statuettes de chiens en plastique, porcelaine ou verre, dotés de paillettes, de vêtements à motifs ou de colliers de fourrure. Je pénétrais l’espace avec curiosité. Un mur était consacré aux photos d’expositions canines. De races variées, les toutous prenaient la pose sur leur socle, exhibant un pelage taillé avec souci et d’une propreté reluisante.

 La dame m’a souhaité la bienvenue sans plus de conviction, et m’a invitée à m'asseoir sur un tabouret violet. Bilal se tenait à côté, discret, veillant à nous laisser le champ libre pour fabriquer une conversation. Mon estomac me faisait comprendre que ça n’allait pas être naturel. J’ai feint un sourire gai et fait mine de m’intéresser à de quelconques détails. Mon collègue m’avait averti des origines américaines du côté de la mère de Sigrún. J’y ai repensé immédiatement lorsque les premiers mots sont sortis de son gosier. L’accent, très présent, contrastait avec celui de son darling, dont j’avais l’habitude.

— Alors, toi aussi, tu travailles chez Timburland ? a-t-elle démarré abruptement, avec un ton qui voulait davantage dire “Ainsi, c’est toi qui passes tes journées auprès de mon homme ?”

Je me suis dépatouillée en causant de banalités, avant de recevoir un deuxième pic :

— Comment se fait-il que tu aies décidé de passer du temps à Reykjavik ?

Alors, je lui vantais les mérites de son pays et de la nature que celui-ci abrite. Ensuite, à mon tour je lui ai demandé ce qu’elle pensait de sa terre natale. Si mon enthousiasme à ce sujet avait pu paraître quelque peu forcé, son discours à elle n’en contenait aucun. Elle s’ennuyait et déplorait le climat autant que les hivers sombres. Seule sa famille était une bonne raison pour rester ici. Sans cela, elle aurait aimé vivre aux Canaris - la destination de vacances phare pour les islandais.

“Il y a aussi la Louisiane, dont ma mère était originaire et où il fait bon vivre. À vrai dire, voilà longtemps que je n’y ai pas mis les pieds. J’y ai un frère, pourtant. Mais il est hors de question que je passe du temps chez lui. Sa femme ! Doux Jésus. Quelle petite peste ! Il n’y a aucune chance pour qu’on se supporte."

 Sigrún parlait surtout en se plaignant, la voix de plus en plus grave, et je faisais semblant de très bien comprendre et de souffrir avec elle. Je ne voyais pas bien de quoi lui parler me concernant. Par chance, elle a ouvert la porte aux deux chiens qui se trouvaient jusqu'à présent sur la terrasse. Elle m’a donc présenté ses deux bébés, Helga et Martin. Martin, le chiwawa trouvait refuge contre la poitrine redoutable de sa maîtresse. Helga, le grand caniche blanc à la coupe de poils digne d’un podium - s’est dirigé vers son coussin violet en faisant tinter le grelot suspendu a son collier. Nous avons ainsi exploité le sujet de conversation canin qu’il convenait d’avoir lorsqu’on est invité dans une telle demeure. Nous l’avons développé sous tous ses aspects jusqu’à l’épuiser, le récurer, bien plus que s’il s’agissait de ses propres enfants.

 Le verre de shweps qu’on m’avait servi était vide et le repas toujours en cours de préparation. Comme elle devait aussi avoir de la peine à chercher de quoi bavarder, elle m’a offert une place sur le canapé et m’a glissé un album dans les mains. Il s’agissait de photos de famille qui dataient d’une trentaine d'années sur lesquelles Sigrún avait une tout autre allure. Peut-être voulait-elle me prouver qu’elle aussi avait été jeune et mince. Je ne pouvais pas dire le contraire en feuilletant le livret. Même avec la coiffure un poil ridicule de l’époque (notons que son caniche arborait à présent la même, gonflée sur le dessus de la tête), sa beauté avait bien eu lieu, aussi bien que ses joues ridées et son air blasé à présent.

 Je prenais un temps considérable à observer chaque photo et demander des précisions afin de nous épargner la vacuité latente. La chienne s’était plantée à côté de moi et je la caressais délicatement. Toute calme, elle me reniflait de son museau fin et frais. Je trouvais du réconfort à plonger ma main dans ses poils cotonneux. De son côté, Bilal se refusait à nous venir en aide. Il restait dans la cuisine à concocter un poulet aux épices, revêtant un tablier et la paire de crocs rouges qu’il avait emporté chez mes parents.

 Comme le dîner ne nous appelait pas encore, Sigrún m’a donné accès à un deuxième album. Celui-ci était entièrement consacré à tous les bichons qu’elle avait eu.

 Elle m'a parlé plus en détail du métier de toiletteuse canine qu’elle avait exercé de nombreuses années, donnant des précisions sur certains des toutous en photos, leur noms. Elle mentionnait aussi à plusieurs reprises le chagrin causé par leur perte. “Palli est mort d’une intoxication alimentaire. J'étais absolument dévastée !”, se lamentait-elle dans son accent américain qui me chatouillait les oreilles.

— Tiens, regarde, ces trois dalmatiens : Siggi, Lilja et Rósi. Ce sont eux que j’avais à l'époque où j’ai rencontré Billy.

 Alors, elle s’est mise à me raconter la façon dont ils s’étaient rencontrés bien que j’en avais déjà eu vent par lui-même.

 Son mari était mort en Allemagne et son cercueil avait dû être acheminé par bateau vers l’Islande. Il était donc passé entre les mains de Bilal lorsque celui-ci travaillait au port de Hambourg. Plus tard, lorsque celui-ci vivait déjà en Islande, il avait fait la connaissance de Sigrún dans une soirée où ils en étaient venus à reconnaître ce fait. Ils avaient vu là un signe du destin et s’étaient rapprochés.

 Elle a conclu sur un commentaire qui m’a fait sursauter:

— Et voilà, depuis, ça fait onze ans que ça dure ! On fait de notre mieux.

 À ces mots auxquels elle croyait sincèrement - bien qu’ils semblent assez dépouillés d’entrain - je me remémorais toutes les fois où Bilal avait fait allusion à d’autres femmes. Soit des petites amies résidant à l’étranger comme Léonore, soit des filles avec lesquelles il disait avoir simplement baissé son pantalon. Si j’en croyais les récits de ce dernier, les escapades extra conjugales qu’il opérait en nombre, (même s’il ne les nommait jamais ainsi), étaient bien plus récentes que leur union. À cet instant, je me suis sentie mal pour elle. En effet, si mon collègue se fichait pas mal d’être fidèle, elle me donnait l’impression de considérer leur relation selon des normes plus traditionnelles, et ignorer beaucoup de choses.

 Le reste de la soirée, nous avons mangé sans plus de cérémonie puis avons écouté quelques chansons islandaises sur une petite enceinte au son désagréable. Bilal a ressorti son drone dans le jardinet, surveillant de sa caméra les silhouettes de chiens en néon luminescent ainsi que les niches d’Helga et Martin.

 J’ai quitté la maison étourdie, contente de respirer l’air de dehors sur mon vélo.

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