Toute une montagne

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 Lorsqu’on se promène dans Reykjavik en longeant la mer, la chaîne de plateaux montagneux dressée de l’autre côté du fjord nous fait face. Le sommet porte le nom d’Esja et mon regard s’y agrippe chaque jour sans se lasser. C’est sa présence majestueuse qui m’avait tant séduite lors d’une promenade de novembre en solitaire, me forçant à imaginer un futur dans cette contrée insulaire.

 Chaque jour de ma nouvelle vie islandaise, je surveillais ses changements d’aspect comme on guette le prochain épisode d’une série, alternant les scènes spectaculaires et celles d’un calme absorbant. Certains jours, les reliefs se trouvaient partiellement enneigés, voire tout de blanc vêtus. D’autres fois, sa majestée se révélait en une roche brune et sombre, bordée de prairies or. Selon ses humeurs, elle se coiffait de coton douillet ou bien menaçant.

 En l'occurrence, nous étions en été, et la gardienne de Reykjavik revêtait fièrement sa robe verte, que le soleil caressait tel un velours. J’ai demandé à Bilal s’il y avait un sentier pour la gravir.

 “Absolument ! C’est une très belle randonnée. Que dirais-tu de prévoir une expédition dimanche prochain ?

 - Ma foi, ce serait avec plaisir si le temps est propice.”

 Le dimanche venu, je n’ai pas eu le courage de renoncer à une belle grasse matinée. Par chance, Bilal ne m’a pas non plus sollicitée. Comme nous travaillions beaucoup du lundi au samedi, je me suis dit que lui aussi préférait se reposer. J’ai donc profité de ma journée de repos. L’après-midi, j’ai seulement rendu visite à Qadir qui m’a offert son fameux thé vert.

 Le lundi au travail, je trouvais Bilal avec une mine contrariée. Il m’a à peine saluée et le reste de la journée, il s’est débrouillé pour m’éviter. J’étais surprise, et désarçonnée par ce comportement nouveau qui exprimait une sorte de drame obscure. À plusieurs reprises, je me suis questionnée sur les raisons d’un tel retournement. On ne pouvait pas dire que je lui avais posé un lapin puisque lui non plus ne m’avait pas rappelée pour concrétiser l’ascension d’Esja.

 Ce jour-là, il plaisantait ouvertement avec les collègues tandis qu’il m’ignorait soigneusement. Je commençais à me demander si j’avais dit quelque chose qu’il aurait pu mal interpréter, et à regarder dans le passé proche toute action de ma part susceptible de lui avoir déplu. Peut-être était-il vexé que je me sois rendue chez Qadir alors que nous avions prévu de conquérir la montagne. Encore fallait-il qu’il soit au courant. Il m’était difficile de situer la maladresse commise à l’origine de son comportement.

 À mesure que le temps passait, je me sentais gagnée par une angoisse. Allait-il persévérer dans son mutisme le lendemain ? Et à l’avenir ?

 Jusqu’ici, Bilal avait adopté un rôle de tuteur avec moi et m’avait facilité la tâche sur beaucoup de points lors de mon installation à Reykjavik. Au travail aussi, il était mon allié et nous faisions passer le temps avec nos bavardages légers emprunts d’humour. Je n’avais jamais opposé de réticence à son aide. J’en bénéficiais en me montrant reconnaissante. Néanmoins, c’était bien lui qui avait décidé de s’acquitter de cette position de grand frère... Et chose bienfaisante ou non, je m’étais habituée à cette étrange situation. Que faire s’il décidait de m’abandonner à ce stade ? Il n’y avait rien de très important en jeu, mais il me serait pénible de m'accommoder de ce soudain rejet sans même en saisir la cause. Cet homme était parfois étrange, fanfaron et pouvait se montrer trop présent. Mais dans un esprit de reconnaissance et d’ouverture, j’avais décidé de l’accepter tel qu’il était en évitant de m’attarder sur ses défauts. Ces derniers, bien réels, ne me semblaient pas peser plus lourd que sa brave générosité et l’amitié qui s’était installée entre nous. Après tout, nous n’étions pas un couple, mais simplement collègues et amis - ce qui permettait une certaine souplesse.

 En fin d’après-midi, j’ai décidé de me confronter à lui pour en finir avec ces questionnements.

 “Bilal, j’aimerais savoir pourquoi tu ne cesses de me tourner le dos ? Si j’ai fait quelque chose qui t’a froissé, je t’encourage à m’en faire part, car depuis ce matin je cogite dans tous les sens et rien ne m’explique la distance que tu t'obstines à maintenir avec moi.

 - Eh bien, suis-moi.

 Il m’a entraîné un peu plus loin à l’arrière du parking de Timburland. Il a tendu le doigt vers les reliefs au loin.

 “Tu vois, ce sommet en face de nous ? Figure-toi qu’hier, j’étais là-haut. Il faisait un temps radieux.

 Il me scrutait d’un air de papa qui explique à son enfant ce qu’il lui reproche.

 - Si tu m’en veux de ne pas avoir tenu parole, pourquoi ne m'as-tu pas appelée hier matin ? Je serais venue, mais comme tu ne m’as pas contactée, j’en ai conclu que tu devais être fatigué comme moi et je me suis reposée.

 - Là n’est pas la question. Si tu t’engages avec moi, j’ai besoin que tu sois présente. Tu sais, j’ai eu beaucoup d’amitiés au cours de ma vie, mais peu d’entre elles ont perduré. Parce que je n’ai plus de temps à perdre avec des personnes qui font semblant d’avoir des ambitions, et derrière, ne sont pas capables de se présenter à un rendez-vous qu’elles se sont donné. Je choisis ceux qui sont prêts à accomplir, pas comme Anoush, et même Qadir, qui passent leurs journées à ronfler sur le divan. Ceux-là sont juste bons pour plaisanter en ourdou de temps en temps. En dehors de ça, aucun intérêt.

 J’étais piquée au vif par ses paroles intransigeantes teintées de mépris. L’ancien militaire était venu me secouer, s’abstenant de tout soupçon d’humour. Je ne me sentais pas à mon aise.

 Nous nous sommes regardés un instant sérieux, puis trouvant cette attitude trop inhabituelle et peu plaisante, je l’ai vu esquisser sournoisement un sourire que, soulagée, je lui ai rendu. Il m’a donné une tape amicale sur l’épaule.

 - Tu es fou, j’ai cru que tu ne voudrais plus jamais m’adresser la parole !

 - Bah ! Il ne fallait pas t’inquiéter autant, je voulais juste te faire réaliser. Jamais je ne t’abandonnerai à moins que tel soit ton souhait, tu peux en être sûre. D’ailleurs, si tu veux, je suis toujours prêt à me marier avec toi, ajouta-t-il, un sourire espiègle pour me narguer.

 - Jamais de la vie, lui répondis-je.

 - Bon, tu me rassures. Quoique ce serait drôle quand même. Au moins tu aurais la certitude que je ne te laisserai pas tomber !

 - Bravo Bilal, tu n’es jamais à court de bons arguments. Je te signale que tu étais prêt à divorcer avant même de t’être engagé. D’ailleurs, Sigrún, tu ne l’as pas demandée en mariage ?

 - Ah Sigrún ! Si tu savais… On s’aime autant qu’on se hait. C’est là une alliance si compliquée que seuls nous-même pouvons prétendre savoir oú nous en sommes dans les péripéties. Il ne faudrait pas que la loi ait à s’en mêler.

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