Des crocs rouges à la maison

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 Je suis rentrée de mon périple européen début décembre. Après avoir repoussé sa venue à plusieurs reprises, Bilal a fait son apparition dans la maison familiale, comme prévu, en plein mois de janvier. Mes parents étaient surpris qu’il fasse tant de kilomètres pour visiter la région en cette période la moins vivante de l’année. Le Périgord est une destination qui attire les touristes, mais les petits villages si charmants en été se trouvaient alors déserts. On y respirait l’humidité et le silence. La silhouette des arbres dépouillés se détachait sur le ciel blanc. La venue de mon invité me rendait un poil nerveuse. Je désirais être à la hauteur de l’accueil qu’il m’avait offert, cependant, je ne savais pas trop comment nous allions occuper son séjour.

 Nous avons libéré la chambre de ma sœur pour qu’il puisse y dormir. Ma mère et moi cuisinions de bons plats et nous avons emmené Dalil en promenade dans les villages alentour, même si la saison n'était pas idéale.

 Un après-midi, nous avons fait une longue randonnée tous les trois avec ma sœur Ninon. La forêt n’offrait pas grand chose à voir, que des nuances de gris et de marron. Les branches mortes humides craquaient sous nos pieds. Je me souviens avoir trouvé le temps long. Tantôt j’en avais marre de ses monologues et je sentais que ma sœur aussi, tantôt le silence était pesant. De plus, lorsque j’avais du mal à me repérer sur le sentier ou que je commettais des erreurs de conduite pendant le trajet en voiture, je sentais son regard focalisé sur mes failles. Cela se passait au delà des mots, une sorte de nuage menacant planait dans la voiture. Je voyais mes nerfs se crisper silencieusement, alors qu’il se contentait de me sortir son éternel “Eeeeeasy, détends-toi. Je suis heureux d’être ici avec toi et ta famille, quoi que nous fassions.”

 À la maison, pendant que nous étions à table, il monopolisait la parole. Ce qui me semblait inévitable, puisqu’aucun d’entre nous ne pouvait rivaliser avec lui en bavardages. Il avait sans cesse de quoi impressionner la galerie. Parallèlement, il se montrait comme un homme qui aimait vivre dans la plus grande simplicité, en cultivant le partage et en maintenant un train de vie rigoureusement sain. Il ne ratait pas une occasion pour nous exposer ses principes : se lever tôt, travailler, être toujours impeccable, généreux et plaisanter.

 Ainsi, il se couchait à dix heures du soir et se levait à six heures tapantes. Il enfilait ses crocs rouges et se dirigeait d’un pas fluide et précis vers la cuisine. Là, il prenait le petit-déjeuner avec ma mère en lui faisant des confidences, comme à une tante. Un matin, il lui a fait part de son histoire avec Léonore et dépeint sa rencontre avec moi. “Lorsque je l’ai vue pour la première fois arriver devant moi, à l’aéroport, j’ai ressenti comme un vent frais. Je me suis senti vivant. Mon coeur battait si fort.”

 Il avait amené son drone, et quand mon père rentrait de sa journée, il le parasitait avec des démonstrations dans la maison ou dans le jardin. Le bourdonnement technologique effrayait la chienne, Tulipe, contrainte de se réfugier sous l’escalier.

 Globalement, la présence de Bilal divertissait mes parents. De son côté, il essayait de tisser un lien étroit avec eux, malgré leur anglais appauvri. Avec ma mère, il jouait les hommes sensibles et faisait le ménage à sa place. Quant à mon père, il jouait avec lui au héros pour qui la vie n’avait pas de secret. Un soir, il est allé jusqu’à lui dire “Mon père est mort quand j’étais petit. J’ai dû grandir sans lui et je ne m’en suis pas mal sorti. Mais sincèrement, je t’apprécie tellement que j’aurais envie de te considérer comme mon père adoptif”.

 En revanche, ma sœur Ninon ne se laissait pas particulièrement charmer par ses numéros. D’ailleurs, son opinion s’est définitivement ternie le soir où elle avait dû intervenir de vive-voix contre ses propos favorables à la colonisation des occidentaux dans le monde.

 De temps en temps, il me donnait une accolade dans un coin de la maison, de manière à ce que mes parents s’imaginent une proximité entre nous. Cela me mettait un peu mal à l’aise, mais je ne le repoussais pas. Je souhaitais rester bienveillante, et faire que la semaine reste harmonieuse pour tout le monde.

 Le jour de son départ, ma sœur et moi l’avons accompagné à la gare. Il disait être infiniment triste de nous quitter, et projetait déjà de nous rendre visite l’été suivant.

"J’aimais déjà beaucoup la France, mais depuis que j’ai rencontré votre famille, je me sens encore plus uni à ce pays. Si je dois passer du temps ailleurs qu’en Islande, ce sera uniquement en France. Où d’autre voudrais-tu que j’aille ? La France et l’Islande, c’est largement suffisant pour le reste de ma vie. J’ai dit à tes parents qu’ils étaient les bienvenus chez moi. Je les hébergerai et leur laisserai ma voiture quand ils voudront visiter. J’espère tous vous y voir ! Quant à toi Juliette, bon voyage en Asie, et n’oublie pas de m’appeler. Tu peux m’appeler tous les jours ! Puis, si jamais tu as besoin d’argent, où que tu sois, tu me le fais savoir et je te prêterai ce qu’il faut. Dernière chose, quand tu reviens en Islande, ne t’inquiète de rien, je serai là pour toi. Je serai là pour t'aider à trouver du travail et un hébergement."

 Son train parti, j’ai éprouvé un soulagement. J’avais rempli ma mission d’accueil et ne le reverrais qu’au printemps. J’avoue qu’encore une fois, je comptais sur son appui pour ce qui concernait ma venue en Islande. Bien que consciente de ses attitudes parfois étranges, j’admirais son état d’esprit serein et au-delà de tout obstacle. Il avait une telle confiance en la vie, et la certitude que toute idée était réalisable. Cela me motivait à passer du temps avec lui, afin de m'inspirer de sa manière de concevoir la vie, comme un jeu où tout est possible.

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