Confidences sur la presqu'île

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 Bilal nous a rejoint en début d’après-midi, en sortant du travail. Il semblait heureux de me voir et aussi pressé. Nous avons fait un court trajet en voiture, et il s’est garé près de la mer. Le temps était humide et brumeux. Il n’y avait personne. On entendait le silence vivant de la nature. Un grand espace de prairie s’étendait très loin en une péninsule dont on ne voyait pas le bout. Je me suis tout de suite mise en marche dans cette direction.

 Le ciel était gris, la plage faite de sable noire et de pierres volcaniques. Des ondes se dessinaient avec précision sur l’eau calme et limpide du rivage. On y voyait les algues onduler au rythme lent des remous.

 “Je te présente la presqu'île de Gufunes, un de mes coins fétiches", a déclaré Billy pendant que je respirais la brise et sondais l’horizon. L’air était rempli de surprises. “C’est magnifique” ai-je commenté pour le remercier. Puis sans attendre, j’ai enclenché la marche vers la presqu’île avec élan.

 Il n’y avait pas de chemin, je sentais le sol tendre sous mes pieds. Des pierres recouvertes de mousse et de lichen étaient prises dans l’herbe décoiffée. Les nuages couraient dans le ciel. On apercevait quelques goélands effectuer des plongeons aériens. Puis peu à peu, sous mes yeux attentifs, les masses nuageuses se sont écartées. Tel un voile de magie, le soleil bas a répandu son faisceau de lumière jaune sur la prairie d’herbe fanée. Chaque brindille resplendissait d’une couleur dorée. Un brasier en contraste avec la mer turquoise et la plage de sable noire. L’or solaire épousait mes cheveux au vent. Je me concentrais pour imprimer cette palette de couleurs dans mon esprit. De retour en France, il me faudrait les retrouver au pinceau. Je me suis dit que cette seule vision donnait tout son sens à mon voyage sur cette île des contrées nordiques.

 Et comme pour compléter la parade céleste, un arc-en-ciel est venu couronner l’horizon. On ne pouvait rien attendre de plus. À la manière dont on est pris du sentiment amoureux, le cœur en expansion, je me sentais comme prise de vertige du haut d’une falaise. Noyée dans la seconde intense qui précède une chute libre. Ce n’était pas de la peur, mais un trac ; qui prend aux tripes, sert la gorge et donne les larmes aux yeux. J’étais au bout du monde et caressais l’instant. L’Islande, royaume des cieux. Faites sonner les cloches !

 J'avançais en marquant des pauses pour m’imprégner de ce présent. Mon partenaire me laissait galoper devant lui en respectant mon silence émerveillé.

 Au bout d’un moment, sans pouvoir se retenir davantage, il a fini par relancer la conversation.

“Ta démarche est celle d’une personne forte, on dirait que rien ne saurait t’arrêter !

- Ce paysage est invraisemblable ! Je te remercie vraiment de m’avoir emmenée ici. Quand je vois toute cette beauté, ça me donne envie de courir les bras ouverts, ai-je répondu en déployant mes ailes et mon sourire.

- Sérieusement, Juliette, ta démarche a quelque chose de spécial, qui en dit long, a-t-il ajouté. Et je ne dis pas ça pour te flatter. J’ai emmené d’autres touristes ici avant toi, mais ceux-là sont vite blasés après quelques photos. Toi, tu vis à fond, tu ne laisses aucune partie de ton corps sans vie. Tu es musclée et tu marches avec la ferveur d’un pèlerin. Vois-tu, après les avions, l’esprit humain est mon objet d’étude favori. Comme j’ai la chance de connaître en profondeur plusieurs cultures, je suis assez doué pour cerner les personnes qui croisent mon chemin. En particulier, je repère facilement l’endroit où elles se sont inventé des limites qui les empêchent d’avancer. Or, je t’avoue que jusqu'ici, j’ai peine à me définir où se situent les tiennes.

- Personne n’est parfait. Là, tout de suite, sous ce soleil, si je rayonne, c’est sans aucun mérite. Dans la vie de tous les jours, je suis mise face à mes lacunes, comme n’importe quel être humain lambda.

- Pour être honnête, je ne perçois pas encore lesquelles. Ma question n’a peut-être pas de réponse bien nette, à ton jeune âge, mais si je te demande de m’éclairer un instant ? À quelle occasion as-tu constaté le plus ces barrières qui sont les tiennes ? À quel moment t’es tu sentie trébucher sur tes propres chaines, si tu devais choisir un exemple ?

- Ai-je atterri entre les mains d’un thérapeute ? fis-je ironiquement.

- Tu vois, Juliette, lorsque j’avais ton âge, j’étais habité par des élans, des rêves et des ambitions, tout comme toi, et cette énergie encore intacte pouvait soulever des montagnes. Seulement, avec du recul, j'ai compris que je ne l’utilisais pas toujours au bon endroit, car il me manquait un précieux élément. Je n’avais pas appris à me connaître moi-même… C’est pour sonder où tu en es que je te pose la question.

 Son interrogation venait semer le trouble dans mon euphorie. Même si je passais mon temps à constater mes imperfections ; le fait de les formuler devant quelqu’un que je connaissais à peine était difficile. On faisait un saut dans mon intimité. J’ai respiré et regardé successivement mes pieds en marche et l’horizon.

- Depuis que j’ai quitté les études pour voyager, j’ai la sensation de vivre la vie avec beaucoup plus d’intensité. Je fais tout simplement ce qui me plaît. J’ai réalisé le rêve qui m’habitait depuis plusieurs années : partir seule pour un long voyage en Amérique du Sud. J’ai même étendu ce rêve dans le temps et sur d’autres continents. J’y ai découvert que je possédais les ressources pour m’en sortir presque en toutes circonstances. Cela m’a donné la confiance qui m’a longtemps fait défaut. Maintenant, à première vue, tu dirais que rien ne m’arrête... Mais en réalité, dès lors que mes choix entrent en désaccord avec les attentes des personnes qui me sont chères, je finis souvent par ne plus savoir ce à quoi mon coeur aspire et je renonce à ce qui m’habite. Aujourd’hui, le fait que je sois là en train de vivre cette aventure est une petite victoire, c’est clair ! Disons que les circonstances m’ont été favorables… mais la vie m’attend au tournant. Chaque fois que je place mes ambitions en priorité, je finis par me sentir coupable. Je suis capable d’hésiter à l’infini sur des choix qui ont parfois si peu d’importance. Tout ça parce que je voudrais en permanence que mes agissements conviennent à tout le monde. Mission impossible, mais je me l’incombe sans relâche.

 Animée par le sujet, j’ai commencé à lui parler de ma dernière relation amoureuse. J’avais beaucoup souffert de me laisser atteindre par les nombreuses exigences de mon compagnon :

- Quand je ne faisais pas ce qu’il voulait, il me faisait la tête et cessait de me parler pendant plusieurs jours, comme un enfant capricieux. Par ailleurs, j’ai pu constater que cela provenait de son éducation lorsqu’on est allés chez lui en Algérie. Il était l’aîné et le seul garçon d’une famille musulmane. Sa mère et ses sœurs ne lui avaient jamais rien refusé et tout le monde était aux petits soins. On ne le laissait pas toucher à la moindre des tâches domestiques. Il vivait chez lui comme un roi entouré de servantes. Elles le faisaient de bon cœur. Cela paraissait naturel et harmonieux au sein de leur organisation familiale, mais je ne pouvais pas supporter qu’il adopte le même comportement avec moi. Il fallait toujours qu’il me demande de lui rendre toutes sortes de services dont tu n’as pas idée. J’en ai honte tellement ça pouvait être ridicule. Il voulait que je fasse ses devoirs à sa place, que je lui prête de l’argent sans le lui redemander ensuite, alors que j'étais moi-même en difficultés. Le pire, c’est que souvent c’était pour s’acheter des clopes ! D’ailleurs, il n’était pas capable de fumer à la fenêtre même lorsqu’il était chez moi. Puis, lorsque j’ai fini par atteindre mes limites, j’ai dû me faire violence pour oser les refus. Il n’a pas supporté cela. Là-dessus, Billy, je ne suis pas fière. Je ne sais pas comment j’ai pu le supporter aussi longtemps alors même qu’il rechignait si je m'intéressais une seconde à mes besoins plus qu'à ses caprices.

-Je vois bien… C’est pour cela que j’ai toujours eu du mal avec les maghrébins, a-t-il enchaîné. Ils se croient tout permis et n’ont rien dans le crâne à part des plans pour arnaquer la terre entière.

Malgré l’air pur qui nous entourait, ma poitrine s’était tout à coup raidie. Il m’a fallu un instant pour encaisser ces propos pleins de haine.

- Alors, par contre, je t’en prie Bilal, pas besoin d’employer ce genre de discours pour me consoler. Les maghrébins ne sont pas tous identiques, lui était particulièrement possessif et envahissant. C’était son caractère, du moins à cette époque.

- Ok, mais tu l’as dit toi-même, ça tenait surtout à son éducation. Il y a des tendances générales au sein de chaque peuple, tu ne peux pas le nier.

- Franchement, comment réagirais-tu si je disais que les indiens étaient tous de telle ou telle manière ?

- Tu y es allée, alors tu peux te le permettre ! Je dirais même tant mieux, si tu es capable de voir ces grandes lignes. Il s’agit d'être observateur, c’est très utile, après tout.

 Aucune réponse de ma part. Cela prenait l’allure d’un point de vue raciste, ou du moins très catégorisant, comme j’en ai horreur.

-Dans tous les cas, cette expérience renferme une précieuse leçon, a-t-il conclu. Je ferai de mon mieux pour t’aider dans ce sens et t’entraîner à ne pas te laisser influencer.

 Le dialogue s’est achevé sur ces mots. Au fond, je ne trouvais rien d’anormal dans le fait d’avoir un échange profond et sans filtre avec une personne rencontrée depuis peu. C’est ce qui faisait la voyageuse que j’étais, pour le meilleur comme pour le pire. Je n'avais à aucun instant la sensation de commettre une imprudence.

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