La fraîcheur du quotidien

4 minutes de lecture

Suggestion d'accompagnement musical : https://open.spotify.com/track/7zeKLErelqdPCs1l5CHgh7?si=48dc08482ac44258


Lors des premiers mois en Islande, ma vie était à peu près la même, à cela près qu’elle était nouvelle pour moi. Je la vivais avec mon enthousiasme d’exploratrice parachutée dans un milieu inconnu, et racontais dans mon journal de l’époque:

17 mai 2019 :

7 h 30 Dehors tout est blanc. J’enfourche mon vélo et parcours la piste cyclable qui longe les ruisseaux bordés de sapinettes et de prairies enneigées. Les oies et les lapins, soigneusement enfouies dans leur pelage, forment des boules grises et noires sur la neige.

8 h Café au bureau de Timburland. Ça discute, ça fait des blagues légères haut et fort puis ça pouffe de rire. J’apprends quelques mots d’islandais avec Pétur la pile électrique, tellement électrique qu’il en a cramé ses cheveux.

10 h Vêtue d’une veste jaune fluorescente, mètre et cutter en main, je suis en train de rassembler des planches de “Helf abvörn 27 x 95 x 540”, un bois résistant à l’eau, employé pour fabriquer les terrasses. Je ris intérieurement de ce savoir inattendu. Connaître les mots Sponöplata, leiðari, þétull - des matériaux dont je n’ai jamais appris le nom en français. Si j'avais su qu’un jour j’utiliserais ce vocabulaire quotidiennement… !

13 h Affamée par le froid et le travail physique, je mange comme quatre, pendant que mon collègue déverse un flot de paroles qui rentrent par une oreille et sortent aussitôt par l’autre.

15 h Pas de client. Au chaud dans le bureau, je regarde à travers la grande vitre les gros flocons de neige voler sans jamais se poser.

15 h 10 De la grêle bombarde, oblique. Alors que nous sommes en train de remplir la remorque de planches 45*145, mon collègue, ancien militaire maladif d’organisation s’exclame: “Fucking unscheduled rain !”. Le fou-rire me fait savourer ces instants.

15 h 30 Quelques nuages dans le ciel bleu.

17 h. Les collègues de l’entrepôt voisin squattent le bureau, du hip-hop dans l’enceinte portative. La fatigue se transforme en joyeuse folie du vendredi soir.

17 h 40 Je vide les poubelles dehors dans le grand container pour passer le temps. Je suis fière d’avoir instauré le tri du plastique et du bois dans cette grosse entreprise où j’ai mis les pieds depuis à peine un mois.

18h Le vent me propulse sur mon vélo. Je longe la mer et m’arrête sur un rocher basaltique sombre. À cet instant, les montagnes sont blanches et visibles jusqu’au sommet. À l’horizon, la petite île de Viðey prend l’aspect d’une tache sombre. La mer est lisse et réfléchit des nuances argentées et bleu clair. Délicatement, quelques gouttes de pluie viennent parsemer d’auréoles cette calme étendue. Je reste immobile, le cœur en extase. Derrière moi, des touristes circulent emprisonnés dans leurs capuches.

18 h 30 Mes amis indiens m’accueillent avec du thé vert à la cardamome. La musique bollywood de Qadir accompagne le rituel. Qadir, la grande tige au regard profond. Un spécimen adorable et touchant. Il profite de son temps libre pour pétrir la pâte à pain d’un geste sportif. Sur la plaque électrique, une marmite d’agneau aux légumes mijote à feu doux. Le couvercle est surmonté par une pile de vaisselle lourde qui maintient la cuisson à l’étouffée. Depuis que je suis arrivée, il m’a déjà demandé quatre fois comment j’allais et qualifiée d’autant de surnoms différents. Bien que tourmenté par sa situation irrégulière, il affiche un rictus toujours prêt à la rigolade à chaque fois qu’il me regarde.

 Anoush, son colocataire, nous offre une fraîche apparition. Les cheveux encore mouillés et imbibés d’une odeur de shampoing. Il prend ses aises sur le rocking-chair, jambes écartées dans un jogging rouge, et d’épaisses chaussettes aux pieds. Ses yeux dessinent une courbe dans ma direction sans impliquer sa tête. Il me jette son sourire de mec irrésistible et lance une réplique en ourdou qui déclenche le rire de son ami. Je sais que je peux aller me gratter pour l’option sous-titres.

20 h 30 Une odeur délicieuse s’échappe de la marmite. Quatre pages de journaux en guise de nappe sur le tapis, on s’installe en tailleur, prêts à honorer l'œuvre traditionnelle inédite. On déchire des morceaux de naan chaud avec lesquels on écrase et saisit la viande et les légumes fondants, accompagnés de yaourt frais.

21 h 30 Retour à vélo. Le vent se répand comme des coups de pinceaux invisibles sur la mer en tension. Le paysage a changé de couleur. Les masses de nuages gris sombres cèdent quelques espaces à un ciel rose. Le vent siffle, claque, fouette, presse les nuages et tourmente les équilibres.

22 h Me voilà de retour dans mon logement provisoire. Mon colocataire est occupé à geeker avec son meilleur ami en poussant des râles et des gloussements.

23 h Se retrouver seule avec accès à ses réserves de croquettes chocolatées en tous genres dans les placards… J’ai l’impression d’être mue par des forces obscures qui conduisent ma main à piocher dans toutes les cochonneries alentour. Délit à caractère récidiviste, malgré les auto-remontrances qui tapissent mon esprit au moment de l’action.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Brioche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0