Prologue - Au rayon des clous

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Suggestion de musiques pour accompagner ce chapitre :
1. (sans paroles) https://open.spotify.com/track/6n0E5CPhtGPLW1544OlSTg?si=e748639263224efa

2. (avec paroles) https://open.spotify.com/track/44P75p1gtECmB1T1eJ7tFy?si=c38f5149d1814ca9

Je suis née un lundi matin de printemps à six heures précises, prête pour tous les départs. Sous le signe impulsif du bélier, j'ai répondu aux appels de l'ouest et de l'est du globe. Allez savoir pourquoi, c'est en Islande que j'ai choisi de poser mes bagages pour de vrai. Pays nu sans arbre, où l’hiver dure six mois, plongé dans une obscurité favorable à la dépression. Bien sûr, on y trouve également des aspects très plaisants. Il arrive qu’en ouvrant ma porte les soirs où l’air est calme, m’apparaissent de mystérieuses traînées vertes et violettes dans le ciel noir. Les fameuses aurores boréales. Celles qui dansent et écrivent le langage de Dieu. Un présent réservé à ceux qui vivent dans le froid, privés de soleil.

 J’ai les cheveux courts et rouges cuivrés, telle une cinquantenaire mère de trois enfants qui fait le service à la cantine et parle avec un fort accent. En réalité, je n’ai que vingt-quatre printemps et pas de polichinelle en route. Je gagne ma vie en étant responsable du rayon clous et vis dans un magasin de bricolage. Celui-ci est peuplé de collègues bedonnants qui n’attendent pas grand chose de la vie, si ce n’est un salaire régulier, une bonne bière et de la bonne barbaque. De quoi alourdir sans scrupules leur estomac de pré-retraités.

 Il m’arrive régulièrement de me demander comment j’en suis arrivée là. Surtout lorsque je passe une journée au travail sans trop interagir avec les collègues. Je les entends s’interpeller et converser avec leurs grosses voix de descendants de vikings, le plus souvent sans comprendre leurs paroles. Leurs rires gras se déclenchent de temps à autre, sans que j’en saisisse la raison.

 De même, la clientèle est une espèce à part entière, faite de paluches durcies par la corne et de raclements de gorge. Quelques jeunes hommes, parmi eux, pourraient presque être sexy dans leur uniforme de chantier, couverts de poussière et de traces de peinture, un casque à antenne sur la tête. De leur hauteur inaccessible de scandinave, ils se caressent la barbe à la recherche de papier de verre ou de joint pour carrelage. Ils traînent leurs gros sabots dans les rayons, une canette de soda à la main, laissant échapper de leur gosier quelques rots sonores.

 Je ne connais rien à leur métier, mais je sais leur indiquer de mieux en mieux où trouver dans le magasin les clous pour la toiture, les vis pour le plâtre, le bois, l’acier, et parmi elles celles qui sont antirouilles, résistantes à l’électricité, la chaleur, celles à étui en plastique ou en métal. J’ignorais tout cela lorsque j’ai commencé à travailler ici. Je ne soupçonnais pas l’existence de si nombreuses variétés : les vis à têtes hexagonales, à têtes plates, têtes rondes ou encore semi-rondes comme il en faut pour les bords de fenêtre, afin que l’eau ne stagne pas et puisse s’écouler.

 “Tu devais quand même déjà travailler dans le bâtiment avant ?” m’a demandé un client français menuisier à qui j’avais indiqué les vices pour le plâtre-bois. Que nenni. Cette situation résulte d’un scénario inattendu de la vie. Est-ce que la feuille qui se détache de l’arbre sait où elle va atterrir après ses virevoltes ? Je ne pouvais pas prévoir davantage qu’une feuille de chêne mature portée par la brise d’automne. J’ai choisi de suivre le vent qui souffle loin sans retenue, ricoche sur le goudron et redécolle, tourbillonne avec les feuilles de châtaignier, roule avec les feuilles de hêtre, se prend dans les poils d’un chien en promenade. Le chien se gratte dans l’auto où l’a introduit son maître et parcourt ainsi les routes jusqu’à ce qu’une main humaine la fasse dégager avec d’autres saletés.

 La feuille que je suis aurait pu séjourner encore dans le véhicule en mouvement, mais elle s’est laissée envoûter par un puissant vortex au milieu de l’Atlantique. Loin de son chêne d’origine et de sa famille.

 C’est ainsi que j’ai débarqué sur l’île. Me voici dans les clous. Je ne l’ai pas vu venir. Certes, mon père travaille dans le bâtiment, mais pour être honnête, atterrir dans ce temple du bricolage n’a pas réveillé chez moi d’intérêt particulier. Pour diverses raisons, cela fait des mois que je laisse mon navire d’exploratrice dériver entre les rayons. Tantôt consciente, tantôt somnambule, cette errance m’a menée à infuser des connaissances nouvelles.

 Tandis que je fais le tour du magasin pour la énième fois, il m’arrive de retrouver ce sentiment d’étrangeté auquel je faisais face lors de mes périples à l’autre bout du monde. Que ce soit au Pérou, en Inde ou au Vietnam, j’étais accueillie par des personnes courtoises et bienveillantes, mais tellement différentes de moi. Imaginez un crabe qui rencontre un requin… Ça lui passe au-dessus !

 Certaines personnes se contentent de rêvasser devant des images de terres lointaines à travers un livre ou un écran, sans bouger de leur pays d’origine. Pour ma part, je voulais passer du rêve à l’immersion physique. Il me fallait éprouver la réalité des décors à travers mes sens.

 J’étais animée par l’idée que ma présence, aussi incongrue soit-elle, était une occasion extraordinaire d’apprentissage. Une cause assez grande pour me motiver à accepter l’inconfort, les trajets en bus de vingt-quatre heures, les chaleurs écrasantes, les indigestions… Ou la langueur dans une maison vietnamienne en marbre où il faut se lever à six heures pour cuisiner une journée entière le dîner familial du nouvel an, lequel sera plié en quinze minutes à table.

 Finalement, on pourrait dire que je me retrouve face aux clous comme j’étais face au Laos. Remplie d’interrogations. À la fois curieuse et étanche malgré mes efforts d’ouverture d’esprit pour tisser du lien.

 Il fut un jour où j’ai foulé le sable du Sahara. Un autre, où j’ai nagé dans le fleuve Amazone, encerclée par des dauphins roses. Encore un, où j’ai admiré le soleil se coucher sur le Mékong, en présence du Bouddha doré sur la colline. Des pépites qu’on résume en une phrase, une carte postale. À l’image de mes visites, aussi brèves qu’un mirage.

 Il m’est arrivé de parcourir des kilomètres pour visiter de tels lieux sans pouvoir y croire. C’est comme si mon passage était trop furtif pour leur donner l’épaisseur du réel. Alors que j’étais venue cueillir un trésor incapturable, je n’étais autre qu’une intruse en survol. Car les lieux demeurent, mais je ne faisais que passer.

 C’est sur une toile de fond aux couleurs du grand nord que je brode à présent mes expériences. Maintenant, rapprochez-vous. Au devant des montagnes et de l’océan, voyez les tapisseries aux couleurs vives et chaudes qui ornent ma sphère intime. Un espace où s’invitent les parfums épicés de l’Inde et l’architecture de la religion musulmane.

 Car ma feuille de chêne a élu domicile avec une feuille de manguier asiatique. Fidèle à son créateur, celle-ci se répand cinq fois par jour sur un tapis de prière pour lui rendre grâce. Une réalité devenue de plus en plus tangible, car mêlée étroitement à la mienne.

 Sa présence dans l’espace est immanquable, allongé de tout son long sur le canapé, du moment qu’il n’est pas à quelque travaux manuels ou à la cuisine. Il est concentré sur son écran de téléphone, volume à fond, me laissant profiter de bruitages et voix d’émissions en ourdou.

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