Chapitre 2 - Prague

4 minutes de lecture

C’était il y a neuf ans. Après trois années à travailler dans le réseau des bibliothèques de la Ville de Paris, il avait obtenu un poste de rêve : diriger la médiathèque de l’Institut français de Prague. Directement sous les ordres du conseiller aux affaires culturelles, il mettait en place la valorisation des œuvres françaises en Tchéquie, notamment en organisant des rencontres et des débats. Il s’agissait bien sûr de présenter des aspects positifs de la culture française qui puissent trouver écho avec la politique tchèque. Un jour, une nouvelle adhérente de la médiathèque voulut proposer un thème de rencontre. Alexandre trouvait qu’il pourrait être intéressant en effet de créer un petit groupe de lecteurs tchèques pour décider d’une ou deux rencontres dans l’année, parmi les dizaines de la programmation. Lors de la constitution de ce petit groupe, seules deux lectrices se présentèrent, une professeure de français à la retraite et Lenka, doctorante à l’université de Prague. Le jeune coeur romantique d’Alexandre s’emballa immédiatement à la vue de cette jeune femme qui s’exprimait dans un français des plus correct et qui apportait des réflexions construites sur les sujets évoqués. Trois mois plus tard, il ne pouvait plus se passer d’elle. Six mois plus tard, ils emménageaient ensemble dans un grand appartement de l’est de la ville. Alexandre dévorait la culture tchèque avec enthousiasme, désirant tout connaître de l’histoire de ce pays, voulant savoir ce que sa fiancée ou sa famille avait connu, vécu, éprouvé. Lenka était de la campagne slovaque et avait effectué une partie de sa scolarité à Brno avant de s’inscrire en doctorat à Prague, ville où elle ne connaissait pas grand monde si ce n’est un petit groupe de doctorants. Tous les deux partageaient cette curiosité de l’autre avec feu.

La langue tchèque n’est pas aisée, elle sait se montrer particulièrement avare de voyelles parfois, mais au bout d’un an, il avait acquis un niveau suffisant pour tenir une conversation minimaliste et lire des livres pour enfants – c’était déjà beaucoup. L’amour décuplait ses capacités d’apprentissage. Il parlait déjà parfaitement anglais, ce qui était nécessaire pour obtenir ce type de poste mais il avait également de bonnes bases en allemand et en russe.

Dans son métier, Alexandre programmait la venue d’auteurs français ou francophones, organisait des débats, des concerts, activait tous les leviers possibles pour attirer les Tchèques vers l’Institut. Il s’était rendu compte que l’animosité de la Tchéquie envers la Russie serait l’occasion de mener une politique de soft power facile à l’encontre de ce grand rival. En accord avec le conseiller aux affaires culturelles, il eut l’idée de faire venir un journaliste russe réfugié en France qui venait de sortir un livre sur le système Poutine. Alexis Morozov avait notamment expliqué pourquoi les services spéciaux russes avaient fait explosé des entrepôts de munitions à Lipovà, entre Brno et Prague, causant la mort de deux agents de sécurité, en 2014. Son livre avait connu un véritable succès en Europe et particulièrement en République tchèque, mais n’avait pas été traduit en Russie, bien évidemment. Lenka considérait Morozov comme un véritable héros, ici.

Les tractations furent assez longues avec l’éditeur et les conditions de déplacement et d’hébergement prirent du temps. Il fallait à la fois assurer sa protection et ne pas être trop visible. Lenka avait proposé en rigolant que le plus simple serait qu’il dorme chez eux. Finalement, il irait dans un hôtel de la banlieue de Prague, à Brandys nad Labem, dans un manoir hôtel. Morozov atterrit deux jours avant sa rencontre publique car les renseignements tchèques souhaitaient s’entretenir avec lui, en présence de l’ambassadeur de France, comme il est coutume de faire en pareille occasion. Tout était calé. Les inscriptions pour la rencontre avaient fait le plein. Ce serait une excellente soirée.

Hélas, lorsque l’ambassadeur arriva au manoir vers midi, Morozov était mort. Crise cardiaque. On l’avait vu prendre son petit-déjeuner le matin même, mais il n’était plus reparu ensuite. Dans cette situation extrêmement embarrassante pour tout le monde, mieux vaut n’accuser personne, reconnaître la mort naturelle, telle qu’elle se présente, tandis qu’une enquête est menée dans l’ombre pour vérifier le parcours de Morozov et les personnes qu’il aurait pu croiser. L’affaire fit un peu de bruit localement, mais il n’y eut finalement pas plus de vagues que cela. L’autopsie ne put rien prouver et l’affaire fut classée sans suite. Cela arrivait que des gens fassent des crises cardiaques, et Morozov en avait déjà fait une deux ans plus tôt, d’après ses médecins. Cela tombait mal.

Toutefois, l’Ambassadeur se dit qu’il y avait sans doute quelque chose à faire avec les écrivains russes et chargea Alexandre de réfléchir à un autre auteur, moins politique que Morozov. Il y en avait plein. L’Ambassadeur envoya Alexandre à Paris pour rencontrer des éditeurs et auteurs russes, afin de mieux préparer cette nouvelle soirée. Ainsi, le jeune bibliothécaire fut amené à faire plusieurs longs séjours en France l’année qui suivit, au grand dam de Lenka. Il réussit à programmer un écrivain exilé depuis trente ans, qui n’avait rien à voir avec Vladimir Poutine, même s’il ne s’empêchait pas quelques piques à son encontre. En tout cas, ses œuvres évoquaient plus la guerre froide que l’époque contemporaine et son talent n’était pas reconnu en dehors des frontières hexagonales. Il s’exprimait d’ailleurs mieux en français qu’en russe, aujourd’hui, confessait-il, même s’il se rendait encore régulièrement à Saint-Pétersbourg, ville qu’il avait quittée à vingt-trois ans pour finir ses études de littérature à la Sorbonne. Un bon client des rencontres littéraires. Igor Noutinski viendrait durant l’été, tout était prévu. Rien d’inquiétant a priori. Il serait logé dans un autre hôtel. Cependant, son prochain livre, dont la parution se ferait à la rentrée, parlait très explicitement de la corruption dans un pays imaginaire de l’Europe de l’est, dont les ressemblances avec la Russie ne pouvaient pas être fortuites. Le président du pays lui-même paraissait un double de Poutine. Toutefois, comme ce livre n’était pas encore connu du public, peu de chance que cela puisse être une menace pour le régime russe. L’éditeur l’avait transmis pour info à l’Institut français, en format presse. Alexandre l’avait lu, le conseiller l’avait lu et l’Ambassadeur lui-même l’avait presque lu.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Gracchus Tessel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0