Blanc comme neige en enfer

de Image de profil de Nell GabierNell Gabier

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Il est des lieux tourmentés et prédestinés au tragique, et quand le malheur les accable, on ne peut que crier à la fatalité. Il en est d’autres, au contraire, qui attirent la paix, le bien-être, la félicité. C’est la logique des choses et l’être humain ne peut que rarement intervenir. Il participe un peu, subit beaucoup. Parfois, et plus souvent qu’on ne le croit, il arrive que cette logique s’embrouille, confonde les donnes.

Prenez le hameau des Fanges, dans un coin perdu au fond des Pyrénées. Je ne crois pas qu’il figure dans un quelconque ouvrage géographique ou touristique. Il est trop haut niché hors de portée des autoroutes. Livré aux sangliers, aux ronces et au chiendent, ils y règneraient en maîtres absolus si ne vivotait pas dans les vieux murs de la maison Bousier, le fils aîné.

Imaginez : quoi de plus paisible qu’un hameau de montagne. Quand j’aurai précisé qu’au début de cette histoire, il est envahi par la neige, vous n’y tiendrez plus et vous précipiterez chez votre agent de voyage pour y louer la ruine écolo qui vous retapera la santé pendant vos congés payés.
Pourtant malgré l’air pur, ce n’est pas une sinécure.
Le décor est placé et ce n’est pas du carton-pâte. C’est de la pierre, de la bonne vieille pierre qui pourrait ramener gros si le fils Bousier, seul maître de céans, ne dilapidait pas les sous des rares touristes danois ou allemands, dans les poches d’autres touristes, marocains ou colombiens. C’est qu’il n’est pas raciste, le fils Bousier ! Il vendrait bien l’artisanat rustique du monde entier à tous les badauds à pèze pourvu qu’il puisse replacer le pognon dans son commerce aux coûteuses illusions. Et ses parents là-dedans ? Bah, leurs vieux corps se sont barrés en claquant la porte d’ici-bas sans les prévenir. Alors, main dans la main, ces deux âmes blanchies aux cendres du foyer conjugal s’en sont doucement allées rejoindre d’autres galères.

Leur fils est donc seul. Il sniffe et, à l’occasion, deale. Ce n’est pas dit dans le scénario, mais à tous les coups c’est sûr. Sniffant au-dessus de ses moyens, il regarde bêtement la neige gommer la ligne d’horizon. Comme le rustre a eu une enfance de montagnard, regarder les flocons tomber lui rappelle quand il était petit, quand il croyait que cette simple intempérie était le savon qui s’échappait du ciel, quand celui-ci lavait son bleu, usé par les diverses successions des saisons, des changements de temps et de jours. Ce tendre souvenir soutire à notre mécréant, un moment repenti, la larme de l’émotion. Une seule devrait suffire, une autre pourrait le convaincre qu’il vit en pleine connerie.

Saisi par une soudaine envie d’air pur, il attrape son fusil, fidèle compagnon des jours blêmes, vécus à coups de règlements de compte. Harnaché dans sa parka au col de castor élimé troquée sur un marché aux puces, il glisse ses panards aux ongles incarnés dans des galoches dont les semelles, paraît-il, font ventouse sur la glace. C’est vrai que c’est efficace. Le voilà sur le pas de sa porte. Indifférent au froid qui gèle à grande vitesse l’eau stagnante du terrain vague qui lui sert de jardin. C’est d’une démarche de yéti, veule et borné, qu’il s’en va vers ce qui le préoccupe. Tel un vautour, il enfouit ce qui lui sert de tête dans ce qui lui reste de corps, une fois mis à part les côtes cassées, les tatouages classés « X » qui cachent ses cicatrices, la dernière étant une estafilade dentelée, faite des points de suture cousus sur son cou récemment malmené. Tout ce fatras de barbaque se serre les coudes pour maintenir ensemble des morceaux qui, jusqu’à présent, lui ont toujours été restitués. C’est que les temps sont durs pour les malfrats de son acabit. Dans le temps, il n’y a pas cinq années, c’était les jeunes qui montaient jusqu’à sa masure pour se procurer leur cure. C’était eux qui se payaient les dix bornes à travers la forêt ; encore eux qui usaient leurs semelles contre les silex de ce foutu chemin, le bien nommé Sentier du Diable. Las, la roue tourne et c’est lui maintenant qui est dans le pétrin et qui doit leur lécher les bottes à ces putains de blancs-becs. C’est ça ou crever la gueule ouverte. Faut avouer que dans le choix
c’est jouer la restriction. Alors pour remplir ses vieilles caries il se tape la route.

Oh, quand il était mioche, ce n’est pas cette balade qui le faisait plus chier. Elle était même fort à son goût. En fait, il la connaît mieux que tout le monde cette charmante virée, car c’était le sentier officiel de son école buissonnière. En dix bornes, il avait largement le temps de décider s’il allait élimer son cul sur les bancs sales de la classe ou contre l’écorce des arbres, à la recherche de quelques œufs à gober. Je laisse à votre esprit perspicace l’infinie jouissance de trouver la réponse. Il avait eu tout le temps nécessaire pour les observer, les petits animaux de nos forêts et campagnes. Il connaissait tout sur les mœurs de la buse, de la martre et de sa proie l’écureuil, du renard ou du sanglier. Combien de fois était-il resté immobile, planté au milieu des cailloux, à écouter pendant des heures les trilles du rouge-gorge, de la fauvette ou de la charmante mésange. Il savait bien que ces doux chœurs printaniers n’étaient qu’une frime esthétique au service de la défense du territoire. La nature n’a rien à foutre de l’art. Elle ne sert qu’une seule cause : apprendre à vivre et à survivre. Pendant toutes ces saisons passées à épier le comportement des bêtes, le mouflet avait bien retenu les leçons. Et il envoyait paître, à juste raison, les adultes qui essayaient de lui prouver le contraire. Aussi, aujourd’hui, toute la magie qui façonne le paysage où déambule péniblement notre bonhomme n’a aucun impact sur sa cervelle blasée. La neige retient de son passage de profondes empreintes, et les branches des taillis, frôlées par sa lourdeur, secouent des paquets silencieux qui s’écrasent derrière lui. En bas, dans la plaine autour du grand fleuve invisible, des corbeaux s’interpellent. Le ciel est habité de mauvaises intentions. Il neigera ce soir ou demain et le plus tard sera le mieux afin qu’il puisse finir sa tâche et revenir à la turne. En fait, loin de s’émouvoir sur la blancheur environnante, ses neurones d’enfoiré lui jouent la grande nostalgie. Elle était bien Paulette, pourquoi l’avaient-ils butée l’an passé ? C’était une meuf bien roulée, qui avait de la conversation, juste la quantité et la qualité qu’il lui fallait. Du sur mesure, quoi ! Elle était courageuse et tout. Certes un peu obtuse quant à certains principes, mais dans l’ensemble elle lui convenait plutôt. Ils avaient même fait un loupiot. Pas exprès bien sûr, mais quand même, ça compte. Le lardon allait naître au printemps, mais ils l’ont butée en plein hiver. D’une pierre ils ont fait deux coups. Bien joué les mecs. Et tout ça pour quoi ? Pour de la came qui n’avait pas été livrée à temps. Dans leurs cerveaux tronqués, ces connards n’avaient pas pu imaginer que le trafic, c’est comme les trains : ça peut avoir du retard. Alors voilà, lors de leur montée au taudis du dealer présumé fautif, ils avaient joué de la menace et de la torture auprès de la taulière enceinte pendant que son homme était absent. Il l’avait retrouvée dans un état que je n’oserai vous décrire et juste avant son dernier soupir, elle avait eu le temps, sur l’origine de son mal, de l’affranchir. Il savait pour quoi, il savait par qui. Lui restait plus qu’à se venger.

C’est pour ça qu’il a un peu la tête ailleurs en ce glorieux jour de beauté immaculée. Il n’en a même strictement rien à foutre. Pendant ces dernières semaines, il avait dû ravaler sa rage car le trop pressé avait été alpagué par les poulets pour une autre affaire et ce sont ses amis qui le lui avaient appris. Il avait dû attendre la libération du fautif. C’était chose faite depuis hier soir et pour le transformer en surgelé, c’était la bonne saison. Pouvait pas mieux tomber. On ne peut pas dire qu’il a un plan ; tout sera dans l’improvisation. C’est vrai, quand il prévoit, c’est toujours raté. Là au moins, il n’y aura pas de mauvaise surprise.

Le chemin accentue sa pente, ses pas ne sont plus très sûrs, la neige trompe la vue de l’homme des bois pourtant averti qu’il est. Pour éviter la chute, il s’accroche aux ronces qui transpercent ses gants. Ses mains doivent être rouge sang. Merde ! Il est en train de se faire avoir comme un bleu. Pourtant, il la connaît cette neige. Quand elle vient de tomber, on dirait que la terre polluée cache ses misères sous un manteau d’hermine, telle une fausse vierge à marier. Tout est vaporeux, irisé, idyllique. Sous ce tas d’innocence virginale, des crimes odieux se trament, s’exécutent. Mais la beauté rend amnésique, on oublie et on
admire. Plus tard, quand le beau miracle se sera mué en boue sale et verglacée, la mémoire reviendra, mais il sera trop tard. La blessure, prise dans la glace, s’éternise et le sang à jamais fixé dans la coulée brunâtre signe la cicatrice du temps. Et puis au printemps tout disparaît. Les belligérants, survivants du drame hivernal, se serrent les pognes et se lancent des « tchao, à l’an prochain ! ». La neige est une magnifique sangsue, un vampire aux dents blanches qui hypnotise toute vie. Notre homme en a maintes fois réchappé et c’est à pas de loup qu’il s’approche de la cabane où gîte sa future proie. La cheminée distribue sa fumée âcre et parfume au feu de bois les alentours. Il en prend plein le blase et retient comme il le peut un éternuement qui pourrait rendre suspicieux l’infâme. La neige enveloppe le crissement de ses bottes. L’autre n’entendra pas.

Le justicier se plaque contre un mur, se tasse contre les briques rugueuses, s’y griffe et s’y cogne, se faufile et s’abaisse au-dessous de chaque fenêtre. Soudain, il bloque sa respiration, pour mieux entendre celle de l’autre. C’est qu’il l’entend haleter le salaud, et drôlement fort encore. Quand même, avoir si peu de pudeur. L’ennemi est occupé avec une dame. Il a raison, ça réchauffe et ça entretient la forme. Le tueur lève la tête et jouit du spectacle. Tout absorbé à sa tâche, l’autre ne se rend compte de rien. En fait, leurs souffles changent de tempo.
Il ajuste son tir. Leurs rythmes s’accélèrent, leur danse du ventre est synchro, les reins se choquent, s’emboîtent. Soudain, un spasme secoue leurs carcasses. Ils ont trop joui, se sont éclaté le thorax.
Il n’y a pas à dire : baiser le jour de sa mort est vraiment un mauvais sport.

Policier
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Blanc comme neige en enferChapitre2 messages | 8 ans

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