Des morceaux de ciel - 1

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Te souviens-tu, Caei ?

À ᴘᴇɪɴᴇ. Cᴇ ᴘᴏᴜʀʀᴀɪᴛ ᴇ̂ᴛʀᴇ ʟᴀ ᴠɪᴇ ᴅᴇ ᴏ̨ᴜᴇʟᴏ̨ᴜ’ᴜɴ ᴅ’ᴀᴜᴛʀᴇ.

Eᴛ ᴛᴏɪ, Kᴀʀᴇᴢɪᴀʟ, ᴛᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs-ᴛᴜ ᴅᴇs ᴋʏʀɪᴇʟʟᴇs ᴅ’ᴀ̂ᴍᴇs ᴏ̨ᴜɪ ᴘᴇᴜᴘʟᴇɴᴛ Essᴇᴀ ? Tᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs-ᴛᴜ ᴅᴇ ʟᴇᴜʀs ᴘᴇɪɴᴇs ᴇᴛ ʟᴇᴜʀs ɢʟᴏɪʀᴇs ? Tᴇ sᴏᴜᴠɪᴇɴs-ᴛᴜ ᴅᴇs ᴍɪʟʟɪᴇʀs ᴅᴇ ᴠɪᴇs ɪᴅᴇɴᴛɪᴏ̨ᴜᴇs ᴀ̀ ᴄᴇʟʟᴇ ᴅᴏɴᴛ ᴛᴜ ᴍᴇ ᴘᴀʀʟᴇs ?

Non.

Aʟᴏʀs ɴᴏᴜs ᴅᴇᴠᴏɴs ᴛᴏᴜs ᴅᴇᴜx ɴᴏᴜs sᴏᴜᴠᴇɴɪʀ.

Le silence et l’obscurité de la forêt s’épaississaient. Si tu t’enfonçais davantage, la lumière de Mur et son reflet sur Salainashra ne t’atteindraient plus qu’à grand-peine.

Tes premiers pas ont été paisibles. Si près de l’orée, des kleshon inoffensifs peuplaient les bois. Tu as vu quelques bêtes étranges, ni animales ni végétales, dont on t’avait déjà parlé : les marcheuses, les plantes-poudre violacées et les volantes translucides ; toutes parfaitement incomestibles. Par chance, elles aussi s’abstenaient de te dévorer.

Survivre dans la forêt s’est révélé plus ardu que tu ne l’avais imaginé. Si chasser n’était pas difficile tant le gibier abondait, la petite taille de tes proies t’obligeait à traquer continuellement. Les gros herbivores, eux, ne craignaient pour leur vie qu’en face d’une horde de Dai. Tu t’es donc faite discrète.

Au fur et à mesure que tu t’enfonçais plus en avant dans la forêt, la lumière faiblissait et les sons s’atténuaient. Seule la bioluminescence des mekæntsn rompait l’obscurité. Tu remerciais tes sens qui, soumis à cette épreuve, ripostaient en affinant leurs perceptions. De la sorte, la forêt ne te paraissait plus si sombre ni silencieuse.

La nuit, tu dormais n’importe où, sans redouter l’inconfort. Il t’arrivait de creuser de petits terriers ou de fabriquer des cabanes chétives, surtout pour te soustraire à la vue des prédateurs. Les troncs massifs, quand ils étaient creux, constituaient un abri de choix, surtout lors des violents orages. Ceux qui étaient déjà occupés te gratifiaient à la fois du logis et du souper.

Les petites bêtes se raréfiaient, camouflées ou ensevelies dans l’espoir d’échapper aux carnivores énormes. La plupart se désintéressaient d’une Dai maigrichonne, mais certains ne se montraient pas si exigeants.

Sans le soutien du clan, tu devenais une proie aisée.


*


Une fois, un gros apalu s’est assis au pied du marux où tu t’étais assoupie. Il attendait que tu quittes ton abri pour te croquer. D’un seul coup de mâchoire, il pouvait séparer ta tête et tes jambes du reste de ton corps. Tu n’avais d’autre choix que de patienter, blottie en hauteur dans la large cavité.

Ton repas précédent remontait déjà à l’avant-veille. La soif et les protestations de ton estomac te faisaient regretter le clan. Au jeu du plus inlassable, l’apalu l’emporterait ou bien tu agoniserais dans ce creux d’arbre. Tu as vidé ta gourde et t’es allongée pour économiser tes dernières forces.

Tu as maudit ta bêtise. Tu avais cru périr de la main de Baraghi ou dévorée par un meikæs, mais cette mort-ci, lente, languissante, n’était pas digne d’une Dai. Et pour cause, as-tu pensé, cette mort inutile et timorée est celle d’une akci.

Il te suffisait de sauter. Les dents de l’apalu se renfermeraient sur ta nuque et c’en serait terminé de ton existence abjecte. La douleur serait intense, mais ensuite, tu ne sentirais plus rien. Et rien, c’était enviable.

Tu nourrirais l’apalu et les charognards, mais personne ne se souviendrait de toi en allumant un feu sous ta dépouille.

Au moins, les vers feraient un long festin de toi.

Qu’avais-tu espéré accomplir, seule, affamée, pourchassée ? Qui étais-tu pour t’opposer au Naræs ? Quel avenir avait une akci sans clan ? Tu pouvais sauter, embrasser ta fin et prétendre décider de ton sort.

Tu es restée figée. Irrésolue à plonger vers la mort. Incapable. Incapable !

Un vieux paradoxe dai qui prenait enfin tout son sens t’est revenu en mémoire. Trop fort pour mourir ou trop couard pour se tuer ? L’idée t’a réconfortée : sang pur ou pas, tu n’étais pas la première à craindre que ton attachement à la vie n’émane de ta lâcheté.

Tu as été irritée, comme tes ancêtres avant toi, de laisser la peur dicter tes actes, mais tu as bientôt réalisé le calme de ta respiration. Tu ne tremblais pas. Ton cœur battait lentement, régulièrement. Tu n’avais pas peur. Tu ne redoutais ni l’apalu ni la mort.

Tu n’étais pas lâche, tu n’étais pas une farrꜵc.

Dès que tu t’es remise à croire en ton propre courage, le prouver par ton trépas n’avait plus aucun sens. Calmement, tu as réfléchi à une façon de remporter l’éternel jeu de l’existence. De survivre un jour de plus.

Tu ne disposais que de l’écorce du marux. Tu en as détaché un morceau et l’as tapoté sur ton menton en quête d’une idée. Tes yeux se sont posés sur l’apalu, qui frottait désormais ses cornes sur le tronc. Sans conviction, tu lui as lancé le bout de bois sur la tête. Il l’a à peine remarqué, tournant une oreille paresseuse vers l’endroit où l’écorce avait rebondi. Tu en as jeté une deuxième pour faire bonne mesure.

Rien à ta portée ne l’effraierait. Tu as escaladé prudemment le tronc et testé la solidité du bois. Tu as envisagé de faire tomber une branche sur l’apalu, mais tes griffes et tes crocs parvenaient tout juste à les érafler. De plus, il s’était reculé dès qu’il en avait entendu le balancement grinçant.

Tu as contenu ta déception. La Dai en toi n’abandonnerait pas.

Tu as cherché un moyen d’atteindre une autre prise. Au mieux, cela repousserait le problème, mais une petite marge de manœuvre était un bon début. Seulement, les branches les plus accessibles étaient celles d’un kegex, bien trop fragiles pour supporter ton poids. Agacée que les éléments s’unissent pour mettre fin à ton existence, tu t’es tout de même approchée au plus près du sponge mouvant pour tapoter du doigt la tige la plus proche. Sans joie ni surprise, celle-ci s’est creusée au toucher. Comme pour te contrarier davantage, le kegex s’éloignait lentement.

Après le kegex, l’arbre le plus accessible était un autre marux bien plus ancien, dont les branches les plus basses étaient encore trop élevées pour t’y raccrocher en plein saut.

Tu as détaché une brindille puis l’as jetée avec hargne sur l’apalu, qui n’a pas cillé. Tu as avisé la branche sur laquelle tu étais perchée. Peu importe tes efforts, tu ne pourrais en détacher que des ramilles.

Des Dai plus forts auraient pu la décrocher. Ils auraient même lutté contre l’apalu, seulement armés de leurs griffes et de leurs crocs. Mais tu n’étais ni forte ni Dai et tu rêvais d’avoir emmené ne serait-ce qu’un couteau. Tricher dans un combat à mort n’était pas digne du clan Riao, mais tu n’étais pas vraiment Riao non plus.

Tu as secoué tes pensées. Tu n’avais aucune arme de toute façon. Mais tu t’es juré d’en fabriquer une, même rudimentaire, si jamais tu t’en sortais.

Tu as imaginé les branches du marux taillées en pointes ou serties d’un biface. Ou enflammées pour faire fuir les prédateurs.

Tu as écarquillé les yeux, comme ahurie. Tu te serais frappé le front s’il n’avait été absolument indispensable que tu te cramponnes.

Du feu ! Tu disposais d’un arbre entier ! Et si quelque chose tournait mal, tu pourrais toujours, en dernier recours, tenter de sauter vers l’autre marux.

Sous l’œil intrigué de l’apalu, tu as rassemblé autant de brindilles, de petit bois, d’écorce et de feuilles mortes que possible. Les branches que tu venais d’arracher étaient encore juteuses : si tu parvenais à l’allumer, ton feu dégagerait beaucoup de fumée. Mais ce qui était gênant pour toi le serait aussi pour ton prédateur. Tu as broyé les feuilles les plus flétries et frotté des bouts d’écorce les uns contre les autres pour obtenir une fine poudre inflammable. Tu as cherché une branchette large que tu as tenté en vain de scinder à la main, avant de gratter un long moment sur sa tranche pour en faciliter le détachement. L’encoche bien amorcée, tu as tiré de nouveau. Doucement, la branche grinçante s’est coupée en deux.

Ensuite, tu as taillé d’une griffe un cercle près du bord de la partie plane de l’une des demi-branches, puis y as posé la pointe d’un bâton que tu as fait tourner rapidement entre tes paumes. Une fumée mince a fini par s’échapper du cercle noirci sous l’effet de la chaleur. Tu as alors creusé une gouttière entre le cercle et le bord de la branche pour laisser s’écouler la cendre, puis rassemblé sous l’ouverture ta poudre d’écorce et tes morceaux de feuilles.

Tu as frotté de nouveau. Rapidement, la fumée est revenue et s’est propagée. Tu as posé ton bois sur le côté et soufflé légèrement sur la poudre, dont tu as approché les brindilles les plus fines. Aux premières braises, tu as disposé des branchettes plus épaisses et soufflé plus énergiquement.

Quand le feu a tout à fait pris, tu as réalisé que tu n’avais rien pour le déplacer. Stupéfaite par ton imprévoyance, tu as toutefois remarqué que les écorces que tu avais délaissées, plus proches du cœur de l’arbre, étaient larges et un peu plus humides. Pendant que la température montait, tu en as détaché deux morceaux. Tu les as couverts de salive pour les ignifuger puis poussé une partie du feu dans l’une à l’aide de l’autre. Tu as ensuite placé ta pelle de fortune sous celle qui servait alors de foyer et commencé la descente du marux.

L’apalu était toujours présent. Ses oreilles parcourues de tressaillements trahissaient sa nervosité à la vue des flammes. Accrochée au tronc, hors de sa portée, tu as jeté le feu dans sa direction. Il a reculé, soufflé, bramé, fait les cent pas. Tu es remontée dans l’abri, les yeux piquants, pour attraper une autre partie du brasier et le laisser tomber au pied de l’arbre, sous l’œil effaré de l’apalu. Tu as pris le reste du foyer, es descendue t’approcher de l’ongulé ; une fleur de flammes dans chaque main, ignorant les braises qui te brûlaient le poignet. La bête ruait, mais n’osait s’avancer. Elle donnait des coups de pattes et de cornes dans le vide pendant que tu criais, montrais les dents et grondais pour l’effrayer davantage.

Vaincu, l’apalu s’est enfin enfui.

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