Solidarité bien ordonnée

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Vendredi. Jour de RTT obligatoire. Le patron a choisi de ne pas refermer la boîte, avec l’argument de notre référencement APE : entretien et réparation de véhicules automobiles. Commerce essentiel. Néanmoins le chiffre d’affaires s’érode, alors les employés contribuent comme ils peuvent à l’effort collectif. RTT à la maison.

Madeline Fleury a saisi l’occasion pour m’embaucher. En vrai, je me suis proposée, parce que je me sens un peu nulle en ce moment. Avertissement gratuit : ne commencez jamais à aider votre prochain, le sevrage est éminemment difficile ! On ne supporte plus son quotidien égoïste, on jalouse les bénévoles du SPF, on finirait par se reprocher la misère du monde…

Parenthèse. Suite à la réclamation légitime d’une lectrice belge ((gros mots), les Français et leurs acronymes), vous pouvez consulter l'explicitation des initiales :

APE : Activité Principale Exercée (par une entreprise).

RTT : Réduction du temps de travail (on dit souvent Récupération du temps de travail, car il s’agit de camoufler que les salariés travaillent plus que les trente-cinq heures hebdomadaires légales en leur offrant des journées de congés qu’ils ne prendront en général pas, ou une compensation financière).

SPF : Secours Populaire Français.

Passons à la suite.

Après avoir accueilli le mobilier surnuméraire de son nouveau compagnon, la chambre d’ami des Fleury-Dubois doit être libérée. Madeline y attend un heureux évènement : la venue de sa petite-fille pour les vacances. Elle est toute palpitante, Maddy. Elle se rappelle Églantine bébé. Églantine, si c’est pas mignon ! Mignon, on verra bien. La gosse a douze ans. La rumeur (incarnée par monsieur Roger) dit que sa mère ne peut plus la blairer, au long de ces interminables journées qu’elles passent enfermées toutes les deux. Le père s’est fadé la première semaine de vacances. Madeline s’est proposée pour la deuxième. Elle se demande ce qui va lui tomber dessus. Moi, je m’inquiète surtout de l’exemple de l’odieux Roger. Vous-mêmes frémissez, n’est-ce pas ? Che sera, sera…

Pour l’heure, le vieux grigou me donne un coup de main, pendant que la maîtresse de maison prépare de quoi soutenir un siège, si j’en crois les chocs de casseroles ; à base de chocolat si j’en crois mes narines. Le but de nos manœuvres de désencombrement est d’accéder au lit une place, derrière une montagne de meubles. Ce serait simple, si ces derniers n’étaient lestés des affaires de monsieur Roger.

À la chaîne, je ferme des cartons de vaisselle, de collections de timbres, de maquettes d’avions, de costumes et descends le tout au box au fur et à mesure. Lorsque je remonte, je tombe sur le foutoir que mon « aide » a sorti entretemps, à croire qu’il multiplie les babioles, tel Jésus les carpes sur le mont Sinaï. Il désamorce mon exaspération comme il appliquerait une pommade : « Heureusement qu’on vous a, inestimable chérie ». Variantes : « précieuse amie », « ange de notre vieillesse »…

Sans doute parce qu’elle m’entend ronchonner de plus en plus, Madeline nous appâte avec un thé et un gâteau marbré à peine refroidi.

Attablée, elle se félicite derechef que la vaccination l’autorise à revoir sa famille. Je la laisse se construire une chimère qui lui fait du bien, sachant qu’elles viennent de se réconcilier après des années de brouille, elle et sa fille Myriam, la maman d’Églantine. J’ai fait la connaissance de Myriam pendant notre fête de déconfinement. C’était il y un an tout juste, quand Roger a emménagé chez Madeline. En mai 2020, et alors ? On y croyait à l’époque. Le premier qui rit prend un pain.

Pour l’heure, en un bel orchestre, mes deux amis s’honorent d’appartenir à la confrérie des papis-mamies qui permettra au pays de tenir en se chargeant des marmots, poids entravant le redémarrage économique. Vraiment, vos gosses, ils nous auront bien cassé les noisettes. Pas possible de trop les enfermer, ça a besoin de bouger malgré les PS 145 et les Nintendo SCX dont on les a couverts. Les parents finissent par leur taper dessus.

On pourrait les laisser se contaminer à l’école, leur corps gère le truc comme un vulgaire rhume, mais ils disséminent, ces petits sournois. Les profs râlent : les conditions de travail, tout ça ; cette fois ils ne veulent plus de leurs élèves. Enfin, ce n’est pas assumé en ces termes. Ils réclament que le gouvernement leur garantisse un enseignement sans risque. Des protocoles. Ping-pong-ping-pong. Les écoles de théâtre en prendraient bien quelques-uns, des élèves. Où sont-elles, les jolies colonies de vacances, merci papa, merci maman ?

Dire qu’avant, la France continuait à afficher un taux de natalité record, gage de consommation et de croissance ! Délocalisées chez les grands-parents, la consommation et la croissance. Nos vieux, sous cloche depuis un an, vont finalement crever d’épuisement sous la marée des marmots. La pauvre Madeline ! En pensant « crever », je m’enquiers pour la forme :

— J’espère qu’elle a fait un test, votre Églantine, parce que votre vaccin n’est efficace qu’après un mois.

— Ah ? réagit-elle, feignant la candeur.

— On vous l’a dit lors de l’injection, ne me racontez pas le contraire…

Elle adresse un regard piteux à Roger. Ils espéraient échapper aux réprimandes. Ils m’énervent à jouer les gamins. M’obligeant à les traiter comme tels :

— Vous vous êtes bien gardés de vous en vanter, que vous sortiez depuis deux semaines sans être protégés. Il a fallu que je l’entende hier à la radio. Quoi, encore ? m’alarmé-je en étudiant les mines honteuses. Vous me cachez autre chose ?

Lui prend un air détaché. Elle tente de replonger l’aiguille dans la botte de foin :

— On aurait peut-être dû demander à Myriam de tester Églantine ?

Je comprends ce qu’ils me dissimulent :

— Il n’est pas vacciné ! Roger, vous n’avez pas été vacciné ?

— Il a peur des piqûres, invoque Madeline.

Elle rougit, se tourne vers lui en quête de… quoi ? Il la laisse se dépatouiller, alors elle vend la mèche : il l’a attendue devant la pharmacie où je les avais déposés. Ils m’ont menti.

Il en est de pires, il en est d’meilleures, mais à tout prendre, qu’on se pende ici, qu’on se pende ailleurs, s’il faut se pendre… chantonne-t-il.

— Vous ne perdez rien pour attendre, lui réponds-je durement. Allez donc terminer de trier vos affaires dans la chambre.

Il passe derrière mon dos en attaquant le refrain : je m’suis fait tout p’tit devant une poupée… Mais qu’il est con ! Mais qu’il est drôle ! N’imaginez pas qu’il improvise, il prépare chacun de ses coups minutieusement.

Je récupère mon téléphone dans la poche de ma veste et compose le numéro que m’a donné Myriam quelques mois auparavant. Je lui explique la situation. Elle répond que c’est un peu juste pour un PCR, mais qu’elle va acheter immédiatement un autotest à la pharmacie. Elle me tiendra au courant.

Pour le coup, PCR, bougez pas… OK, je vous relaye ce que j’ai trouvé. On aura appris quelque chose aujourd’hui : La PCR, Polymerase Chain Reaction ou réaction de polymérisation en chaîne, est une technique d’amplification enzymatique permettant d’obtenir un grand nombre de copies identiques d’un fragment d’ADN.

En raccrochant, j’avise un message, vieux d’une heure :

Ton copain Kévin m’a dit que tu étais chez toi. Est-ce que tu veux bien que je passe ?

Chouette, de la main-d’œuvre ! Mais qu’est-ce qu’il foutait à l’atelier, celui-là ?

Oui ! Ne sonne pas à l’interphone, préviens-moi quand tu seras à la porte.

Joseph se pointe moins d’une demi-heure après. Portée par l’enthousiasme, j’affiche un programme bien plus ambitieux qu’au départ. Deux commodes et une armoire sont démontées, emballées sous berlues, descendues à la cave. On n'y entasserait pas un mètre cube de plus.

Monsieur Roger tourne et vire dans nos pattes comme une âme en peine. Il essaye de s’annexer un allié à coup de blagues sexistes et de camaraderie virile. Joseph, de la même façon qu’il a omis de s’étonner de son embauche en arrivant, reste tout à fait impassible, ce dont je lui suis reconnaissante. Car je craque, moi, devant le septuagénaire. Sa mine de martyr et son « Ce que femme veut, Dieu le veut ! » sentencieux, lorsque je lance dans le sac poubelle un angelot en porcelaine ébréché, provoquent mon hilarité.

Un peu plus tard, il ordonne :

— Joseph, aidez-la donc à démonter l’armoire ! Elle veut vous en mettre plein la vue, mais c’est trop lourd !

— Toujours moins lourd que vos remarques, j’articule, retenant avec peine le montant massif.

Lorsque tout est fini, je n’ai d’autre choix que d’inviter Joseph à déjeuner. On opte pour un poulet Tandoori du resto indien de la rue Lénine. Je m’interroge : est-ce que je me change ? Et me réponds : un bon lavage des mains suffira.

J’ai à peine servi nos eaux gazeuses que le livreur est à la porte. J’ouvre. Joseph me bouscule presque, porte-monnaie brandi. La partie de mon visage au-dessus du masque le convainc à elle seule de reculer. Tout de suite. Avant que je m’énerve pour de bon. À défaut d’humour, le sujet a un bon instinct de conservation et n’insiste pas.

On entame nos barquettes en silence. Je ressers une tournée de Perrier et remarque son air de chien battu.

— Quoi ?

— Tu… Je… Je ne sais pas comment te prendre.

— Les femmes préfèrent les hommes qui les prennent sans les comprendre aux hommes qui les comprennent sans les prendre.

— Comment ?

— Non, rien, du Coluche.

Il ressemble absolument à l’image que je me fais d’une personne anticipant sa sentence de mort. Il m’émeut. Je cherche la moindre trace de duperie dans son attitude. Presque, je lui tirerais la langue, pour lui arracher, enfin, un sourire. D’où il sort ? De quelle époque lointaine où le persiflage ne se tétait pas encore au biberon ?

On ne débarque pas chez une presque inconnue pour quémander de la tendresse, si ? Surtout que la tendresse ne l’a pas trop encombré, la première fois qu’il est venu ! Victime d’un coup de foudre ? Non ! quand même pas…

Heureusement, la bouteille est vide. Au long des quatre mètres qui séparent la table basse où nous déjeunons de ma cuisine, je retrouve une contenance et une voix. Une belle galopade de Raphaël, à la poursuite du trotteur de son bébé de frère, reproduit fidèlement le décollage d’un avion dans le couloir du dessus. Il lève la tête, et quand il l’abaisse, il semble redevenu normal. En picorant nos tranches de marbré, on évoque à bâtons rompus mes relations avec Madeline et Roger, avec Kévin, avec Sylvain. Pendant ce temps je gamberge. Je n’ai pas envie de réitérer l’expérience du samedi précédent. Pas envie de réfléchir aux dessous corrects dont je dispose, à l’état de ma pilosité, à la propreté des draps… Pas envie d’improviser, alors que j’ai assemblée de copro à 17 heures. Un besoin de méditer tout ça, seule.

Après avoir servi le café, je garde cette fois mes distances. Il se lève, penaud :

— Bon ben…

— Je suis désolée, je n’ai pas beaucoup de temps cet aprèm. Merci pour les bras.

Ce que tu es maladroite, pauv’fille.

— Je comprends, pas de problème.

Il se rue sur la porte, ce niais !

— Attends ! Demain soir, ça te dit ?

Je vous jure, son bonheur, juste avant qu’il ne se jette dans les escaliers, me bouleverse. Qu’est-ce que c’est que ce spécimen que j’ai pioché ?

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