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Dix heures du matin, l'équipe de développement se tient devant le tableau parsemé de post-its colorés. Des carrés orange, jaunes, bleus sont disposés en colonnes "à faire", "en cours", "terminé". Un espace "urgent" est matérialisé par un cadre rouge. Gil, responsable de produit e-marketing, vient d'y ajouter une nouvelle User-Story.

"Bonjour à tous", annonce Karl, le Scrum Master. Karl, grand mais filiforme n'a rien du physique d'un rugbyman ; son titre se rapporte plutôt à des mêlées d’esprit, chacun s'exprimant et proposant ses solutions aux problèmes quotidiens. "Je vois qu'il n'y a plus rien dans notre liste à faire. Felipe, je pense que tu vas continuer d'optimiser les moteurs de règles ; Marylou, il doit te rester à finir l'interface d'accueil. Gil a hâte qu'elle soit en ligne !" Marylou, élégante et discrète, acquiesça d'un sourire tout juste masqué. "Bien, et cette US qui vient de tomber, en quoi consiste-t-elle ?", interpella Felipe, aux tee-shirts souvent énigmatiques. Aujourd'hui, la formule était « Il n'y a que 10 catégories de personnes : ceux qui lisent le binaire et les autres ». "Oui, quelle est cette demande urgente ?" ajouta Tina, fraîchement recrutée dans cette équipe bouillonnante. Assise par terre en tailleur, l'ordinateur posé sur ses mollets, elle était en train de reprendre son code source, une fonction après l'autre, pour identifier l'anomalie qui bloquait son application depuis la veille.

Gil annonça : "En tant que client de mon application, je veux obtenir sur mon téléphone une évocation de ...". "Oh là ! Arrête tout de suite !", interrompit Karl. "Fais court, on ne rédige plus d'User Stories ainsi. Ceci, c'est le discours tenu en formation. Va droit au but. Quel est le besoin ?". Entre temps, Felipe et Tina se faisaient une joute virtuelle de prise de contrôle à distance au travers de leurs applications respectives d’hameçonnage. "Bon, euh, tu as raison, reprit Gil. Je vais être simple". Il relut quelques notes qu'il avait déjà préparées et expliqua : "Notre direction marketing lance lundi 25, c'est à dire dans deux semaines exactement, une campagne massive de promotion dans les grandes surfaces. Le thème sera : « Good vibrations », en référence à la chanson des Beach Boys". Un silence se fit. Personne ne semblait connaître le groupe dont Gil parlait. "Ça s'écoute sur les chaînes de musique ?" demanda Marylou qui levait un regard en coin de son écran. "Hum, c'est effectivement un peu passé, mais c'est la tendance de nos jours. Il faudrait que je vous fasse écouter, c'est quand même sympa. Et cela fait penser aux vacances et à la plage". "Cool" dit Felipe qui, tout en participant à la réunion, consultait son fil d'actualités. Gil reprit : "Nous devons faire en sorte que les scannettes des clients se mettent à vibrer et à émettre des sons évocateurs à l'approche des produits en promotion qu'ils ont l'habitude de consommer". "Il faut que cela soit variable pour attiser la curiosité des chalands". "Ah ! trop drôle" interrompit Tina. "Tu penses que la scannette devrait se mettre à gazouiller devant les petits pots de bébés ?". "Oui, exactement" répondit Gil qui sentait que le sujet prenait. "La question cruciale est de savoir comment on va faire pour réaliser ceci dans un délai aussi court". "Techniquement, ça me semble tout à fait possible", argumenta Felipe. "Ces petits dispositifs que nous avions mis au point il y a déjà deux ans sont équipés d'un haut-parleur. Il suffira de les charger à partir des bibliothèques de sons qui sont librement à disposition sur Internet." "Et la géo-localisation dans le magasin ?" s'interrogea Karl. Felipe avança : "Pour cela, je pense que l'on devrait concevoir un algorithme de triangulation, basé sur l'apprentissage progressif des déplacements que fera le client." "Oui, effectivement", reprit Marylou, "Je me souviens que l'on avait conçu quelque chose comme cela dans notre application de GPS piéton". "Le problème de fond reste dans le catalogue de produits et son classement, et donc de savoir où se trouvent les articles dans le magasin". "Oui, il ne faut pas que la scannette se mette à aboyer quand on approche des aliments pour chats". Gil reprit : "Et donc, qu'en est-il du catalogue de produits ? Quelqu'un sait-il s'il est à jour et si on pourra s'y connecter ?". Tina, la data-scientist de l'équipe, s'avança et commença à expliquer que les données étaient déjà prêtes car elles avaient été récemment mises à jour depuis le dernier inventaire du stock. Il ne resterait qu'une question technique d'échange de données à garantir dans le magasin ; le débit nécessaire serait considérable. Il faudrait plutôt optimiser l'algorithme de cache pour que les scannettes puissent conserver un maximum d'informations en fonction du profil déjà connu du client. "Bien, mais cela complexifie un peu notre histoire, comment peut-on estimer si on va pouvoir tenir les délais ?", interrogea Gil.

"Planning poker !", clama Karl. Felipe n'attendit pas pour sortir un jeu de cartes spéciales de la poche de son sac. Tina, n'en n'ayant pas un sous la main, se hâta de confectionner une série de pièces de papier à partir d'une feuille qui traînait là et d'y inscrire les premiers chiffres de la suite de Fibonacci, sans omettre un carte spéciale ornée du symbole de l'infini. Marylou, quant à elle, dit qu'elle allait faire avec les doigts de sa main, cela suffirait. "Alors, à combien évaluez-vous ces deux stories ?". Bien entendu, les avis divergèrent. Felipe le technicien, avait naturellement voté un petit "1" au sujet de l'activation du son dans les scannettes alors que Marylou avait préféré s'abstenir en symbolisant l'infini d'un geste large. Les votes durent se succéder jusqu'à ce qu'un consensus s'établisse et que chacun se positionne de lui-même sur les tâches qu'il allait naturellement entreprendre afin de respecter le délai imposé.

Karl, en tant que Scrum Master, reprit en main la réunion. "Récapitulons un peu, s'il vous plaît". Concernant l'User story "US10", c'est toi Felipe qui t'en charges et tu estimes pouvoir livrer d'ici mardi prochain. A propos de la nouvelle "US20", le rapprochement avec le stock, Tina et moi-même nous nous y mettons ensemble, en pair programming et on vise de livrer juste avant le 25. Marylou, je pense que tu as tout ton temps pour peaufiner l'interface utilisateur. Cela convient-il à tout le monde ?".

Un acquiescement se fit dans l'assemblée. Karl prit les deux post-its et les déplaça dans la colonne "en cours". Une nouvelle harmonie se fit dans les couleurs du tableau.

Cette dernière réunion avait été plutôt productive. Tous les participants s'éclipsèrent les uns après les autres.

En fait, ce furent des avatars qui s'évanouirent dans le décor de ce bureau virtuel. Les post-its s'envolèrent tels des feuilles mortes pour rejoindre un symbole graphique en forme de dossier qui, dans un coin de la scène, s'anima dans un mouvement symbolique de fermeture.

Gilles s'appuya sur le dossier de la chaise qu'il n'avait en fait pas quittée durant cette ultime session de stand-up meeting. Entre-temps, il avait retiré son casque de réalité augmentée ; ce geste ferma l'application. Il refit une lecture rapide du document qui avait été structuré, mis en forme, puis sauvegardé. Enfin, il l'imprima en quatre exemplaires. Il sortit de son bocal aux parois vitrées, toujours masquées par des stores rabattus et au fond duquel était affiché un diagramme Gantt composé de quatre lignes. Liasses à la main, il se dirigea tout droit vers le bureau des développeurs. "Philippe, Toinette, Marie-Louise et Charles", dit-il ; "Voilà ! J'ai terminé la rédaction des spécifications. J'ai réparti moi-même les charges de travail parmi toute l'équipe. Tout est réglé ; les points techniques sont détaillés, les algorithmes en pseudo-code sont déjà écrits. Chacun maintenant va savoir ce qu'il doit faire."

"Tout le monde au boulot ; il faut qu'on puisse livrer dans 12 jours, exactement !"

"Le projet est sur des rails", se disait Gilles.

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